LES BARRICADES DES MISÉRABLES, OU LA LUTTE DES CLASSES COMME MALADIE AUTO-IMMUNE DU PEUPLE

Quand deux soixante-huitards, nés donc quarante-huitards (dix-neuf-cent-), se penchent sur une Révolution centenaire à leur naissance, est-ce parce que ça sent très fort le 18 Brumaire ?

 

Viennent de paraître, à deux mois d’écart, Du drapeau rouge à la tunique bleue, ma biographie historique de deux mécaniciens ferroviaires, Charles Marche et Jean-Jacques Witzig, grévistes de ce Mai-là, et la déambulation vagabonde d’Olivier Rolin derrière deux chefs-barricadiers de Juin, exilés duellistes Jusqu’à ce que mort s’ensuive : Emmanuel Barthélemy, mécanicien lui aussi, et Frédéric Cournet.

Dans la distribution travestie de 1848, deux de nos personnages se sont vu donner pour nom de scène Spartacus. Lamartine décrit Marche en « Spartacus de cette armée de prolétaires intelligents » qui, le 25 février, « força les consignes, pénétra en vociférant, en brandissant toutes sortes d’armes, entoura et pressa le gouvernement ». En Barthélemy, Alexandre Herzen décelait « une soif inextinguible, à la Spartacus, d’un soulèvement de la classe ouvrière contre la classe moyenne. Cette pensée était chez lui inséparable d’un désir sauvage d’exterminer la bourgeoisie. »[1] [Bourgeoisie et classe moyenne sont alors, chez Marx également, synonymes.]

En Barthélemy, quelque chose de Spartacus, selon le Times

« Les héros, ainsi que les partis et les masses de la première Révolution française accomplirent sous le costume romain et avec des phrases romaines la tâche de leur époque », écrit Marx dans le 18 Brumaire. Ceux de la seconde Révolution avaient adopté costumes et mots de la première mais, concernant les ouvriers mécaniciens, ces êtres que leurs pères n’avaient pas connus, ils en étaient restés au romain !

Pour un troisième de nos personnages, Victor Hugo osa la mise en abyme : « il y avait en Cournet quelque chose de Danton, comme, à la divinité près, il y avait en Danton quelque chose d'Hercule. »[2] Il avait oublié, ce faisant, l’autre membre de son duo funèbre, Barthélemy. Aussi Charles Hugo, l’un de ses fils, se hâta-t-il de réparer l’étourderie : « Il y avait quelque chose de Santerre dans Cournet, et il y avait dans Barthélémy quelque chose de Hébert. »[3]

On a cité Marx mais c’est Engels qui, au lendemain même du coup d’état, avait refilé à son compère l’idée d’une répétition hégélienne de l’histoire, mais de tragique en bouffon : « piètre farce, Caussidière pour Danton, Louis Blanc pour Robespierre, Barthélemy pour Saint-Just, Flocon pour Carnot, et l’autre avorton et ses douze premiers venus de lieutenants criblés de dettes pour le petit caporal et ses maréchaux de la Table ronde. »

Bon, si on voulait trouver un peu d’authenticité, il y avait du décapage à faire.

 

Concernant les têtes d’affiche, Blanqui s’était déjà chargé de dire que derrière les farceurs, il y avait des assassins, et derrière leurs dindons des morts. Barthélemy lui ayant demandé un toast pour le banquet des Égaux, qui allait, à l’Highbury Barn Tavern de Londres, célébrer le troisième anniversaire de la proclamation de la république, le prisonnier de Belle-Île avait envoyé ceci :

« Quel écueil menace la révolution de demain ?

L'écueil où s'est brisée celle d'hier : la déplorable popularité de bourgeois déguisés en tribuns.

Ledru-Rollin, Louis Blanc, Crémieux, Lamartine, Garnier-Pagès, Dupont de l'Eure, Flocon, Albert, Arago, Marrast !

Liste funèbre ! Noms sinistres, écrits en caractères sanglants sur tous les pavés de l'Europe démocratique.

C'est le gouvernement provisoire qui a tué la Révolution. C'est sur sa tête que doit retomber la responsabilité de tous les désastres, le sang de tant de milliers de victimes.

La réaction n'a fait que son métier en égorgeant la démocratie.

Le crime est aux traîtres que le peuple confiant avait acceptés pour guides et qui l'ont livré à la réaction. »

 

Évidemment, le toast n’a pas été lu aux quelque 700 présents recensés par le Morning Post, Louis Blanc étant l’un des parrains de l’évènement, aux côtés de réfugiés blanquistes et de cette fraction de la ligue des Communistes que Marx-Engels nomment « la clique Willich-Schapper », — laquelle va d’ailleurs expulser manu militari du banquet les deux représentants de la fraction marxienne. Mais cet Avis au peuple (le titre du toast), ayant été publié par des journaux français, Louis Blanc dira d’abord qu’il s’agit d’une supercherie blanquiste : le soi-disant toast n’aurait jamais été envoyé ; Barthélémy avouera ensuite l’avoir reçu mais avoir préféré le garder pour lui ; enfin, Vidil révèlera qu’au contraire, le texte en a bien été porté à la connaissance du comité d’organisation qui, par 7 voix sur 13, s’est prononcé contre sa lecture publique.

Marx et Engels sautent sur l’aubaine, le traduisent et le diffusent à quelque trente mille exemplaires en Allemagne comme en Angleterre.

Ça donne une idée de l’ambiance dans ce petit monde de l’exil que l’on voit, lorsqu’il n’est pas en train de commémorer, passer du salon de la baronne von Brüning, sur les hauteurs de St John's Wood, — à lire Carl Schurz[4], Barthélemy y jette un froid certain —, à la salle d’armes de Rathbone Place, sur Oxford Street (fleuret, épée et sabre, y compris d’estoc, au grand dam des Allemands qui prohibent cet emploi du sabre, hélas pour eux la salle est française ! ; pistolet), — Wilhelm Liebknecht[5] y mène de fréquent assauts contre Barthélemy, et y voit Marx de temps en temps, affrontant des Français, réussir à compenser son manque de technique par beaucoup d’ardeur.

Barthélemy passera ainsi quelque cinq ans à Londres, sous les yeux des deux sexes, Madame Marx, qu’il effraye, la baronne Bruning, qu’il glace, Malwida von Meysenbug, préceptrice des filles d’Alexandre Herzen, qu’il charme : « L'impression que me fit cet homme fut si forte, que Herzen, qui l'avait trouvé très intéressant lui-même, se moqua de mon enthousiasme. »[6] Et les regards de Herzen, donc, et de Charles Hugo, de Liebknecht, futur fondateur du SPD et de la IIe Internationale, ou encore de Schurz. Tout cela hors de tout évènement, dans le cadre de la vie sociale ordinaire, ce qu’il faut pour une bonne peinture de caractère.

Par opposition, Marche ne nous est connu que dans le moment de son irruption du 25 février. Les hommes qui lui font face, Lamartine, Louis Blanc, Garnier-Pagès, etc., diront dans quels termes, sur quel ton, avec quels gestes il a revendiqué le droit au travail, et ils ne diront que cela. Sa biographie est matérialiste, tirée de ses seuls faits et gestes chacun dans son contexte, et Du drapeau rouge à la tunique bleue quasi totalement inédit.

 

La couv. de la brochure de CrimethInc (2016)

À Londres, Barthélemy était arrivé de surcroît en évadé de la prison des Conseils de guerre de la rue du Cherche-Midi, et il y finirait au bout d’une corde pour le meurtre de deux importuns qui s’étaient mis en travers de sa route alors qu’il partait assassiner Napoléon III. Entre temps, il avait été le témoin de Willich dans un duel logiquement tenu aux frontières, sur une plage belge, et le vainqueur d’un autre incongrûment organisé à deux pas du château de Windsor de la reine Victoria ; il y avait tué Cournet. Barthélemy était, de son vivant, « lionised », objet d’autant de curiosité que les lions de la Tour de Londres ; il l’est resté après son exécution, et rien que pour l’époque récente, on dispose, en anglais et à gauche, du fascicule de 36 pages d’un groupe anarchiste et dématérialisé, CrimethInc., qui l’affiche en couverture « Combattant prolétarien, Conspirateur blanquiste, Rescapé des galères, Vétéran des soulèvements de 1848, Fugitif, Duelliste, Voyou, & Presque ASSASSIN DE KARL MARX », on verra pourquoi plus loin. C’était en 2016. Deux ans plus tard, Marc Mulholland, professeur d’histoire moderne à Oxford, publiait The murderer of Warren Street: the true story of a nineteenth-century revolutionary, qui sera Daily Express Book of the year.
4ème de couv. du livre de Marc Mulholland (2018)

Dans l’un comme l’autre des deux titres anglais, les barricades anthropomorphes dites « La Charybde du Faubourg Saint-Antoine et la Scylla du Faubourg du Temple » qui, au début du tome 5 des Misérables,  expriment Barthélemy et Cournet à la façon dont Man Ray minéralise le marquis de Sade avec les pierres de la Bastille, occupent la place, imposante, qui leur revient chez Victor Hugo. Le proscrit de Jersey et Guernesey connaissait Cournet dès avant son exil : le 82, rue Popincourt, ateliers de l’ancien officier de marine, avait été la base d’où des représentants et « plusieurs blouses » étaient partis, le 2 décembre 1851, tenter de rallier à eux le faubourg Saint-Antoine par l’exemple de la pauvre barricade sur laquelle tomba Baudin[7]. Barthélemy, Hugo le connut à Londres.

Une amplification du résumé en cent quarante-six mots que donne Hugo de la vie de Barthélemy à la fin du premier chapitre de ce tome V, s’ouvrant sur l’« espèce de gamin tragique » de sa première ligne pour se clore sur « le drapeau noir », épitaphe du pendu, à la dernière, c’est déjà le procédé qu’utilisait l’historien italien Innocenzo Cervelli dans un article de 126 pages, (étayé de 432 notes infrapaginales), de la revue de l'Institut Gramsci, Studi storici, « Emmanuel Barthélemy, in memoria ».[8] Jusqu’à ce que mort s’ensuive inscrit ses 200 pages dans le même intervalle, Olivier Rolin n’apportant de neuf que les doigts légers dont il reprend l’enquête, le nez en l’air qu’il y garde en cheminant.

 

Innocenzo Cervelli, né pendant la guerre, a quelques années de plus que nous. Ce n’est pas ici un nous de majesté mais de baby-booming. Olivier Rolin s’interrogeant sur les raisons qui l’ont poussé à son livre, voit dans « l’ouvrier Barthélemy et l’ex-officier Cournet, deux types absolument différents mais qu’on rencontre toujours dans les grands tumultes révolutionnaires, qu’on peut distinguer en termes de classe, bien sûr — le prolétaire et le bourgeois —, mais aussi de façon plus existentielle : celui que des causes sociales, matérielles, obligent à vouloir la fin de l’ordre établi, passionnément mais aussi logiquement, dirait Rimbaud, et celui que le combat attire pour lui-même, avec tout ce qu’il entraîne d’oubli de soi, de fraternité rêvée, de vie dangereuse, de mépris et en même temps d’idéalisation de la mort — figures du militant et de l’aventurier, pour reprendre les mots de Sartre dans sa préface au Portrait de l’aventurier de Roger Stéphane, “qui s’affrontent, se connaissent et se reconnaissent, quelquefois s’allient et se combattent quelquefois“. Je crois que lorsque les jeunes gens de ma génération, la plupart, pas tous mais moi en tout cas, nous faisions nôtres les mots et souvent les actes de la révolution, c’est ce second modèle que nous poursuivions, sans nous l’avouer ni même le savoir. »

Ben, pas moi. C’est mon père, ouvrier mécanicien, que des « causes sociales, matérielles, oblig(eai)ent à vouloir la fin de l’ordre établi », mais s’il a voulu cette fin, il n’a rien fait pour la hâter ; je m’y suis senti obligé. N’ayant commencé à militer qu’à la fac, le gauchisme de l’époque m’a permis d’exprimer sociologiquement mon père tout en m’en distinguant. J’enfilai des habits trotskistes, Rolin se mit en Mao, c’est-à-dire en Staline.

 

Là où l’on s’attendait qu’il fît de Barthélemy et Cournet, comme il se le propose lui-même, « des personnages, et même des personnes », Rolin revient donc aux types, aux figures, en l’occurrence « absolument différentes » du militant et de l’aventurier. À quelques lettres près, il est marxiste, la clique « aventuriste » que l’on a vu plus haut nommée Willich-Schapper, l’étant aussi parfois Willich-Barthélemy.

Au Banquet des Égaux du 24 février 1851, Willich avait porté son toast « Au moyen extrême ! » et terminé ainsi : « Frères prolétaires, (…) C'est seulement quand les rois et leurs suppôts seront écrasés par nos armes, qu'ils seront à notre merci, sous notre glaive, et que la puissance du canon sera pour toujours assurée au Peuple, c'est alors seulement qu'il y aura possibilité de commencer la création du nouveau monde, annoncé par nos penseurs, tant désiré par les opprimés.

A l'armée révolutionnaire ! Au moyen extrême ! »

Au bas de quoi il signait, les toasts étant lus : « Auguste Willich, Capitaine d'artillerie, commandant des corps-francs pendant l'insurrection de Bade. »

 

Revenant, en 1885 et en Quelques mots sur l'histoire de la Ligue des communistes, Engels écrira : « La crise industrielle de 1847, qui avait préparé la révolution de 1848, était passée ; une nouvelle période de prospérité industrielle inouïe s'était ouverte ; et quiconque avait des yeux pour voir, et s'en servait, s'apercevait forcément que la bourrasque révolutionnaire de 1848 s'apaisait peu à peu. » C’était « une époque où Ledru-Rollin, Louis Blanc, Mazzini, Kossuth, (…) et tutti quanti, constituaient en masses à Londres de futurs gouvernements provisoires, non seulement pour leurs patries respectives, mais encore pour toute l'Europe, et où il ne restait plus qu'à réunir, au moyen d'un emprunt révolutionnaire émis en Amérique, l'argent nécessaire pour réaliser en un clin d'œil la révolution européenne, ainsi que les différentes républiques qui devaient en être la conséquence naturelle. (…) Que la plupart des ouvriers de Londres, en majorité des réfugiés, les ait suivis dans le camp des démocrates bourgeois, faiseurs de révolution, qui pourrait s'en étonner ? Bref, la réserve que nous préconisions n'était pas du goût de ces gens ; il fallait essayer de déclencher des révolutions ; nous nous y refusâmes de la façon la plus absolue. »

Si bien qu’outre l’assassinat de Ledru-Rollin, son souci constant, et avant de concentrer ses efforts à comment estourbir Louis Bonaparte, Barthélemy songea un temps à liquider un Marx jugé bien tiède. D’où sa désignation, sur la brochure anarchiste, en « presque assassin » dudit.

Pour tuer le futur Napoléon III, raconte Herzen, « il inventa un fusil doté d’un mécanisme spécial rechargeant celui-ci après chaque coup, de sorte que toute une série de balles pouvaient être tirées sur la même cible, l’une à la suite de l’autre. » « C’était un excellent mécanicien », remarque-t-il, ajoutant : « Notons en passant que ce fut des rangs des mécaniciens, des ingénieurs, des cheminots, que sortirent les combattants les plus résolus des barricades de Juillet. » [celles de Juin dans son calendrier julien.]

Le moment de rappeler, bien sûr, que Charles Marche et Jean-Jacques Witzig étaient mécaniciens et cheminots !

Les deux figures « absolument différentes » du militant et de l’aventurier, Barthélemy et Cournet, sont en fait pour Hugo absolument identiques, chacun des deux hommes-barricades étant en lui-même, Jekyll et Hyde, « la populace contre le peuple », « la Carmagnole défiant la Marseillaise ». Si bien que leur « duel funèbre » sera comme un redoublement de cet écartèlement intime. À preuve, la description que fait Hugo de la barricade du faubourg Saint-Antoine, celle de Cournet pourtant, des deux celui qui a sa sympathie : « elle attaquait au nom de la Révolution, quoi ? la Révolution. Elle, cette barricade, le hasard, le désordre, l'effarement, le malentendu, l'inconnu, elle avait en face d'elle l'assemblée constituante, la souveraineté du peuple, le suffrage universel, la nation, la République ».

Portrait imaginaire de Sade par Man Ray, 1936

 

La barricade est « sphinx », elle est « une énigme », Hugo reste, devant elle, comme pétrifié. À la publication des Misérables, en 1862. Le 24 juin 1848, au contraire, les barricades du Temple et du Marais lui posaient moins de questions, il en avait mené l’attaque et la prise « vaillamment », mais seulement « après avoir épuisé tous les moyens de conciliation ». Pire, devant celle érigée à l’angle des rues de Poitou et de Berry (auj. Charlot), alors que Pierre Turmel, capitaine de la 7ème légion de la garde nationale, en sortait et s’avançait en parlementaire vers les représentants Hugo et Galy-Cazalat, Hugo, si l’on en croit le témoignage que Turmel fit à Lacambre au terme de ses deux ans de prison, le saisit au collet et le livra traîtreusement aux soldats en leur disant : « Celui-ci, c'est le chef, gardez-le bien »[9]. Le lendemain, le parti de l’ordre avait à peine fini de noyer dans le sang l’insurrection, qu’Hugo résumait en ces termes, dans ses carnets, ce qui venait d’avoir lieu : « Sauver la civilisation, comme Paris l'a fait en juin, on pourrait presque dire que c'est sauver la vie au genre humain. »[10]

Le 28 septembre, Pierre Turmel passe en conseil de guerre. Son défenseur, Me Madier de Montjau demande que Victor Hugo soit cité comme témoin. Sollicité à quatre reprises, Hugo se refuse quatre fois à venir déposer. Quand il y consent enfin, le lendemain, et en retard sur l’heure fixée, c’est pour commencer ainsi : « Je dois dire bien haut qu’il n’appartient à personne, à aucune autorité, de déranger un membre de l’Assemblée nationale » Et comme le commissaire du gouvernement fait observer à « l’illustre poète » que « l’Assemblée qui fait les lois ne peut se mettre au-dessus des lois déjà faites : (…) la loi est une, elle est pour tout le monde » ; que des représentants assez nombreux, dont Galy-Cazalat, se sont d’ailleurs pliés à ce qu’Hugo qualifie « d’injonction », de « sommation », le député de la Seine continue de soutenir qu’une exception existe pour les représentants, et qu’il lui fallait défendre leur inviolabilité. Il termine en disant : « J’ai simplement à réserver mon droit, à le maintenir ».

Sur les faits, « trois mois après », il ne se rappelle que ceci : « un képi à galons d’argent, se débattait vivement au milieu des gardes nationaux qui l’entouraient ; il s’adressa à moi, en me disant, si j’ai bonne mémoire : “Citoyen représentant du peuple, je suis innocent ; faites-moi mettre en liberté !“ L’adjoint du 6e arrondissement et les gardes nationaux me dirent que c’était un homme dangereux, et je dus maintenir l'arrestation. Voilà tout ce que je puis dire. »[11] Turmel est condamné à 2 ans.

On peine à croire que la revendication hugolienne d’une exceptionnalité supra-judiciaire du représentant ne soit que l’expression d’une morgue hautaine ou de son embarras face à une nouvelle prière de Turmel après celle qu’il a déjà refusé d’entendre trois mois plus tôt. On préfère y voir une sacralisation de la fonction qu’il semble être le seul de l’Assemblée à porter à ce niveau de fétichisme. Quoi qu’il en soit, c’est assez loin du « tendre et profond amour du peuple » que L’Évènement, le journal populaire à 2 sous qu’il vient de fonder fin juillet avec ses fils pour soutenir la candidature de Louis-Napoléon Bonaparte à la présidence de la République, affiche en sous-titre à sa Une. 

Me Madier de Montjau souligne la contradiction : « M. Victor Hugo a écrit, sur les Dernières heures d'un condamné à mort, quelques pages qui resteront comme l’une des œuvres les plus belles qui soient sorties de l’esprit humain. Les angoisses de l’accusé ne sont pas aussi terribles que celles du condamné mais elles demandent aussi à ne pas être prolongées. Eh bien, si M. Victor Hugo, qui le pouvait comme M. Galy-Cazalat, était venu hier ici, Long [co-accusé] et Turmel auraient été jugés hier et ils n’auraient pas passé une nuit de plus sous le coup d’une accusation qui ne les expose à rien moins qu’aux travaux forcés à perpétuité. »

Au début de novembre, on peut encore lire dans l’Évènement, — dont le pendant du « tendre et profond amour du peuple » est, on a omis de le dire, « haine vigoureuse de l’anarchie » —, que « l’insurrection de juin est criminelle et sera condamnée par l’histoire, comme elle l’a été par la société. (…) Si elle avait réussi, elle n’aurait pas consacré le travail, mais le pillage ».[12]  

Le 24 février 1851, troisième anniversaire de la révolution, Paul Meurice, rédacteur en chef de l’Évènement hugolien, écrit « Le suffrage universel est le pouvoir supérieur et la justice suprême. Il a, en 1848, réparé une partie des fautes de la révolution ; il corrigera une partie des fautes de la réaction, en 1852. (…) M. Thiers décimant les électeurs [par la loi du 31 mai 1850, qui en supprime trois millions], commet la même erreur que M. Ledru-Rollin retardant les élections. »

Ledru-Rollin, ou plutôt le gouvernement provisoire, ne les avait reportées que de deux semaines ! Blanqui était favorable à un ajournement indéfini. Pour tous les révolutionnaires de février, il était clair qu’à cet instant-là, des élections étaient le contraire de la démocratie : après un demi-siècle sans droit de réunion, sans presse libre, elles ne pouvaient que faire le lit de la réaction. Les trois journées révolutionnaires des 17 mars, 16 avril et 15 mai, — Charles Marche en était, on ignore ce que fit Barthélemy — se sont faites dans un rapport de défiance vis-à-vis de la représentation : pour le report ou l’ajournement avant qu’elle ne soit élue, puis par l’intervention directe pendant sa session, le 15 mai, après qu’elle l’eut été. Voir, dans Du drapeau rouge, le journal inédit d’Hippolyte Carnot convaincu que les intrus « voulaient simplement déposer une pétition en faveur de la Pologne et défiler devant l’Assemblée, comme ils ont lu que cela se passait à la Convention. La parodie aura encore joué son rôle dans cette déplorable circonstance »

Ce même 24 février 1851, au banquet de l’Highbury Barn Tavern, Barthélemy — « Ouvrier mécanicien, proscrit de Juin 1848 », selon sa souscription dans la brochure commémorative — porte son toast « Au triomphe du Socialisme ! à la souveraineté véritable du Peuple ! » Pour rendre cette souveraineté véritable, Barthélemy ne croit pas à la démocratie directe de « trente-six-mille assemblées communales de la France » : « cette foule de citoyens dont l'éducation politique et surtout républicaine est encore si imparfaite ; de tant de milliers d'hommes que l'obligation du travail, et peut-être même l'indifférence viendraient éloigner des assemblées où se traiteraient leurs intérêts les plus chers, mais quelquefois les moins compris », ne délibérerait pas mieux qu’elle ne voterait. Des représentants. Restent nécessaires, encore que « les Socialistes ne se sont jamais servis que [du mot] de mandataire ou de commis, lequel exprime mieux la subordination de l'élu à l'électeur. »

Finalement, citant le Contrat social de Rousseau, il croit pouvoir en déduire que l’expression de la volonté générale, c’est la révocabilité à volonté de la représentation nationale : « nous voulons le gouvernement direct du Peuple par lui-même, mais nous le voulons possible et réel, et il ne saurait être tel, qu'à la condition d'être exercé par les mandataires du Peuple, rendus sérieusement responsables et incessamment révocables. »

On est évidemment assez loin de la conception du représentant manifestée par Hugo devant le conseil de guerre : le représentant ne devant pas même être « dérangé », c’est dire s’il pouvait être révocable !

Et puis Louis Bonaparte avait violé le suffrage universel [masculin] qui l’avait élu pour un mandat unique de 4 ans aux termes d’une constitution adoptée par des représentants eux-mêmes élus au suffrage universel [masculin]. Il était devenu Napoléon le petit.

Moins de trois mois après le pamphlet, dans un poème au titre anodin, « Au bord de la mer » baignant Jersey, Victor Hugo absolvait par avance qui se chargerait d’éliminer le tyran : « Tu peux tuer cet homme avec tranquillité. »[13] Sans autre rapport que de concomitance, Barthélemy venait de révolvériser Cournet en duel, après que le rolliniste (partisan de Ledru-Rollin) — ce qui était une circonstance aggravante — eut colporté des ragots le disant entretenu par une prostituée.

Charles Marche a dû passer par Londres avec femme et enfants, au printemps 1853, à peu près au moment où Barthélemy, ses témoins et ceux de feu Cournet sortaient de prison, le juge ne retenant que l’homicide involontaire et leurs cinq mois de préventive couvrant la peine légère à laquelle il les condamnait., Pendant qu’ils étaient à l’ombre, le partenaire de Barthélemy dans la « clique aventuriste », August Willich, rejoignait Kinkel à New York, l’un comme l’autre étant selon Marx « des entrepreneurs[14] de l'affaire de l'emprunt révolutionnaire anglo-américain ». Caussidière allait les suivre dans la capitale américaine pour y diffuser la récente adresse « Au peuple américain » de cette « Commune révolutionnaire » dont il était l’un des fondateurs, en même temps qu’y placer un équivalent de l’emprunt allemand : des bons de souscription à 1 franc, remboursables par un futur gouvernement révolutionnaire. Marche, arrivant à New York sur ses traces, pourrait voir dans la salle de réunion de la Société Républicaine Universelle des exilé français, au 80 Leonard Street (entre Church et Broadway), le vers de Hugo tracé sur les murs en lettres géantes : TU PEUX TUER CET HOMME AVEC TRANQUILLITÉ. Sous cette forme, ce n’est plus seulement une absolution, c’est un commandement, voire un mot d’ordre — aux jambages d’autant plus bravaches qu’on est à quelque six mille kilomètres du trône impérial ! 

 


 
La colossale barricade barrant la rue du faubourg du-Temple à la hauteur de la rue Bichat, autrement dite « la Scylla du Faubourg du Temple », celle de Barthélemy, gravée par Bonhommé qui nous en nomme les protagonistes : Au centre, le général Cavaignac, debout de dos au sommet de la passerelle ; en dessous, le cavalier Lamartine, tourné vers nous ; à la croupe de son cheval, le chef d’escadron d’état-major, Husson de Prailly, qu’on emporte sur une civière. À g., à l’entrée du pont tournant, le représentant Pierre-Napoléon Bonaparte, commandant la légion étrangère en Algérie, à côté de son cheval mort ; plus à g., derrière le cavalier portant la main à son haut de forme, l’officier d’état-major [Aynard de] Latour du Pin, grièvement blessé, tombant de cheval. Il n’y manque que Victor Hugo.

  

En 1862, dans les Misérables, Hugo requalifie Juin 48, à l’aune du pronunciamento du 2 décembre 1851, en « coup d’État populaire ». Marx observait déjà qu’à ne voir dans le premier, comme fait le proscrit de Jersey, que l’œuvre d’un seul individu, Napoléon le petit, c’est peindre celui-ci, en dépit de l’adjectif méprisant, en très grand homme. On pourrait ajouter encore qu’un coup d’État populaire, cela s’appelle une révolution.

Sa sanctification répétée de l’élection permet à Hugo et d’absoudre un éventuel tyrannicide et de se disculper lui-même : « Il arrive quelquefois que, même contre les principes, même contre la liberté, l'égalité et la fraternité, même contre le vote universel, même contre le gouvernement de tous par tous, (…) la populace livre bataille au peuple. » Ces « coups d'État populaires doivent être réprimés. L'homme probe s'y dévoue, et, par amour même pour cette foule, il la combat. Mais comme il la sent excusable tout en lui tenant tête ! comme il la vénère tout en lui résistant ! C'est là un de ces moments rares où, en faisant ce qu'on doit faire, on sent quelque chose qui déconcerte et qui déconseillerait presque d'aller plus loin ; on persiste, il le faut ; mais la conscience satisfaite est triste, et l'accomplissement du devoir se complique d'un serrement de cœur. »

On croirait entendre « on tire et on pleure », ce qui, outre le titre du documentaire de David Benchetrit (2000), a été un genre littéraire et cinématographique à part entière en Israël.

On croirait entendre les sophismes de Macron défendant sa contre-réforme des retraites : « On ne peut pas faire comme s'il n'y avait pas eu d'élection il y a quelques mois… » Ou, après les gilets jaunes : « ne parlez pas de répression ou de violences policières, ces mots sont inacceptables dans un État de droit. »

Ne penser qu’en termes de peuple et non de classes, aura permis à Hugo de voir en Juin 48 non le premier massacre de masse des ouvriers par la république, c’est-à-dire par la bourgeoisie républicaine, mais seulement une sorte de maladie auto-immune. « Mais, au fond, que fut juin 1848 ? Une révolte du peuple contre lui-même. »



[1] Passé et méditation, t. IV, éd. L’Âge d’homme, 1981, p. 75 à 90.

[2] Les Misérables, 5ème partie, Jean Valjean, p. 12-13.

[3] Les Hommes de l’exil, 1875, p. 30 à 42.

[4] Memoires de Carl Schurz, vol. I, chap. 14, 1908 pour la trad anglaise.

[5] Reminiscences of Marx and Engels, (trad. anglaise de Karl Marx zum Gedächtniss), éd. De Moscou, p. 112-13.

[6] Mémoires d’une idéaliste, t. II, Librairie Fishbacher, 1900, p. 20-21.

[7] Histoire d’un crime, in Œuvres Complètes, librairie Ollendorf, 1907, p. 379-409.

[8] 41ème année, n° 2, avril-juin 2000. Tous les textes correspondant à ces notes sont disponibles en ligne.

[9] Maurice Dommanget, Auguste Blanqui et la révolution de 1848, Mouton, 1972 ; repris par Cervelli.

[10] Choses vues 1830-1848, 25 juin 48, p. 688.

[11] Voir le Moniteur à ces dates sur RetroNews.

[12] L’Évènement nº 94, 2 et 3 nov. 1848, RetroNews.

[13] Le 25 octobre 1852, repris dans les Châtiments début 1853.

[14] En français dans le texte.