« Savez-vous que, non seulement les
sentiments et les passions étaient dénaturés, mais que les mots n’avaient plus
leur sens véritable ? rappelle Alexandre
Dumas fils, cinquante-cinq ans plus tard, aux auditeurs de son discours de
réception à l’Académie française, le 11 février 1875. La France avait eu beau
subir les réalités les plus poignantes, depuis l’échafaud de 93, jusqu’aux
désastres de 1815 ; elle avait eu beau assister à des drames terribles,
bien autrement sauvages, bien autrement réels que ceux de Shakespeare, elle
continuait de refuser à l’art le droit de lui dire la vérité et d’appeler les
choses par leur nom. Un cheval s’appelait un coursier, un mouchoir s’appelait
un tissu. Oui, Messieurs, à cette époque, le style noble ne permettait pas
autre chose, et ce tissu, on ne le brodait pas, on l’embellissait. Cela ne
signifiait rien du tout, mais c’était ainsi qu’il fallait s’exprimer ; et
M. Lebrun ayant eu
l’irrévérence de faire dire par Marie Stuart, au moment de sa mort, à sa
suivante :
- Prends ce
don, ce mouchoir, ce gage de tendresse,
Que pour toi,
de ses mains, a brodé ta maîtresse ;
il y eut de tels murmures dans la
salle, qu’il dut modifier ces deux vers et les remplacer par ceux-ci :
- Prends ce
don, ce tissu, ce gage de tendresse,
Qu’a pour toi,
de ses mains, embelli ta maîtresse.
Cette concession faite, on
consentit à s’émouvoir, et toutes les femmes, pour essuyer les larmes que Marie
Stuart leur faisait répandre, tirèrent leurs tissus de leurs poches. Voilà où
on en était. »
La Marie Stuart qu’évoque Dumas,
Lebrun l’avait campée à l’imitation de Schiller, cet auteur que Madame de Staël avait rencontré, tout
comme elle avait connu Goethe, à Weimar. Elle avait popularisée cette
littérature dans son De l’Allemagne.
Ils étaient quelques jeunes gens, en France, à choisir après Mme de Staël, le
romantisme, « nom nouvellement introduit en Allemagne », sous lequel
il fallait entendre le Nord, c’est-à-dire les troubadours, la chevalerie et le
christianisme, contre le Midi, représentant des institutions grecques et
romaines, du paganisme antique, de la perfection classique des règles, des
trois unités paralysantes, du style noble. Dans son ermitage de la Vallée-aux-Loups, à Aulnay, Chateaubriand, encore indécis, avait fait décorer l’une des façades
de créneaux en trompe l’œil et d’un portail ogival, et l’autre d’un portique
classique soutenu par deux cariatides. Ceux qu’on appellera les Jeune-France,
les bousingos ou, plus simplement, les romantiques, leur maison littéraire,
leur cénacle n’aura qu’une seule façade : moyenâgeuse, gothique !
Chateaubriand ou Shakespeare ?
Elle a pour
toit, d’abord, le salon de Sophie Gay
qui, au retour de douze ans d’émigration à Aix-la-Chapelle, s’est logée 12 rue Neuve-Saint-Augustin
(aujourd’hui Saint-Augustin). La fille de l’hôtesse a pour prénom Delphine,
comme l’héroïne du roman éponyme de Madame de Staël, et Sophie Gay accueille
ici son auteur, celle qui a trouvé « le génie dans l’âme au lieu de le
chercher dans l’artifice », qui juge les œuvres « à la flamme de
l’enthousiasme », qui préfère « s’extasier »
qu’ « étudier froidement ».
Fréquentent
aussi la rue Neuve-Saint-Augustin, Chateaubriand puis Lamartine qui, dans les 24 poèmes de ses Méditations, vient enfin de donner à sa Muse, « au lieu
d’une lyre à sept cordes de convention, les fibres même du cœur de
l’homme », - et c’est un énorme succès de librairie, il va s’en vendre
20 000 exemplaires en trois ans -, enfin Vigny, un jeune officier dont le temps de garnison se passe à lire,
en anglais, Walter Scott et plus encore Byron.
On est ici à
deux pas de l’hôtel Richelieu,
celui qui fut au duc, devenu hôtel meublé avec restaurant, où descendent, 34 rue Saint-Augustin, Lamartine quand
il quitte Milly, et Guiraud quand il
arrive de Toulouse, où la célèbre Académie des Jeux Floraux a mis, en 1819, la
question suivante au concours : « Quels sont les caractères
distinctifs de la littérature à laquelle on a donné le nom de Romantique ...? »
A ces Jeux Floraux, le jeune Victor Hugo,
dix-sept ans, a été récompensé d’un lys d’or.
< Gallica |
A proximité
toujours du boulevard des Italiens, 17,
rue Neuve-Saint-Augustin, une centaine de personnalités ultras ont fondé
une Société royale des Bonnes-Lettres
qui est heureuse d’encourager ces amoureux de la féodalité et de l’Eglise.
Chateaubriand, pair de France, y accueille le jeune Victor par cette
exclamation : « Voilà l’enfant sublime ! » Le 28 février
1821, Abel Hugo y donne des cours
sur la littérature de l’Espagne, ses romances, le théâtre de son âge
d’or ; son jeune frère, Victor, y lira dorénavant ses odes à mesure qu’il
les écrit.
A l’autre
extrémité du Boulevard, comme on dit alors, au singulier, Merle, le directeur de la Porte
Saint-Martin, ouvre son théâtre à une troupe anglaise qui joue Shakespeare
dans sa langue maternelle. Les romantiques y courent, comme les jeunes
peintres, qui résistent vaillamment à ceux qui crient : « Parlez
français ! » ou plus bêtement encore : « A bas
Shakespeare ! C’est un aide de camp du duc de Wellington ! » Stendhal s’en indigne, qui est là parmi
d’autres romantiques, des libéraux qui font les mercredis et les dimanches du
salon de Jean-Etienne Delécluze,
peintre et critique d’art aux Débats.
Et quand ce n’est pas chez Delécluze, c’est chez son beau-frère, Emmanuel Viollet-le-Duc, (1, rue Chabanais) érudit à la
bibliothèque célèbre, où fréquente déjà Sainte-Beuve,
que se réunit cette aile-là du romantisme, ou dans le salon d’Albert Stapfer, ancien ministre
plénipotentiaire de Suisse (4, rue des
Jeûneurs), qui va traduire les œuvres dramatiques de Goethe dès 1825, et le
Faust deux ans plus tard.
L’argent du
bonheur.
Les trois
quarts des jeunes peintres vivent de la lithographie, depuis que la technique a
été introduite en France ; s’ils ont applaudi Shakespeare, c’est qu’ils
lui empruntent leurs sujets, comme à Walter Scott, dont la notoriété est
incroyable : ses œuvres complètes sont, à Paris, tirées d’emblée à dix
mille exemplaires, et connaîtront plusieurs éditions dans l’année, quand le
tirage moyen d’un ouvrage français est de mille deux cents. Son premier roman, Waverley,
le jeune Berlioz est déjà en train
d’en faire une grande ouverture pour orchestre, et Ivanhoé, le plus récent,
connaît une diffusion fantastique.
Mme Victor Hugo en 1838 par Louis Boulanger |
Soumet a beau
avoir l’autorité de ses 35 ans, Victor persiste et complète même ses trois
actes initiaux de deux autres tout aussi mêlés de comique et de tragique, si
bien qu’il ne reste plus à Soumet qu’à faire de même, en sens inverse. Hugo se
préoccupe de faire représenter son Amy
Robsart quand une pension de 2 000 francs du roi Louis XVIII
pour son Ode sur la Mort du Duc de Berry vient
remédier à ses soucis d’argent. Il oublie sa pièce, épouse Adèle Foucher, le 12
octobre 1822, à Saint-Sulpice, et le repas de noces a lieu dans la salle des
délibérations des Conseils de guerre ; il s’installe avec elle chez ses
beaux-parents.
Lamartine
aussi vient de se marier mais il a douze ans de plus que Victor, et Vigny va le
faire bientôt mais il est son aîné de cinq ans ; de surcroît, Hugo est le
seul à avoir voulu se garder vierge jusqu’au mariage. Si la littérature est à
renouveler, pour le reste, on est catholique et royaliste. La muse du Cénacle
est française, comme l’indique le titre de la revue qu’ils vont lancer à
sept : les frères Deschamps, Guiraud, Hugo, Soumet, Vigny, et leur aîné de
vingt ans et précurseur en vampirisme à la Byron, Charles Nodier. La Muse
française paraît le 28 juillet 1823 chez Ambroise Tardieu, libraire rue
du Battoir-Saint-André (aujourd’hui rue
Serpente) au n°12. Delphine Gay
qui, à seize ans, y donne des vers que l’Académie française va bientôt
distinguer, y est vite appelée « la muse de la patrie ».
La boutique
romantique de l’Arsenal.
Le jeune
couple Hugo s’est installé au 90 rue de Vaugirard, au 2e
étage, au-dessus d’un atelier de menuiserie, dans l’immeuble voisin de celui
qu’orne la fontaine du Regard, aujourd’hui colée au revers de celle de Médicis,
dans le jardin du Luxembourg. C’est à l’Odéon, pendant les représentations
du Freischütz de Carl Maria von Weber, - Robin des bois dans sa
version française -, qu’Hugo se lie avec Achille
Devéria, qui n’est encore que vignettiste. Il va bientôt le retrouver chez Nodier.
Soirée d'artistes chez Charles Nodier, 1831, Tony Johannot |
L’Arsenal va désormais être la "boutique
romantique", le repaire ou plutôt le moulin du Cénacle, puisqu’on y entre
sans se faire annoncer jusqu’à la chambre de sa femme, où Nodier accueille le
plus généralement ses amis. A six heures, la table est mise et des couverts
rajoutés à mesure qu’un nouveau venu se présente, jusqu’à douze inclusivement.
Le treizième sera servi à l’écart mais l’arrivée d’un quatorzième permettra aux
deux derniers de rejoindre la table commune.
Le 12 janvier 1824, Delacroix commence un tableau dans l’atelier qu’il a loué
spécialement pour l’occasion au 118, rue
de Grenelle. Cela fait bientôt deux ans qu’à Scio, vingt mille Grecs
paisibles ont été égorgés par les Turcs, et le reste des habitants emmené en
esclavage ; cela fait bientôt un an qu’il a décidé de donner des scènes du
massacre au Salon de 1824. La composition est à peu près définitive et, depuis
huit mois, il a multiplié les études préparatoire avec des modèles
professionnels, les croquis pris sur le vif d’après ses intimes, au 20 rue Jacob, où il est installé avec
son ami anglais Thales Fielding. Le
voilà au pied de la toile.
A l’Arsenal, les réceptions plénières n’ont
lieu, au salon, que le dimanche. A 8 heures, Charles Nodier va s’adosser à la
cheminée. Les mains dans les poches, il raconte des histoires de lutins, des
contes de fées, des souvenirs de jeunesse ou les mœurs des insectes. Il invite
Hugo à dire son texte quand il vient d’en terminer un, ou il laisse la place à
Lamartine qui arrive de son château de Saint-Point. Naturellement on commente
les attaques, qui s’entendent parfois comme des victoires, ainsi de la
déclaration d’Auger à l’Académie, ce 24 avril 1824 : « Un nouveau
schisme littéraire se manifeste aujourd’hui (...) La secte est nouvelle, et
compte encore peu d’adeptes déclarés ; mais ils sont jeunes et
ardents. »
Faire circuler le sang.
A 10h précises, place à la danse, on pousse
chaises et fauteuils, Marie se met au piano.
Nodier gagne sa table d’écarté où se succèdent face à lui le baron Taylor et puis Soulié, sans que cet ordre soit
immuable. Nodier est un joueur enragé qui, en voyage, privé de table, joue sur
son chapeau ; malgré quoi il perd tout ce qu’il veut, Lamartine en sait
quelque chose, qui est régulièrement « tapé ». Ceux qui avec Hugo préfèrent
causer se resserrent dans l’alcôve, à côté du piano.
Le baron Taylor amène avec lui à
l’Arsenal la plupart des peintres qui illustrent depuis déjà six ans les Voyages
pittoresques et romantiques dans l’ancienne France qu’il
publie avec Nodier et Alphonse de Cailleux : Bonington, Devéria, Isabey,
les Vernet. Les relations déjà
ébauchées aux parterres des théâtres se renforcent ici : désormais les
poètes romantiques ne publieront plus la moindre plaquette sans au moins un
frontispice gravé.
Delacroix, Scène des massacres de Scio, 1824. |
Le deuil
national qui suit la mort de Louis XVIII laisse le Salon suspendu jusqu’au
14 janvier 1825. Charles X préside alors seulement la distribution des
récompenses, que le tableau de Heim a enregistrée : on y découvre Gros, le
baron Bosio, Mme Vigée-Lebrun, Horace Vernet « alors un type accompli de
fashionable », Gérard en habit noir boutonné sur la poitrine, le baron
Lemot, Ingres, Cortot. Au fond, dans la foule plus compacte, Paul Delaroche,
Pradier, Isabey, Charles Nodier, le baron Taylor, Daguerre, Cherubini, Rossini.
Mais pas Delacroix.
Le 9 juillet,
Delacroix parti en Angleterre, le baron Taylor devient, par l’entremise de
Nodier, commissaire-royal près le Théâtre français. La première pièce qu’il y
fait donner est le Léonidas
de Pichat, resté en souffrance
depuis trois ans que le comité de lecture l’a accepté. Son succès est dû
peut-être à l’actualité de l’insurrection des Grecs, dont l’écho ne cesse de
retentir à Paris.
Les voisins de
la rue de Vaugirard.
Un ans plus
tard encore, « un jeune homme rouge, à bec d’aigle, aux favoris naissants,
aux yeux enfoncés, à la chevelure en bataille », comme Raymond Escholier
décrit Hector Berlioz, qui vient d’abandonner ses études de médecine pour
entrer au Conservatoire à 23 ans, fait jouer, à l’une de ses premières
auditions publiques, la Révolution
grecque.
Léonidas
a ramené en tous cas du public au Français, ce qui est pour Stendhal la
définition du romantisme : donner du plaisir aux contemporains tandis que
le classicisme « leur présente la littérature qui donnait le plus grand
plaisir à leurs arrière-grands-pères ». Pichat, phtisique, meurt au
printemps de 1827 ; les romantiques ont un martyr, et « la
secte » toute entière suit ses funérailles.
Taylor au Théâtre français, c’était
évidemment un allié précieux dont il fallait profiter sans attendre : dès
le 12 février 1827, Hugo lisait son Cromwell
chez ses beaux-parents, à l’hôtel des Conseils de guerre. Puis il allait
remercier, en voisin, Sainte-Beuve qui, dans le Globe libéral, avait
donné un article sur ses Odes et
Ballades, assez élogieux pour justifier cette démarche au 94
rue de Vaugirard où le jeune critique de 23 ans habitait avec sa mère, et
pour qu’une amitié naquît.
« Sans le
savoir, nous demeurions l'un près de l'autre rue de Vaugirard, lui au n° 90, et
moi au 94, racontera Sainte-Beuve. Il vint pour me remercier des articles, sans
me trouver. Le lendemain ou le surlendemain, j'allai chez lui et le trouvai
déjeunant. Cette petite scène et mon entrée a été peinte assez au vif dans Victor Hugo raconté par un témoin de sa
vie », c’est à dire par l’épouse du poète, Adèle Hugo.
En avril, le couple Hugo quitte ce 90 rue de
Vaugirard devenu trop exigu, Léopoldine et Charles y étant nés à deux ans
d’intervalle, et s’installe rue
Notre-Dame-des-Champs. Au n° 11,
au-delà d’une porte cochère, s’élève une maison de trois niveaux, (emportée
plus tard par le prolongement du boulevard Raspail), derrière laquelle un
jardin, avec sa pièce d’eau et son pont rustique, s’étend jusqu’à la rue
Duguay-Trouin, et par la porte du jardin, Victor pourra rejoindre pour y rêver
la pépinière du Luxembourg, avec sa collection de vignes de toutes espèces qui
s’étend autour du puits des Chartreux, petit pavillon qui rappelle l’ancien
monastère. (Elle occupait tout le triangle sur lequel allaient s’élever le
lycée Montaigne et la fac de pharmacie.)
Sainte-Beuve a
entamé des recherches sur la littérature du XVIe siècle, et Hugo l’adresse à Nodier, grand bibliophile
qui malheureusement doit souvent utiliser ses découvertes de livres rares à
éponger ses dettes de jeu. A l’Arsenal, Sainte-Beuve « petit, légèrement
voûté, mal habillé, à en croire Léon Séché, les cheveux roux, la figure
rougeaude, l’air empêtré d’un jeune scholar frais émoulu du
séminaire » s’éprend de Pauline
Magnin, épouse Gaume, à laquelle il dédiera plus tard, sous trois anonymes
étoiles, la Causerie au bal
des Poésies de Joseph Delorme.
« Je veux de la poudre et des
balles. »
Il n’est pas seul, ici, en amoureux transi et
Félix d'Arvers y soupire en silence
pour Marie, la fille de Charles Nodier, « Notre-Dame de l’Arsenal »
comme dit Hugo, si bien que ce poète ne nous reste connu que pour ce qu’il n’a
pas écrit :
"Mon âme a son secret; ma vie a son
mystère;
Un éternel amour en un instant conçu!
Le mal est sans espoir, aussi j'ai dû le
taire,
Et celle qui l'a fait n'en a jamais rien
su!"
La Maison de Victor Hugo rue ND-des-Champs, Paul Madeline, 1904 |
A l’automne,
Merle, le directeur de la Porte Saint-Martin, fait revenir sa shakespearienne
troupe anglaise, à l’Odéon cette fois. Les romantiques sont là à chaque
représentation : pour Hamlet,
pour Macbeth, pour Roméo et Juliette ; Hugo, et Vigny,
et Dumas, qui n’a encore aucune relation avec le Cénacle. Le rôle d'Ophélie est
tenu par une jeune actrice irlandaise, Harriet
Smithson. Tout au long de la tragédie d’Hamlet,
en anglais, dont il ne comprend pas un mot, Berlioz n’a d’yeux que pour
elle ; le rideau qui tombe emprisonne son cœur ; cette nuit du 11 septembre 1827, il la passe à
errer, en proie à l’exaltation la plus vive.
Delacroix
s’est contenté d’applaudir et, plus que ses interprètes, Shakespeare dont il a
eu la révélation à Londres, comme de Goethe d’ailleurs. Il a vu là-bas une
adaptation de Faust au comique et à la noirceur intimement mêlés ; Richard
III, Hamlet, Othello, joués par Kean, restent pour lui inoubliables
et en ont fait un shakespearien fanatique qui, ce soir-là, dans l’admiration,
communie avec Hugo.
Cela crée
assez de liens pour que, quand Victor donne sa vieille Amy Robsart à Paul Foucher, le plus jeune de ses deux
beaux-frères, qui désire percer au théâtre, Delacroix pose le crayon gras avec
lequel il déforme fantastiquement, sur la pierre à lithographie, hommes et
démons des scènes de Faust, pour dessiner les costumes de la pièce. Delacroix
habille les personnages de Hugo qui, lui, écrit une sorte de pendant aux Massacres
de Scio, l’Enfant, que l’on
retrouvera dans ses Orientales :
« Les Turcs ont
passé là : tout est ruine et deuil.
Chio, l’île
des vins, n’est plus qu’un sombre écueil, (...)
- Ah ! pauvre
enfant, pieds nus sur les rochers anguleux ! (...)
Que veux-tu ?
bel enfant, que te faut-il donner (...) ?
- Ami, dit
l’enfant grec, dit l’enfant aux yeux bleus,
Je veux de la
poudre et des balles. »
Deux bonnes recrues.
Amy Robsart est bientôt retirée de
l’affiche de l’Odéon, et l’amitié entre le peintre et le poète ne s’épanouit
guère davantage, Delacroix retourne à la réserve qui lui est coutumière. Il
préfère, à ces hauteurs de pensée,
retrouver Barye au Jardin des
Plantes, devant les fauves, puis raccompagner le sculpteur animalier à son atelier des basses écuries de l’ancien relais
de la poste à la barrière d’enfer, (auj. 77,
av. Denfert-Rochereau).
Le 11 février
1829, au soir, c’est la première d’Henri
III et sa cour, d’Alexandre
Dumas, un nouveau venu qui ne s’embarrasse ni de théories ni d’idéal
artistique et n’avait donné jusque-là que des vaudevilles ; Hugo et Vigny
sont dans la salle. Un « mouchoir » est passé dans la prose du drame
sans susciter de réprobations, et les partisans du romantisme saluent l’exploit
d’un fandango échevelé dans le foyer du Théâtre français ; les
« perruques » discutent d’une pétition pour demander au roi le
remplacement du baron Taylor.
Théophile
Gautier, « le nez
droit, le front bombé, les yeux dorés, le teint brun, mais pâli par le ciel
parisien, les cheveux longs et sombres, comme le décrit Raymond Escholier ;
costumé plus qu’habillé, tant sa mise est bizarre, ogive et cathédrale »,
ce qui est l’accoutrement des jeunes gens de 18 ans après le succès d’Henri
III, habite avec ses parents 4, rue
du Parc-Royal (auj. de Béarn) dans un hôtel du 17e siècle. Il se
destine à la peinture et fréquente l’atelier de Rioult, près du temple
protestant de la rue Saint-Antoine, et tout aussi proche du collège
Charlemagne, ce qui simplifie le passage des cours du collège aux leçons de
l’atelier ; c’est un volume des Orientales, trouvé parmi les
chevalets, qui lui fera choisir les lettres. Le 27 juin 1829, il accompagne
donc Gérard de Nerval, son
condisciple de Charlemagne, de trois ans son aîné qui, encore élève avait déjà
publié ses Elégies nationales,
et que sa rencontre avec Faust a fait romantique, qui va demander à Hugo
l’autorisation de tirer un mélodrame de Han d’Islande.
« J’ai
fait chez Victor Hugo, la connaissance du jeune traducteur de Faust. C’est un
esprit charmant, avec des yeux naïfs, et qui a des idées à lui sur Goethe et
sur l’Allemagne » note Ulric Guttinguer, cité par Séché. Gautier,
« l’air d’un étudiant et qui porte sur le dos des cheveux aussi longs que
ceux d’une jeune fille, m’a dit qu’il se destinait d’abord à la peinture, mais
qu’à présent il voulait faire de la littérature comme Gérard. Voilà encore deux
bonnes recrues pour les batailles de l’avenir. »
Lues dans la
chambre au lys d’or.
La rue de la Gaîté est auj. Vercingétorix; Perceval et Lebouis sont toujours là. < paris.fr |
Le 10 juillet, Victor Hugo lit sa Marion Delorme rue
Notre-Dame-des-Champs. La dernière
réplique achevée, à deux heures du matin, Dumas, le géant, l’attrape à
bras-le-corps et le soulève au-dessus des vivats de Balzac, de
Delacroix, de Vigny, de Musset que
Paul Foucher, son camarade de lycée, a introduit dans le cénacle,
de Sainte-Beuve, de Mérimée, de Boulanger, des Devéria, qui lui font un
triomphe. Une semaine plus tard, le
vendredi 17 à 8 h 30 précises du soir, comme l’indique l’invitation, c’est
Vigny, qui procède à la lecture de son adaptation d’Othello. Nodier, souffrant, s’est fait excuser ;
Musset y est très remarqué dans sa redingote bordée d’un col de velours qui
descend jusqu’à la ceinture, sur un pantalon collant bleu ciel. C’est à son
tour, ensuite, de lire chez lui, au 59, rue de Grenelle, dans une maison au
fond de la cour, derrière la fontaine des Quatre-Saisons, ses Contes d’Espagne et d’Italie.
La censure a
interdit Marion Delorme ; en deux mois, Hugo écrit une nouvelle
pièce et, le 30 septembre, il donne
lecture de son Hernani :
près de soixante personnes se pressent dans la chambre au « lys
d’or » pour l’entendre. Il réitère cinq jours plus tard devant les
Comédiens français qui reçoivent sa pièce par acclamations. A la fin du mois, la première de l’Othello de Vigny connaît un
grand succès mais un « mouchoir », cette fois, y suscite quelques
murmures qui mettent en garde, à travers lui, la secte romantique. D’autres
signes, plus graves, montrent qu’une cabale s’organise : les
répétitions d’Hernani, qui ont commencé, frisent le sabotage : les
acteurs y ridiculisent chaque tirade à plaisir. Avec ça, l’hiver s’annonce vif
et bientôt la Seine est gelée. Elle le reste du 20 décembre à la fin de
février ; Hugo va au Français en chaussons pour ne pas glisser. Par un
froid pareil, le public ne sort pas et l’on retarde de jour en jour la
première.
Sous les
perruques, les genoux.
Paul-Albert Besnard, la Première d'Hernani, 1830. Le gilet "cerise" de Gautier |
Le 25 février
1830, au parterre, Gautier porte un gilet cerise ou vermillon de Chine,
accompagné d’un pantalon vert très pâle, bordé sur la couture d’une bande de
velours noir, et un ample par-dessus gris doublé de satin vert, à revers
largement renversés. Un ruban de moire, servant de cravate et de col de
chemise, entoure le cou.
« Au
balcon et à la galerie, si elle raillait l'école moderne sur ses cheveux,
l'école classique, en revanche, étalait une collection de têtes chauves
pareille au chapelet de crânes de la comtesse Dourga. Cela sautait si fort aux
yeux, qu'à l'aspect de ces moignons glabres sortant de leurs cols triangulaires
avec des tons couleur de chair et de beurre rance, malveillants malgré leur
apparence paterne, un jeune sculpteur de beaucoup d'esprit et de talent,
célèbre depuis, dont les mots valent les statues, s'écria au milieu d'un
tumulte : "À la guillotine, les genoux !" [...].
Cependant, le
lustre descendait lentement du plafond avec sa triple couronne de gaz et son
scintillement prismatique; la rampe montait, traçant entre le monde idéal et le
monde réel sa démarcation lumineuse. Les candélabres s'allumaient aux
avant-scènes, et la salle s'emplissait peu à peu. Les portes des loges
s'ouvraient et se fermaient avec fracas. Sur le rebord de velours, posant leurs
bouquets et leurs lorgnettes, les femmes s'installaient comme pour une longue
séance, donnant du jeu aux épaulettes de leur corsage décolleté, s'asseyant
bien au milieu de leurs jupes. Quoiqu'on ait reproché à notre école l'amour du
laid, nous devons avouer que les belles, jeunes et jolies femmes furent
chaudement applaudies de cette jeunesse ardente, ce qui fut trouvé de la
dernière inconvenance et du dernier mauvais goût par les vieilles et les
laides. Les applaudies se cachèrent derrière leurs bouquets avec un sourire qui
pardonnait. »