LE PASSÉ - PRÉSENT D'UN QUARTIER RÉSISTANT



 

 Départ d'une balade pour Les Violons de la baleine, à l'angle des rues Château des rentiers / Yeo-Thomas

En 1848, on est ici à Ivry, le « mur des Fermiers-Généraux », enceinte douanière de la capitale, passant sur l’actuel bd Vincent Auriol, frontière alors de Paris et, ici, de son 12ème arrondissement.

La banlieue voit apparaître des théâtres pendant la décennie 1820-1830, c’est-à-dire pendant la Restauration. L’acteur Pierre Seveste, du Vaudeville, obtient de Louis XVIII un privilège, qui lui est accordé, dit-on, parce que petit-fils d'un fossoyeur, il aurait indiqué au roi l'endroit exact où étaient enfouis les restes de son frère aîné, Louis XVI, et de Marie-Antoinette. Pierre Seveste, puis ses fils Jules et Edmond après lui, ouvre d’abord une salle à Montparnasse, rue de la Gaieté, en 1819 ; le Théâtre de la Barrière du Roule puis des Ternes, en 1821 ; une autre salle à Montmartre en 1822, puis une à Belleville en 1827 ; en 1830, aux Batignolles, près de la Barrière Monceaux, et à Grenelle, Rue de la Croix-Nivert ; ensuite à Saint-Denis, Saint-Cloud, Sèvres, Courbevoie, etc. Dès que le succès d'une pièce était épuisé dans une salle parisienne, Seveste la reprenait sur ses petites scènes de banlieue. Il employait pour cela les élèves du Conservatoire – renommé École des Menus-Plaisirs depuis la Restauration – pendant leurs vacances, ou formait plusieurs troupes d’occasion qui jouaient en alternance dans ses différents théâtres.


À la barrière de Fontainebleau (auj. place d'Italie), les choses ne se passent pas comme ça. C’est un M. Beugnies qui, en 1831, achète un terrain sur lequel il bâtit une salle de spectacle qu’il nomme théâtre du Belvéder (avec cette orthographe). Si bien que dans Le Fureteur de Paris et de la banlieue du 4 décembre 1831, on peut lire ces lignes : « C’est, lecteurs, une nouvelle connaissance que nous venons de faire, nous vous en devons compte. Théâtre du Belvéder ! Le titre est heureux, comme vous le voyez. Pénétrons dans la salle : ampleur, élégance, légèreté ; ce ne sont pas les dalles de l’Opéra-Comique, ni le colombage du théâtre de Tivoli, mais un juste milieu théâtral (…) En un mot, soirée remplie, salle à mi-pleine ; le théâtre du Belvéder vaut un théâtre Seveste, s’il ne vaut pas davantage. Ainsi s’expliquent maintenant les poursuites dont le directeur est l'objet ; cependant il a créé un délassement honnête pour les habitants d’Ivry et de Gentilly, et bon nombre d’amateurs du faubourg Saint-Marceau. Il occupe des désœuvrés, grossit la caisse des indigents d’Ivry, nourrit cinquante personnes au moins. (…) [Malgré quoi] on n’a pas accordé à M. Beugniès le poste de garde municipale qu’il a sollicité ; c’est la garde nationale qui remplit ce devoir d’ordre public ; mais on reviendra à résipiscence ; le plus ancien magistrat des communes rurales de la banlieue de Paris, M. le maire de Gentilly, [M. Guillaume Recodere, ancien curé et maire depuis 1800, soit depuis plus de 30 ans] s’intéresse à cette entreprise, et son opinion sera de quelque poids dans la balance de la justice. »
Le journal, on l’a vu, évoque des poursuites et le 5 janvier 1832, le sieur Beugniès est condamné à 100 fr. d’amende pour avoir ouvert un théâtre sans autorisation, et à 4 000 fr. de dommages-intérêts envers M. Seveste, directeur privilégié des théâtres de la banlieue, qui s'est constitué partie civile. Beugniès ayant fait appel, le tribunal correctionnel ordonne le 23 février la fermeture du théâtre du Belvéder, et condamne M. Beugnies à 100 fr. d'amende et à 1 500 fr. de dommages-intérêts en faveur de M. Seveste.
Malgré quoi, un mois plus tard, M. Beugnies écrit à la presse « pour annoncer au public que, malgré les tentatives des privilégiés de la banlieue, il a su trouver des protecteurs honorables, et que son entreprise continue de marcher avec toute sécurité. Nous nous empressons avec d'autant plus de plaisir à publier cette heureuse nouvelle, ajoute le journal, qu'il nous avait semblé inconstitutionnel, en fait, que la prospérité de deux communes fut sacrifiée aux intérêts d'une seule entreprise [comprenez celle des Seveste].
En conséquence le commerce de Gentilly et d'Ivry ne retombera pas encore dans le néant ; les perceptions de l'octroi ne diminueront pas ; la caisse des pauvres ne se videra point, et la barrière de Fontainebleau ainsi que les environs, continuant d'être fréquentés tous les soirs, ce ne sera plus enfin, comme par le passé, un point de ralliement pour les contrebandiers qui ont besoin de l'ombre et de la solitude pour leurs exploitations au préjudice de l'état. »
Le théâtre du Belvéder a de nouveau les honneurs des gazettes le 28 janvier 1833, et il semble qu’entretemps il ait eu une nouvelle direction et connu de nouvelles poursuites judiciaires : « Vous croiriez peut-être que la troupe des frères Séveste et ses sept théâtres suffisaient aux plaisirs des habitants de la banlieue ? Erreur ; la commune d'Ivry, jalouse de ses voisines, a voulu aussi avoir sa salle de spectacle ; et le théâtre du Belvéder, sous la direction d’un sieur de Gordon, faisait depuis quelque temps les délices des laitières d'Ivry et de Gentilly, lorsqu'un arrêté de l'autorité supérieure vint dernièrement, en interdisant les représentations, couper court à leurs délassements comiques. Par suite de ces faits, le sieur Voisin, graveur sur acier, à Paris, et propriétaire de la salle, était prévenu d’avoir au mépris des décrets des 8 juin 1808 et 13 août 1811, ouvert un théâtre sans l'autorisation du ministre de l’Intérieur. À l’audience, le sieur Voisin alléguait pour sa justification qu’il n’était aucunement directeur de spectacle, qu'il avait seulement loué sa chose ; qu’une délibération dûment en forme du conseil municipal de la commune ayant autorisé les représentations dramatiques du théâtre du Belveder, et le commissaire de police les ayant toujours tolérées et protégées, il avait dû se croire à l'abri de toute espèce de poursuite. » Le tribunal admet l’entière bonne foi du prévenu et rejette la faute sur le conseil municipal.

On n’entend plus parler du Belvéder jusqu’à ce que le 15 décembre 1838, Le Moniteur annonce « l’ouverture » [l’ouverture de la nouvelle saison ? la ré-ouverture d’une salle ayant été fermée dans l’intervalle ?] du théâtre « dans quelques jours avec une troupe de comédiens empruntés à différents spectacles de province ».
Le 18 février 1840, on peut lire qu’« Une représentation extraordinaire a été donnée jeudi, sur le théâtre du Belvéder, au bénéfice des pauvres de la commune d’Ivry, par les élèves du Conservatoire, auxquels s’était réunie Mlle Dubois, de la Comédie-Française. [Marie Victorine Dubois avait fait ses débuts à l’été 1839 en Jocaste (Œdipe), en Agrippine (Britannicus), en Gertrude (Hamlet) pour l’emploi des Reines ; elle est dite alors élève de Beauvallet ; on ne trouve plus sa trace à la Comédie-Française après 1841.]
« Dans le rôle de Clytemnestre d’Iphigénie en Aulide, Mlle Dubois a eu de très belles inspirations, et des salves multipliées de bravos ont récompensé à la fois son talent et son concours à cette bonne œuvre. Un jeune homme du nom d'Eugène, élève de Beauvallet, a bien dit plusieurs parties du rôle d’Achille. [Beauvallet avait remporté un second prix du Conservatoire et, s’étant produit autour de Paris, s’était vu qualifié de « Talma de la banlieue ». Il débuta en 1830 à la Comédie-Française où il resta jusqu’en 1861 ; de 1839 à 1872, il fut professeur au Conservatoire.]
« On finissait par le Légataire universel, où le jeune Riché, qui doit débuter en avril prochain au Théâtre-Français, a fort gaiment joué le rôle de Crispin. » [Jules, Baptiste Riché (1821-1849) fut effectivement pensionnaire du Français de 1841 à 1849.]
[Le Légataire universel est une pièce de théâtre en cinq actes et en vers écrite en 1708 par Jean-François Regnard. Elle est généralement considérée comme le chef-d’œuvre de cet auteur.]

Quatre mois seulement plus tard, c’est dans les annonces légales, à la rubrique des déclarations de faillite, convocations de créanciers et concordat qu’on retrouve notre Belvéder, les 26 juin, 17 juillet et 12 août 1840, les 4 et 11 mars 1841, avant que la faillite ne soit entérinée le 13 mai 1841. C’est cette fois un sieur Guerry qu’on voit cité comme « directeur du théâtre du Belvédère, aux Deux-Moulins, y demeurant, rue de la Tripière [auj. Albert Bayet]. »
On retrouvera Guerry, après sa faillite, directeur des théâtre St-Marcel puis St-Antoine.

Dans l’annuaire des membres de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (dont la figure de proue est naturellement Victor Hugo), on trouve pour la dernière fois un acteur qui, pour l’année 1846-47, donne comme adresse : « Thibouville, au théâtre du Belvéder. »
Le théâtre du Belvéder est toujours présent sur les plans de 1848, mais en 1904, on pourra lire que « Sur les ruines du château des rentiers, construit au 18ème siècle par un riche rentier d’Ivry, le sieur Vieillard, avait été édifié un petit théâtre de banlieue qui, empruntant son nom au site environnant, d'où la vue était superbe, s'intitula fièrement « théâtre du Belvédère ». Ses destinées furent éphémères... Une fabrique de céruse — la première établie à Paris — le remplaça, et, depuis 1848, elle dresse là ses hautes cheminées dont les panaches fumeux se mêlent à ceux des usines des alentours. »
Jacques Hillairet, dans son Dictionnaire historique des rues de Paris, le dit aussi démoli en 1848.

On prend la rue Yeo-Thomas.

Forest F. E. Yeo-Thomas, nom de guerre White Rabbit, agent britannique parachuté trois fois en France ; en octobre 1944, à Buchenwald, Yeo-Thomas et deux autres déportés dont Stéphane Hessel réussiront une substitution d'identité avec trois autres prisonniers, morts du typhus. A priori, aucun rapport avec le 13ème ; une seule, bien ténue : White Rabbit est une marque de confiseries chinoise en vente chez Tang et ailleurs.

Un mural de la graffeuse Juliana Dorso, née en 1990 à Rennes, artiste queer ; puis, allée Django Reinhardt :
Grossesse de façade, Danila Shmelev alias Shozy, 2023. photo : Anne-Sophie


Place Pinel, barrière des 2 Moulins

La statue de Pinel, qui était jusqu’en 2023 square Marie Curie, devant le portail historique de la Salpêtrière, a été déplacée là par les travaux olympiques. C’est une œuvre de Ludovic Durand, de 1885 : sur le rouleau tenu de sa main gauche, on lit "Bicêtre 1792" (bris des chaînes des aliénés, que matérialise la statue). Deux allégories en pierre encadrent Pinel, la Science à gauche, la Charité à droite avec un enfant. Les fondeurs en sont Thiébaut frères, auxquels on doit aussi la fontaine St-Michel ; le triomphe de la République de Dalou, place de la Nation ; la Jeanne d’Arc de la place des Pyramides, etc.)
Sur un mur, portrait de Philippe Pinel par l'artiste cubain Jorge Rodrigez-Gerada (2013), d'après un portrait par Anna Mérimée de 1826.
photo : Théo Rustenholz



En 1818, l’annexion du village des Deux Moulins, (renommé en 1806 « d’Austerlitz »), a repoussé ici, place aujourd’hui Pinel, la barrière d’octroi, tandis que le mur d’octroi qui longeait le bd de l’Hôpital suit désormais le bd de la Gare, aujourd’hui Vincent Auriol.
Habitent à cette barrière, Nicolas Lahr, 29 ans, maçon et pompier dans la Garde Nationale, né en Belgique, et son frère Pierre, 24 ans, né au Luxembourg, tous deux inculpés dans l’affaire du meurtre du général Bréa, et traduits avec vingt-trois autres devant le conseil de guerre. Le 7 février 1849, celui-ci y prononce 5 condamnations à mort : Daix, dit « le pauvre de Bicêtre », Nicolas Lahr, Nourrit, âgé de 18 ans en juin 1848, Choppart et Vapreaux jeune ; Lahr cadet est libéré. Des cinq, seuls Daix et Lahr aîné seront guillotinés, le 17 mars 1849, exceptionnellement sur le lieu de leur crime, soit à la barrière Fontainebleau (place d’Italie), cadenassée par 20 000 hommes de troupes.
La peine de Nourrit [Jean Alexis Noury de son vrai nom, garnisseur en couvertures, habitant 1, rue Gracieuse], tout comme celles de Vappereaux et Choppart, avait été commuée en travaux forcés à perpétuité. Une chapelle expiatoire pour le meurtre de Bréa ayant été bâtie au 76 av d’Italie (carrefour Tolbiac), un décret de la Commune de Paris du 27 avril 1871, ordonnera la destruction de cette « chapelle Bréa » et son remplacement par une « place de Juin ». « En outre, la Commune décrète qu'elle amnistie le citoyen Nourrit, détenu depuis vingt-deux ans à Cayenne, à la suite de l’exécution du traître Bréa. [Nourrit se serait évadé en 1867. Sans doute avait-il été repris.] La Commune le fera mettre en liberté le plus tôt possible. »
Lors de la séance du 3 mai, il fut décidé, dans cette attente, de pensionner sa mère âgée pour lui permettre de vivre honorablement.
Le décret n’aura pas le temps d’être exécuté, et la chapelle ne sera démolie qu’à la construction de l’église Sainte-Anne de la Butte-aux-Cailles au carrefour Bobillot/Tolbiac. Derrière laquelle passe la rue Martin-Bernard. Membre, avec (Armand) Barbès et (Auguste) Blanqui, du trio dirigeant de la Société des Saisons, et condamné à ce titre pour sa participation à la tentative de coup d’État de mai 1839, il avait été libéré par la révolution de février 1848. Nommé Commissaire général du gouvernement provisoire dans les départements de l’Ardèche, Haute-Loire, Loire et Rhône le 17 mars 1848, et ayant rempli sa mission jusqu'au 2 juillet 1848, il n’aura pas participé aux évènements parisiens. Il sera nommé, le 23 septembre 1848, membre de la Commission de colonisation de l’Algérie que dirigera Ulysse Trélat.


On monte la rue Pinel, les bâtiments de l’ENSAM à notre gauche, une cité HBM aux briques vernissées bleues à notre droite. On va jusqu’au 137 bd de l’Hôpital.



Cité HBM de 1926 ; les immeubles y reçoivent la lumière de cinq cours perpendiculaires avec jardinets, qui occupent plus de place que le bâti : 4 070 m² contre 3 630 m². Vingt-cinq escaliers desservent 408 logements, essentiellement des 2 et 3 pièces, mais la famille Fischlenski, avec ses dix enfants, y emménage dès les premiers jours dans un 4 pièces de 75 m2. Un nouvel enfant, Hélène, y naît trois ans plus tard, en 1929. Après la guerre, Hélène épousera Simon Gingold, ils prendront dans ce même appartement la suite de ses parents à elle ; elle y décèdera, en 2018, à 89 ans, ce qui fait d’elle, avec 89 ans d’occupation, même si celle-ci a été discontinue, la doyenne de la cité et, probablement, du parc social parisien.

Hélène avait donc épousé Simon Gingold, né en Allemagne (à Aschaffenburg, Bavière) en 1922, dans une famille juive émigrée de Pologne, qui était partie pour Francfort où son père avait ouvert petite boutique de tailleur à Francfort, sa mère colportait des marchandises dans les campagnes environnantes. La famille arrive à Paris en 1933, fuyant le nazisme. Son frère Peter, né en 1916, membre des Jeunesses communistes d’Allemagne, en sera expulsé un peu plus tard. Simon (Siegmund) comme ses frères ainés, David, Léo, Peter, sa sœur Fanny, s’engagera dans la Résistance au sein de la MOI-Travail allemand (ils approchent les soldats du Reich, détectent des opposants à Hitler, diffusent des journaux clandestins en langue allemande, collectent des renseignements, etc. Il travaillera comme traducteur auprès de l’occupant dans la Somme. Peter Gingold, entré dans un service de la Luftwaffe, près de Pontoise, donnait l'emplacement exact des nouveaux aérodromes des alentours. Simon échappera à la répression, alors que son frère Léo, arrêté, mourra en déportation, et que Fanny, sa sœur ainée, raflée dans Paris alors qu’elle venait y rechercher des vêtements pour ses enfants, mourra, elle aussi, en déportation.


Peter croit se rappeler qu’une des premières réunions du futur comité de Front populaire allemand, dont Heinrich Mann sera président d’honneur au 2 février 1936, rassemblant des exilés ayant fui le nazisme, s’était tenue dans l’espèce de cantine ouverte par Mme Gingold mère, au 3ème étage du 38 (ou 18) rue de Bondy (auj. René Boulanger). Un comité Freies Deutschland (ou CALPO : Comité de l’Allemagne libre pour l’Ouest), créé après le succès de l’armée soviétique à Stalingrad, en prendra d’une certaine façon la relève et publiera plusieurs journaux appelant à la lutte contre l’occupant. Peter Gingold en sera le propagandiste. En 1943, arrêté à Dijon, transféré à Paris, il réussit à filer entre les doigts de la gestapo en lui proposant de le suivre à un prétendu rendez-vous avec une membre de son réseau, sachant que l’immeuble du 11 bd Saint-Martin (qui fait face au 38 René Boulanger, de l’autre côté du boulevard), devant lequel ce rendez-vous est censé (en allemand) avoir lieu, a une sortie arrière sur la rue Meslay. (Voir son livre : Paris - Boulevard St. Martin No. 11. Un juif antifasciste et communiste dans la Résistance et dans la République fédérale, Cologne, PapyRossa, 2009 (en allemand). Adaptation française : 
Jamais résignés ! Parcours d'un Résistant du XXe siècle, L'Harmattan. Simon (Siegmund) est l'auteur de : Mémoires d'un indésirable. Juif, communiste et résistant. Un siècle d'errance et de combat, L'Harmattan.
Simon restera après la guerre un militant communiste ce qui lui vaudra une naturalisation tardive. Avec Hélène, son épouse, ils militeront ici, au 137, pour la CNL, et il y décèdera à l’âge de 100 ans, en 2022.  C’est le couple Gingold qui avait fait apposer une plaque à la mémoire des déportés de leur cité du 137, boulevard de l’Hôpital :
Robert Andrezowski, fils de David Andrezowski et de Lisa Endiweld, arrêté au moment des combats de la libération de Paris et emmené au château de Vincennes, il y a été exécuté sommairement le 20 août 1944.
Dix habitants de la cité ont été déportés à Auschwitz entre 1942 et 44 : outre André et René Andrezowski, sans doute le père et le frère de Robert ; Anna Grunberg ; Esther, Chana, Sarah et Nicole Shoumetzky ; Simkha, Nason et Jeanne Touwiess.

On pousse jusqu’au portail principal de l’Ensam.
Photo: Théo Rustenholz

L’école nationale supérieure des arts et métiers n’a remplacé ici les abattoirs dits de Villejuif qu’en 1912. En 1848, il n’existait encore que trois écoles des A&M : celles de Châlons (depuis 1806), d’Angers (à partir de 1815), d’Aix-en-Provence après 1843, chacune desservant vingt-sept départements.
Le jeune Jean-Jacques Witzig — second personnage de Du drapeau rouge à la tunique bleue — est entré à celle de Chalons à l’âge légal de 13 ans, mais n’y est resté que deux années sur les trois réglementaires, une décision ministérielle du 30 août 1838 l’en ayant radié sans que l’on en sache la raison. L’admission des 300 élèves s’y faisait, après qu’ils avaient déjà effectué un an d’apprentissage, par des examens départementaux dont le classement déterminait l’attribution de bourses complètes, de ¾ ou de ½ pensions. À raison de 5 heures de théorie le matin, que suivaient l’après-midi 7 heures de pratique (dont ½ h de pause), on y formait sinon des ingénieurs comme aujourd’hui, en tout cas des élèves qui seraient pour les deux tiers « des ouvriers habiles et instruits » et pour l’autre « des contremaîtres et des chefs d’ateliers », voire, à leur tour, « des constructeurs distingués ».
C’est sans doute grâce à cette éducation supérieure à la moyenne ouvrière que J-J Witzig sera, dans la communauté icarienne de Nauvoo, Illinois, « Directeur général de l'Industrie et de l'Agriculture », puis, quand il aura quitté le phalanstère communiste de Cabet, contremaître à la fonderie William Palm de Saint-Louis, Missouri, entreprise d’où étaient sorties les dix premières locomotives du Chemin de fer de l’Ohio et du Mississippi et où étaient alors en fabrication celles du Missouri-Pacific.
Enfin, récompense sans doute de son action au Comité de salut-public de la ville, Jean-Jacques Witzig se verra nommé par Lincoln, à compter du 1er janvier 1862, — c’est en effet un poste fédéral, exigeant nomination par le président de l’Union —, inspecteur général du service fédéral de la navigation à vapeur pour le 4e district, soit le Mississippi et ses affluents occidentaux depuis Alton, Illinois, jusqu’à l’embouchure, ainsi que la côte du golfe du Mexique depuis cette embouchure jusqu’à celle du Rio Grande. Il sera ainsi l’un des neuf inspecteurs généraux que compte ce service fédéral, poste doté d’un salaire annuel de 1 500 dollars (soit quelque 45 165 dollars en pouvoir d’achat d’aujourd’hui), à quoi s’ajoutent les frais de déplacement.

On traverse le bd, on pousse la porte du square Kateb Yacine rue Rubens et on en ressort par la rue Watteau, qu’on descend jusqu’à la rue du Banquier.

On est là pour, par le biais du patronage pour jeunes filles qu’elle créa rue du Banquier, évoquer Sœur Rosalie. Jeanne Rendu, issue d'une famille de petite bourgeoisie du pays de Gex, était arrivée à 16 ans, en 1803, à la communauté des sœurs de Saint-Vincent de Paul (ou de la Charité), du 5 rue de l’Épée de Bois. Elle y devint Sœur Rosalie et, pendant plus de 50 ans, on ne vit plus qu'elle allant porter secours et réconfort aux malheureux dans les rues étroites de ce quartier populeux. En 1836, elle était supérieure des sœurs de la Charité, avait agrandi le modeste dispensaire de la rue des Francs Bourgeois Saint-Marcel (emportée par le percement du bd Saint-Marcel), lui adjoignant une crèche, un dépôt de linge, une école gratuite, le patronage pour jeunes filles de la rue du Banquier, un asile de vieillards installé rue Pascal etc.
Photo: Gallica

Charles Marville publie en 1865, les photos de son Album du Vieux-Paris à la veille de l’haussmannisation, commande du Service des Travaux historiques. À gauche, dans la rue des Francs-Bourgeois-St-Marcel, le dispensaire de Sœur Rosalie ?

Le peintre néerlandais Johan Barthold Jongkind s’installe à Paris en 1846 et commence à peindre des vues de la ville en 1848. De retour dans la capitale en 1860, il produit une courte série sur les démolitions haussmanniennes, dont celle de la rue des Francs-Bourgeois-St-Marcel (Musée de La Haye). A la date de la toile, Sœur Rosalie est décédée depuis douze ans.
 
Quelques témoignages de sa popularité :
« Le douzième arrondissement, dit l’Univers du 30/6/1842, renverra à la chambre M. Boissel ; car nous pensons que la sœur Rosalie, cette fille admirable parmi les admirables filles de la charité, lui conserve sou intérêt et son appui. Ceci n’est pas une plaisanterie ; la sœur Rosalie a eu, à ce qu’il parait, la plus grande part, et cela sans aucun doute, à la première élection de M. Boissel. Un des candidats opposés à celui-ci eut la bizarre idée d’aller solliciter l’intervention de la chère sœur ; elle lui répondit qu’elle ne se mêlait point d’élection ; comme il insistait, elle ajouta qu’au reste, si elle y avait quelque part, elle se sentirait portée à donner sa voix à M. Boissel, qui si souvent avait généreusement donné les secours de sa pharmacie aux pauvres qu’elle lui avait recommandés. Le candidat éconduit raconta maladroitement dans la section du collège électoral la réponse de la sœur ; et cette réponse donna à penser à plusieurs électeurs ; ils trouvèrent qu’un homme qui méritait le suffrage de la sœur Rosalie, laquelle depuis 40 ans habite le quartier, depuis 40 ans y est l’intermédiaire et le témoin de toutes les œuvres généreuses et charitables, qu’un tel homme méritait également leur vote ; et en effet, le nom de M. Boissel sortit triomphant de l’urne électorale. »
On lit encore : « Le Général Cavaignac, au milieu des difficultés, des soucis, des luttes de son pouvoir éphémère, vint plusieurs fois lui rendre visite et la remercier de sa bienveillante influence sur ce peuple à qui la Révolution de Février avait donné tant d'espérances suivies de tant de déceptions : Sœur Rosalie sut obtenir de lui des mesures de grâce en faveur de certains de ses protégés qui s'étaient fait prendre les armes à la main. Lors de certaine journée d'émeute, elle poussa la charité jusqu'à soustraire à la police de nombreux insurgés en leur donnant asile.
Il était fatal que le Dr Trélat — on reviendra plus loin sur le futur ministre et maire de notre alors 12ème arrondissement — voulût connaître et se rapprocher d'une femme aussi charitable. Entre la Salpêtrière et le 5, rue de l'Épée de Bois, s'établit vite une étroite collaboration en vue du soulagement des misères »
Le 29/2/1852, sœur Rosalie se verra décerner la légion d’honneur par le prince-président Louis Bonaparte, déjà auteur du coup d’État au mois de décembre précédent mais pas encore auto-proclamé empereur. À cette occasion, la presse citera plutôt une circonstance où, lors des évènements de Juin 1848, la sœur aurait soustrait à la fureur des insurgés un ouvrier qui ne voulait pas les suivre dans l’émeute.
Cette même année 1852, Jongkind obtient une médaille de 3ème classe au Salon, pour des vues de Saint-Valéry-en-Caux et du Tréport, et non pour l’Estacade (un pont qui reliait l’île Louviers à la rive droite ; la peinture est au musée d’Angers), ou le pont Royal vu du quai d’Orsay et la machine à guinder, qui sont de la même année.


 

Quatre mois plus tard, « Le 30 juin 1852, dans une maison inhabitée du 16, rue de la Reine Blanche, treize personnes, dont plusieurs femmes, sont arrêtées en flagrant délit de fabrication d’armes de guerre. On publie que ce sont, non pas des armes ordinaires, mais des machines infernales destinées à faire sauter et incendier les principaux quartiers de Paris. Durant le procès, la description de ces armes les rend moins spectaculaires, mais non moins meurtrières : ce sont des tuyaux de fonte employés pour les descentes des eaux pluviales dont on a bouché une extrémité avec du ciment romain [chaux hydraulique naturelle] pour former la culasse et qu’on a entouré de toile goudronnée pour éviter les effets d’un éventuel éclatement. Des essais au polygone de Vincennes ont donné des résultats étonnants pour des instruments si grossièrement faits. A l’exception de Viguier, ex-officier de marine et Favre, médecin, toutes les personnes arrêtées appartiennent à la classe ouvrière. »
Journal des Débats Politiques et Littéraires, et Le Constitutionnel, du 19/09/1852.

On prend la rue Titien jusqu’au bd de l’Hôpital qu’on traverse pour atteindre la place Louis Armstrong.

L’enceinte d’octroi, dite « mur des fermiers généraux », — mur de 6 m de haut et de 50 cm d’épaisseur, percé de place en place de portails grillés appelés « barrières » et flanqués parfois d’un pavillon de l’architecte Claude-Nicolas Ledoux, à la fois poste de garde et bureau de perception — cette fortification fiscale de Paris, (de l’autre côté on était à Ivry), suivait le boulevard de l’Hôpital depuis la barrière de Fontainebleau (auj. place d’Italie) pour se confondre ici avec le mur extérieur de la Salpêtrière rue des Deux Moulins (auj. Jenner) et rue Bruant. La barrière des Deux Moulins s’ouvrait donc là où nous sommes, jusqu’en 1818, on l’a dit.
La barrière, le village avec elle, tirait son nom de deux moulins à vent qui depuis 1660 fournissaient en farine la boulangerie de la Salpêtrière, installée rue Scipion dans les bâtiments de l’hôtel Sardini. Cette boulangerie deviendrait dix ou quinze ans plus tard la boulangerie de l’Hôpital Général et resterait celle des hôpitaux de Paris jusqu'en 1974. Les deux moulins en question étaient très vite devenus insuffisants, si bien que Louis XV, en 1769, avait cédé à l’Hôpital Général ses moulins de Corbeil, dont l’architecte Charles-François Viel reconstruisait une douzaine au débouché de l’Essonne dans la Seine. Ces moulins, absolument indispensables à l’approvisionnement de Paris en farines — les Grands Moulins de Corbeil restent encore auj. les premiers de France — feront du chemin de fer d’Orléans et de son embranchement de Corbeil LA ligne stratégique, ce qui explique que la compagnie propriétaire sera mise sous séquestre dès le 4 avril 1848.
Le Jardin central, inauguré en 2019, a été dédié à Federica Montseny, ministre de la Santé de la Seconde République espagnole au tournant de 1936 et 1937, où elle avait œuvré à rendre l’avortement légal. Elle est l’auteur de Révolutionnaires, Réfugiés & Résistants, éd. CNT, 2018, témoignages sur l’accueil réservé en France à ceux de la retirada, dont un certain nombre, soldats de la 2e DB et en particulier de sa 9ème compagnie, la Nueve, composée entre autres de 130 Républicains espagnols, équipés de 3 half-tracks nommés Guadalajara, Teruel et Guernica, avaient été les premiers à entrer dans Paris le soir du 24 août 1944. La Voie de la Libération qu’ils ont suivie — de la Porte d'Italie à l'Hôtel de Ville — est balisée rue Esquirol (rue d’Austerlitz en 1848), par une fresque murale sur une hauteur de cinq étages.

On descend la rue Jenner

En 1947, Jean-Pierre Melville crée ses studios, les Studios Jenner, au 25 bis de la rue, dans un entrepôt de près de 1 200 mètres carrés au-dessus duquel il vivra de 1953 à 1967, de sorte de pouvoir descendre même en pleine nuit préparer les plans du lendemain. Il y produira ses films depuis Léon Morin, prêtre (1961) jusqu'au 29 juin 1967, jour où un incendie détruira les studios pendant le tournage du Samouraï ; il faudra les effectifs de neuf casernes de pompiers pour en venir à bout. Son appartement du dessus ravagé, il ira habiter dans les Yvelines mais persistera à travailler dans ses studios de la rue Jenner, où il montera encore L'Armée des ombres en 1969. 


Après sa mort, en août 1973, les bâtiments des studios de la rue Jenner sont abattus pour faire place à des immeubles résidentiels. Une plaque apposée en 2021 au 17 bis, rappelle ces souvenirs.
  

On poursuit Jenner, on traverse la dalle des immeubles aux noms de pyramides du coin de la rue Dunois et l’on arrive en surplomb sur la rue du Chevaleret.

Après les horribles massacres de juin 1848, vient encore la répression. Sur 96 inculpés d’Ivry, tels qu’on peut les retrouver dans la base de données de Jean-Claude Farcy et Rosine Fry (http://inculpes-juin-1848.fr/index.php), 21 appartiennent au Chemin de Fer d’Orléans : 6 y sont dits employés et 3 ouvriers sans plus de précision, mais on rencontre aussi 1 sous-chef de gare, 1 chef d’équipe, 1 conducteur, 1 chauffeur, 2 hommes d’équipe, 1 facteur, 1 aiguilleur, 1 poseur de rail, 1 lampiste ; ils ont entre 24 et 51 ans. Un seul est né à Ivry, 1 autre à Corbeil, à l’autre bout de la ligne ; les autres le sont, pour 3 d’entre eux, à Paris, 2 en Seine-Inférieure, 2 en Seine & Oise, 1 en Seine-et-Marne, 1 en Belgique, puis 1 dans chacun des départements du Jura, du Lot, de la Gironde, du Nord, de l’Indre, du Calvados, de l’Yonne, de la Moselle. Sur ces 21 cheminots, 9 habitent la rue du Chevaleret, où l’on trouve aussi 7 autres inculpés, presque tous ouvriers mécaniciens, sans autre indication de leurs lieux de travail. Sur les 21 cheminots de l’Orléans, 12 seront libérés, les autres connaîtront les pontons (ces navires à quai servant de prison) de Brest, le fort du Hommel à Cherbourg, etc…
Louis Lavoye, qui sera l’un des trois délégués principaux des mécaniciens à la Commission du Luxembourg avec Jean-Pierre Drevet de chez Cail et Thomas Colin de chez Gouin, travaille aux ateliers d’Ivry du Paris-Orléans et habite rue du Chevaleret.
J-J Witzig est, le 7 mars 1848, à Étampes où il habite et travaille, le témoin de mariage de Pierre Frédéric Feschotte, mécanicien au chemin de fer d’Orléans, âgé de 30 ans. Le second témoin du marié est Charles Frédéric Ferrand, mécanicien de 28 ans dans la même compagnie ferroviaire, domicilié 8 rue du Chevaleret à Paris, ce qui montre une sociabilité cheminote qui n’est pas limitée à la ville de résidence mais diffuse, spécialement pour les mécaniciens conducteurs, tout au long de la ligne.

Par la rue Louis et Maurice de Broglie, on arrive à la station F

Station F. photo : Anne-Sophie

On est ici à Ivry, devant la gare des marchandises ; les ateliers du chemin de fer d’Orléans étaient dans son prolongement, de l’autre côté de la rue de Tolbiac. (Sur le plan de 1860, on voit bien les deux remises des locomotives en demi-rotonde derrière leurs plaques tournantes.) La halle de la Sernam sera construite, à la fin des années 1920, sur une partie de l’emplacement de la gare marchandises ; elle restera en activité jusqu’en 2006. (C’est l’actuelle station F). L’ensemble était qualifié de « gare d’Ivry » par opposition à la « gare de Paris » de la place Valhubert, le douzième arrondissement de Paris s’arrêtant, on le répète, au bd de la Gare, auj. bd Vincent-Auriol.

C’est à la gare d’Ivry que les hommes d'équipe et de journée débutent la grève dans les tout premiers jours de mars 1848, sur, comme l’écrit l’administration, à la fois des « questions de salaires et d'intervention directe dans la conduite du service » : 4 Francs par jour au lieu de 3,50 F/j ; la journée de 12 heures et non plus de 15 à 16 heures comme c’était trop souvent le cas pour les hommes de nuit [il faut considérer que sur des durées pareilles, deux coupures de repas sont nécessaires, soit 14 heures de présence pour 12 heures de travail] ; enfin que le nommé Sarrazin, premier chef d'équipe, soit renvoyé immédiatement de la gare.
Ils exigent une réponse pour le 6 mars au plus tard. La direction accorde le passage à 3 équipes de 12 heures repas compris, soit l’application du décret pris par le gouvernement provisoire le 2 mars sur la journée de 10 heures effectives pour l’agglomération parisienne, lequel décret abolit aussi le marchandage. Concernant les salaires, la direction répond qu’ils sont identiques à ceux du Nord et du Rouen, tout en reconnaissant que « sur ces deux chemins le service des hommes est beaucoup moins pénible, les gares étant d'une étendue suffisante et d'une disposition convenable pour que la presque totalité des travaux se fasse à couvert ». Enfin elle refuse catégoriquement le renvoi de Sarrazin — qui, quelque temps plus tard, sera « violemment expulsé par ses subordonnés. »
Dès ces premiers jours, des émissaires ont été envoyés aux chemins de fer de Rouen et du Nord pour les associer à la coalition. Puis les ouvriers des ateliers de réparation et d’entretien réussissent ce que les mécaniciens-conducteurs n’ont pas su faire, étendre la coalition au-delà de leurs entreprises : aux ateliers de construction mécanique parisiens. Des conducteurs de locomotives, il n’y en a que dans les chemins de fer, des mécaniciens tout court, il y en a ailleurs et l’unité peut se faire d’autant mieux que les grandes entreprises de construction mécaniques, fournisseurs des compagnies ferroviaires, sont en relations constantes avec leurs ateliers.
Finalement, les ouvriers des ateliers de réparation en grève, iront, accompagnés des délégués des principaux ateliers de construction mécanique de Paris, réclamer l'abolition du marchandage et la réduction de la durée du travail à neuf heures, soit une de moins que ce que venait de fixer le décret gouvernemental du 2 mars.
Trois jours avant la fin de leur ultimatum, fixée au 10 mars, les trois délégués des ouvriers mécaniciens au Luxembourg, Jean-Pierre Drevet (travaillant chez Ch. Derosne & Cail), Thomas Colin (de chez Gouin) et Louis Lavoye, de l’Orléans, signaient avec les patrons de l’Orléans et du Nord, au Vauxhall de la rue de la Douane (aujourd’hui Léon-Jouhaux), la journée de 9 heures. Sur cette durée, une seule coupure de repas suffit, jugent-ils, ce qui ramène le temps de présence sur le lieu de travail à 10 heures.
Au début de mai, les ouvriers des ateliers de construction des wagons et machines locomotives de la gare d'Ivry réussiront de surcroît à entraîner les mécaniciens-conducteurs de la compagnie pour revendiquer maintenant un franc d'augmentation/jour pour tous sans distinction d'état ni de salaire ; ce qui correspond pour eux à une augmentation moyenne de 25 %, qu’ils obtiennent rapidement, les charpentiers exceptés. Dès le 6 mai, Charles Marche — le personnage principal de Du drapeau rouge à la tunique bleue — et ses camarades du chemin de fer du Nord vont exiger, en faisant référence à la Compagnie d’Orléans, les 1 F/jour, et une participation aux bénéfices provenant des travaux de construction et réparation du matériel pour tous les employés, ouvriers et aides.

Au bout de la rue Eugène Freyssinet, on évoque Alphonse Boudard…

Alphonse Boudard arrive vers 1935, du côté de la porte de Choisy, dans un 2 pièces, au 1er étage, près de la voie de chemin de fer de la petite ceinture. Il fréquentera l’école communale de la rue du Moulin-des-Prés ; sera baptisé à 10 ans pour pouvoir s’inscrire au patronage de la cité Daviel. À partir de courant 1949 et jusqu’en octobre 1957, Alphonse et Gisèle, sa compagne, habiteront une chambre au rez-de-chaussée au fond d’une cour, sans eau courante, au 3 rue Philibert Lucot (parallèle à Caillaux) ; sa mère et sa grand-mère habitent au 9.]

et l’ex-rue Ulysse Trélat, qui raccordait, en une forte pente, la rue du Chevaleret au viaduc de Tolbiac, à l’emplacement de ce qui est auj. la promenade Claude Levi-Strauss. La rue Ulysse Trélat sera détruite dans les années 1990 en même temps que le viaduc. Le square Regnault, au n° 112 de la rue éponyme, sera alors renommé square Ulysse Trélat.


Guy Marchand - Nestor Burma descendant la rue Ulysse Trélat < nestor-burma.com

Ulysse Trélat, né en 1795, avait déjà 35 ans lorsqu’il combattit sur les barricades en juillet 1830. Après l’arrivée sur le trône du Roi-Citoyen, qu’il n’applaudit pas, il adhéra à la société « les Amis du peuple », qu’il présida ensuite, et lutta contre le régime comme journaliste au Patriote du Puy-de-Dôme, et au National. Ce qui lui valut plusieurs poursuites et condamnations. En 1848, le 9 mars, Trélat était élu chef du 4e bataillon de la 12e légion de la Garde Nationale — chaque arrondissement a sa légion, qui porte le même numéro —, le 7 avril, lieutenant-colonel de cette même 12e légion, dont (Armand) Barbès est toujours colonel.

[Tous les Français âgés de 20 à 60 ans étaient théoriquement membres de la Garde Nationale, mais la loi distinguait le service ordinaire et le service de réserve, le conseil de recrutement de la commune n'appelant au service ordinaire que les citoyens ayant les moyens de supporter les frais d'habillement et d'armement et disposant du temps nécessaire pour le service. Aussi ne trouvait-on dans le service ordinaire, le seul qui soit effectif, que des hommes aisés, ce qui donnait à la garde nationale son caractère de milice bourgeoise, rempart des propriétaires contre le désordre. Le refus du service était puni de quelques jours de détention dans la prison spécialisée, surnommée l’Hôtel des Haricots, situé depuis 1837 au débouché du pont d’Austerlitz à côté de l’embarcadère du chemin de fer d’Orléans. Le 8 mars 1848, un décret affirme que « tout citoyen de 21 à 55 ans, ni privé ni suspendu de ses droits civiques est garde national et y exerce le droit de suffrage pour tous les grades d'officiers ».]

Trélat fut élu par le département du Puy-de-Dôme à l’Assemblée nationale constituante, le 23 avril 1848, puis nommé ministre des Travaux publics par celle-ci, quand elle remplaça par une Commission exécutive l’ancien gouvernement provisoire, dont elle écarta au passage Louis Blanc et Albert, ouvrier.
La Société fraternelle des chemins de fer français [association corporatiste des seuls mécaniciens-conducteurs], ayant annoncé pour le 3 juin, une grève générale sur tous les chemins de fer si le renvoi des mécaniciens anglais du chemin de fer de Rouen n’était pas immédiatement prononcé, le nouveau ministre des Travaux publics, Ulysse Trélat, prenait les devants, arrêtant qu'« aucun mécanicien ou chauffeur ne pourra quitter le service du chemin de fer auquel il est attaché sans prévenir l'administration au moins un mois à l'avance ». Il doit signer « dans le délai de trois jours », « un engagement écrit » par lequel il « déclare se soumettre à l'exécution pleine et entière de tous les ordres de service », et déposer en garantie de cet engagement une caution égale au montant d'un mois de salaire. Les autorités locales, la Garde nationale, la gendarmerie et la force armée, requis d'intervenir partout où de besoin, en seront une seconde caution.
Le 28 juin, Ulysse Trélat signera le licenciement de l’ensemble du personnel des gares et ateliers d’Ivry et de Paris, et de tous les conducteurs et chauffeurs des deux compagnies associées, celle d’Orléans et celle du Centre.
Après l’insurrection de juin, le maire du XIIe, Pinel Grandchamp, étant accusé et traduit en conseil de guerre, Cavaignac, devenu chef du pouvoir exécutif, confiera à son ami Trélat l'administration de la Mairie du XIIe arrondissement et, presque en même temps, la Présidence de la Commission de colonisation de l'Algérie, formée le 23 septembre 1848. « Ces dernières fonctions l'intéressèrent vivement ; il avait foi dans l'avenir de ces nouvelles conquêtes et poussait les jeunes à y prendre des lots de colonisation : à ces futurs pionniers, il avait le don d'adresser, au moment émouvant du départ, des paroles d'encouragement et de confiance, qui leur allaient droit au cœur. »

Le 10 août 1944, Pierre Georges (alias Frédo, puis colonel Fabien) s’adresse, au 70 rue du Chevaleret, Ateliers de construction et de réparation de la Compagnie des chemins de fer d’Orléans, aux cheminots et ouvriers pour les convaincre de lancer la grève générale insurrectionnelle.

On reprend les rues du Chevaleret puis Louise Weiss et, du balcon donnant sur la station F, on voit l’escalier monumental bientôt terminé la reliant à l’avenue de France. Ensuite, on entre dans la Salpêtrière, où, passé le bâtiment Babinski, on prend la rue des petites loges.

C’est dans ces loges que Philippe Pinel étudie les aliénées, les libère de leurs chaînes et commence son enseignement. Au début du XVIIe siècle, les loges se limitaient à enchaîner. À partir de 1780, avec la construction de l’Infirmerie Générale, s’était amorcée une activité de soins, et l’architecte Charles-François Viel avait été  chargé de les reconstruire de 1786 à 1789, ce sont celles que l’on voit encore aujourd’hui. Pendant la Révolution, c’est Théroigne de Méricourt qui, perdant la raison, y sera internée.

On descend l’escalier pour retomber av. Charles-François Viel, on contourne l’ancienne lingerie puis, par la rue des Archers, on rentre dans la Force jeter un coup d’œil à la « cour de Manon ».
 
Rue des Archers, classée du pavé au toit en passant par la façade. photo Anne-Sophie


« La Force », l'ancienne geôle de la Salpêtrière dès 1684, se divisait en quatre parties : la maison de correction où, sur lettre de cachet, les familles pouvaient faire enfermer leurs filles pour indiscipline ou faute de conduite ; le Commun où étaient incarcérées les prostituées (autour de la cour où l’on voit encore le "puits de Manon", où celle-ci venait prendre l’eau de sa toilette) ; la prison pour les condamnées du Châtelet ou du Parlement ; enfin, la Grande Force pour les détenues de qualité.
Colbert avait imaginé dès 1669 de prélever parmi les prisonnières de « La Force » les futures épouses et mères envoyées peupler la province de Québec. 770 de ces « filles du Roy », ainsi appelle-t-on ces orphelines, partiront entre 1663 et 1673 vers le Québec, dont 327 de Paris et de sa région, dont 240 depuis la Salpêtrière, parmi lesquelles 14 des quartiers de St-Médard et St-Marceau. Une plaque rappelle les évènements dans la cour Sainte-Claire. Après avoir chanté le Veni Creator pour attirer sur leur long périple la bénédiction du ciel, elles rejoignent à pied un foncet (un grand bateau de rivière) qui les débarquera à Rouen, d’où elles remonteront par voie terrestre jusqu’à Dieppe (une autre plaque le rappelle là-bas) :
photo : Théo Rustenholz

avant de s’aventurer sur l’océan. Un départ du port de Dieppe parce que le faire depuis La Rochelle risquait de faciliter une émigration protestante non souhaitée. Beaucoup n’avaient pas vingt ans comme le montrera l’étude du répertoire biographique établi par Yves Landry en 1992 : Orphelines en France, pionnières au Canada. Les filles du roi au XVIIIe siècle, suivi d'un répertoire biographique des filles du roi, Ottawa, Leméac. Elles n’avaient pas été bannies de France ; sur 850 parties, une trentaine, encore célibataires, sont revenues rapidement, une cinquantaine plus tardivement, avec ou sans leur mari ; restèrent les 770 mentionnées ci-dessus.  Le répertoire d’Yves Landry montre qu’il y a chez elles un espacement des naissances en fonction du calendrier agricole dès les secondes conceptions, ce qui paraît témoigner d'une connaissance et d'une mise en pratique de méthodes de contrôle des naissances. 
Cinquante ans plus tard, ce sont des femmes enchaînées, tirées de la prison de la Force à la Salpêtrière en 1719 et 1720, mariées avant leur départ à des prisonniers de Bicêtre, qui seront déportées en Louisiane ou aux Antilles. Ces déportations servirent de thème au roman de l’Abbé Prévost (qui fut aumônier à la Salpêtrière, l’un des vingt-trois aumôniers desservant l’Hôpital général, alors qu’il était aumônier du prince de Conti) : Manon Lescaut, s'étant évadée de la Force, déguisée en homme, elle se jeta dans le carrosse de des Grieux. C'était « un peu au-dessous de la porte de l'Hôpital », porte précédant celle (classée) que l’on admire encore aujourd’hui, qui est de 1756 tandis que l’action de Manon se déroule plus de vingt ans auparavant.
De même que la Force comme le « puits de Manon » que l’on a vus, sont d’entre 1795 et 1801, quand Charles-François Viel réaménagea l’ancien bâtiment en infirmerie pour les « cancéreuses, galeuses, écrouellées, teigneuses et épileptiques », la prison prenant alors le nom de « bâtiment des incurables », avant d’abriter le service de psychiatrie.
C’est en 1849, an II de la révolution, qu’est instituée l’administration Générale de l’Assistance Publique de Paris (nom conservé jusqu’en 1991), composée du « service des secours à domicile » et du « service des hôpitaux et hospices civils ». Un directeur, nommé par le Ministre de l’Intérieur, a désormais autorité sur l’Institution, prépare les budgets, ordonne les dépenses, exerce la tutelle des enfants trouvés, abandonnés ou orphelins et celle des aliénés. Les médecins des hôpitaux, hospices, secours à domicile sont dès lors « nommés sur concours ».

Une plaque commémorative est apposée sur le mur Est du bâtiment de la Force qui fait de l’espace à ses pieds une Place Camatte - Zaydolf.

Sur la stèle faisant fonction de monument aux morts : « La Salpetrière à ses déportés, internés, résistants et patriotes morts pour la France 1939-1945 », c’est l’orthographe Zaydorf (Alexandre) que l’on trouve.
Le Maitron, que l’on résume ici, nous dit qu’« Alje Zajdorf, né le 12 mars 1914 à Kalisz (Pologne), étudia la médecine à la faculté de Genève. Il s’engagea dans les Brigades internationales de l’armée républicaine espagnole comme médecin capitaine. Pendant la guerre, interne à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, il organisa la diffusion de la propagande communiste clandestine parmi le personnel des hôpitaux et hospices de l’Assistance publique. Il demeurait 175 boulevard Brune à Paris (XIVe arr.). Il fut arrêté le 26 février 1941 chez Pierre Fort, cuisinier à l’hôpital de la Pitié, au domicile de ce dernier, 8 boulevard de l’Hôpital (XIIIe arr.). Condamné à six mois de prison pour infraction au décret-loi du 26 septembre 1939, Alje Zajdorf fut révoqué des hôpitaux de l’Assistance publique.
Le 15 décembre 1941, il fut passé par les armes au Mont-Valérien en représailles aux attentats du 28 novembre et du 7 décembre 1941 à Paris et en région parisienne. »
Concernant Louis Camatte, le Maitron explique que « Né le 21 septembre 1903 à Paris (IIIe arr.), ce titulaire du certificat d’études primaires, adhéra au Parti communiste en 1936, milita à la cellule de l’hôpital de la Salpêtrière et eut des responsabilités à la CGT. Démobilisé en octobre 1940, il entra aux FTP en juillet 1942 ; il fut arrêté le 14 octobre de la même année, jugé et condamné à mort pour « actes de franc-tireur » par le tribunal du Gross Paris le 4 février 1943. Il fut fusillé le 15 février 1943 au Mont-Valérien avec les quatre camarades avec lesquels il avait été arrêté. »

On passe devant l’école d’infirmières pour apercevoir, par-dessus la palissade, la grande halle de la gare d’Orléans (Austerlitz) tout juste débâchée et le pont David Bowie que l’on devine.

Cette même année 1838 où Witzig était renvoyé de l’école des Arts & Métiers, le polytechnicien Georges-Luc Clarke achetait en Angleterre au créateur de la traction à vapeur sur voie ferrée lui-même, George Stephenson, quinze locomotives, ainsi que des machines-outils destinées à l’atelier de réparations du chemin de fer d’Orléans à naître : le tronçon Paris-Corbeil n’ouvrira qu’à l’automne 1840. Le rapport que Clarke publia sur sa mission en Angleterre et en Belgique, plein de détails sur le fonctionnement des chemins de fer de ces deux pays, est toujours disponible en librairie.
En 1848, on retrouvait J.J. Witzig mécanicien au dépôt d’Étampes du chemin de fer d’Orléans (il était entré en fonction à la compagnie au 15 janvier 1845), dépôt qui compte trois machines voyageurs, cinq machines marchandises, plus une de réserve, soit neuf machines au total, ce qui en fait un dépôt plus important que celui de Paris-Ivry. Witzig sera connu à Étampes comme « communiste icarien », c’est-à-dire partisan d’Etienne Cabet et de la décision de ce dernier, devant les embûches rencontrées en France, d’aller mettre en œuvre la communauté des biens qu’il prône, dans une colonie du Texas.
Dès le 15 mars, les mécaniciens-conducteurs et les chauffeurs ont revendiqué, outre des augmentations, le « droit d'élire (leurs) chefs immédiats tels que chef et sous-chef de dépôt ». Moins de deux semaines plus tard, la Compagnie d’Orléans se voyait contrainte de céder : elle déclarait ces postes vacants et Witzig était aussitôt élu par ses camarades chef du dépôt d’Étampes, poste qui lui donnerait le pouvoir de délivrer des laissez-passer pour Paris aux mécaniciens-conducteurs, c’est-à-dire la possibilité pour ceux-ci de rencontrer leurs homologues des autres compagnies de chemin de fer de la capitale.
Du coup, quand une partie de la presse écrira, au lendemain de l’insurrection de juin, le 26, qu’une locomotive fantôme avait été vue sur la ligne, neuf hommes serrés dans la machine, trois rencognés dans le tender, au milieu desquels on suppose que se dissimulait Cabet, Witzig, qui avait reçu le père de l’Icarie chez lui dix jours plus tôt, sera naturellement soupçonné d’être impliqué dans l’affaire... qui s’avèrera rumeur sans fondement.
 

On rejoint le parc de la Hauteur, également « square Maurice Prost, membre du personnel ouvrier de l’A.P., mort en déportation en Allemagne en 1944. »


On a vu l’AP et/ou la Salpêtrière flottant un peu sur l’orthographe du patronyme de Zajdorf ; concernant Maurice Prost, elle a fait, semble-t-il, pire. Comparons avec ce que dit de lui le Maitron : « Né le 17 juin 1891 à Charenton-le-Pont (Seine), chauffeur d’appareils à vapeur à l’Assistance publique, il résidait à Aulnay-sous-Bois où, militant communiste, il fut candidat aux élections municipales de 1929 à 1931, élu en 1935 et 1936. Déchu en 1939, interné à Aincourt en octobre 1940, il fit partie des militants mis en juin 1941 à la disposition des occupants. Déporté, il arriva à Buchenwald (Allemagne), le 6 février 1945, matricule 28 195. » L’Association Française Buchenwald, Dora et kommandos est encore plus précise : « Il est déporté le 24 janvier 1943 à Sachsenhausen qu’il atteint le 25. Le 6 février 1945, il est transféré, à Buchenwald, où il reçoit un nouveau matricule le 28 195 et intègre le Block 56 du Petit camp. Il est libéré le 11 avril 1945. »