(deuxième épisode de Paris des avant-gardes, commencé avec l'article d'août 2012)
Une pichenette au nez du classicisme.
Une pichenette au nez du classicisme.
Parmi les belles dont Théophile
Gautier se souviendrait ainsi, il voyait pour la première fois Delphine Gay, « vêtue de bleu, les
cheveux roulés en longue spirale d’or ».
« L'orchestre et le balcon étaient pavés de crânes
académiques et classiques. Une rumeur d'orage grondait sourdement dans la
salle; il était temps que la toile se levât ; on en serait peut-être venu aux
mains avant la pièce, tant l'animosité était grande de part et d'autre. Enfin
les trois coups retentirent. Le rideau se replia lentement sur lui-même, et
l'on vit, dans une chambre à coucher du seizième siècle, éclairée par une petite
lampe, dona Josepha Duarte, vieille en noir, avec le corps de sa jupe cousu de
jais, à la mode d'Isabelle la Catholique, écoutant les coups que doit frapper à
la porte secrète un galant attendu par sa maîtresse :
Serait-ce déjà
lui ? C'est bien à l'escalier
Dérobé...
La querelle était déjà engagée. Ce mot rejeté sans façon à
l'autre vers, cet enjambement audacieux, impertinent même, semblait un
spadassin de profession, allant donner une pichenette sur le nez du classicisme
pour le provoquer en duel. »
Le duel des protestations et des applaudissements va durer
jusqu’au dernier vers mais que la représentation ait pu atteindre son terme et
demeurer vaguement audible était déjà un succès. Au sortir du théâtre, les
jeunes romantiques, malgré le froid et leurs doigts gourds, couvrent les mur de
Paris de « Vive Victor Hugo ! »
Delphine Gay devenue Mme de Girardin reçoit de bas en ht et de g à d: Balzac, Gautier, Dumas, Alphonse Karr, Liszt au piano et Paganini, Jules Janin, Victor Hugo. Granville. Gallica |
Si Harriet Smithson
ne répondait pas à ses lettres, peut-être serait-elle sensible à sa
musique ? Berlioz allait écrire
une grande symphonie qui serait "le développement de [sa] passion
infernale et où elle serait dépeinte." Musique à programme,
autobiographique, sa Symphonie
fantastique mettra en notes l’idée fixe d’un jeune musicien d'une
"sensibilité morbide et d'une imagination ardente", sa tentative de
suicide à l’opium et les hallucinations qui s’ensuivent : la première
rencontre, une scène de bal, un court apaisement aux champs, le meurtre de
l’indifférente, l’assassin conduit à la guillotine, un sabbat de sorcières dont
la bien aimée est devenue l’une.
Au milieu d’avril, il l’a finie, et il enchaîne avec le
concours de l’Institut.
Sainte-Beuve est
venu habiter avec sa mère au 19, rue Notre-Dame-des-Champs. « Hugo demeurait alors rue Notre-Dame des
Champs, n° 11, et moi, j'étais son proche voisin encore : je demeurais même
rue, au n° 19. On se voyait deux fois le jour », écrira-t-il dans son
autobiographie. Mais davantage encore, il voyait Adèle Hugo, l’épouse de son ami :
« Et là, vous trouvant seule, ô mère et chaste épouse,
Et vos enfants au loin épars sur la pelouse,
Et votre époux absent et sorti pour rêver... »
La grande populace et la sainte canaille.
Un second fils, François-Victor, est né à Hugo rue
Notre-Dame-des-Champs mais ce ne sont pas ses trois enfants s’égaillant à
grands cris sur la pelouse, qui font que son propriétaire lui donne congé mais Hernani, qui lui vaut plus de
visites encore après qu’avant : « Le romantisme, dit la préface de
l’édition qui a suivi les premières représentations, n’est, à tout prendre, que
le libéralisme en littérature. » Politiquement, le romantisme a
viré à bâbord.
La famille Hugo déménage donc au 9, rue Jean-Goujon, au 2e
étage d’une maison qui est encore la seule de cette rue ouverte depuis
seulement sept ans. Le 27 juillet 1830, Victor, que Nodier n’appelle plus que « le démon Ogive » parce que
son vocabulaire est devenu sempiternellement gothique maintenant qu’il veut
écrire un roman sur Notre-Dame de Paris, se lance effectivement à l’assaut de
la cathédrale. Les Poésies de
Théophile Gautier, ses premiers vers à compte d’auteur, sont placés par le
libraire-éditeur Marie dans sa vitrine du passage des Panoramas le 28 juillet.
Berlioz, lui, termine son concours pour le prix de Rome et couche des notes sur
du papier tandis que le son d’authentiques canonnades arrive jusqu’à lui en ces
Journées de Juillet : « le bruit du canon et de la fusillade a été
très favorable à mon dernier morceau ».
A l’Arsenal, c’est un ciseleur en métaux saint-simonien, -
certains des hôtes d’ici sont en relation avec le groupe du 6 rue Monsigny -,
un nommé Feugère dit Jambe de bois,
qui sauve la bibliothèque de Nodier de la mitraille et de l’incendie. A 19 ans,
Franz Liszt, dont l’amoureuse, son
élève, a dû épouser un noble comme elle, s’enflamme pour la révolution. Alexandre Dumas est dans la rue :
bibliothécaire du duc d’Orléans, il s’imagine déjà ministre ; il échappe
aux balles de l’armée, si l’on en croit ses souvenirs, en s’abritant derrière
un lion de l’une des deux fontaines disposées alors aux angles du parvis de
l’Institut.
Le peintre hollandais Ary
Scheffer, professeur des enfants de Louis Philippe, duc d’Orléans,
républicain de cœur, attend lui aussi beaucoup du changement de régime. Il
l’obtiendra. En fait, plus en commandes qu’en avancées démocratiques. Dans ses
tableaux d’histoire médiévale, on retrouvait « les plus chers souvenirs
des grands poètes », écrira Baudelaire, sa vogue était « un hommage à
la mémoire de Goethe. » Dorénavant, il se ferait construire, 16 rue
Chaptal, deux ateliers dans la cour, il serait peintre officiel.
Le 19 septembre 1830, Sainte-Beuve est le parrain de la
dernière née des Hugo, Adèle. Le même jour, la Revue de Paris publie La
Curée, d’Auguste Barbier,
interpellant les « Héros du boulevard de Gand », qui se sont tenus
cois alors - « Que faisaient-ils, tandis qu'à travers la mitraille, /
Et sous le sabre détesté, / La grande populace et la sainte canaille / Se
ruaient à l'immortalité ? » Les gandins ont su dès le lendemain
s’approprier les fruits des Trois Glorieuses. En un jour, Barbier, poète de
vingt-cinq ans devient célèbre. Un mois et demi plus tard, Sainte-Beuve avoue à
Victor Hugo son amour pour Adèle, sa femme.
Le petit cénacle crâne.
Dans une boutique de fruitière qui sert d’atelier à Jehan Duseigneur, en face du 88 rue de
Vaugirard et de la fontaine du Regard, des médaillons de plâtre culottés à
l’huile grasse représentent Nerval,
Gautier, Auguste Maquet, leur condisciple
de Charlemagne, qui se fait appeler Mac
Keat, Pétrus Borel, un
architecte qui aime trop le Moyen-Age pour trouver à bâtir des maisons et qui
préfère étudier le dessin dans l’atelier d’Eugène
Devéria, Jules Vabre, architecte
comme lui et logé avec lui « sous la voûte d’une cave à demi effondrée
dans une maison de la rue Fontaine au Roi », et quelques autres. Ils font
cercle autour d’un buste de Victor Hugo, qui est l’œuvre du maître des lieux.
Les modèles ont des gilets de couleurs et les cheveux longs, ils se disent
membres d’un « Petit Cénacle », nom qui à lui seul est un hommage à
Hugo comme le buste est l’autel de son culte, malgré quoi il reste place dans
leurs admirations pour Byron et pour le roman noir anglais d’Ann Radcliffe et
de Lewis.
Comme
leurs aînés ont le cabaret de la mère Saguet, ils ont eux aussi une guinguette,
avenue de la Grande Armée, un peu avant l’Etoile, sur la gauche, une petite
maison basse, en rez-de-chaussée, à l’enseigne du " Petit moulin
rouge ", avec sa salle commune, une autre réservée aux repas de
corps, et un cabinet de société qui ouvre sur un jardinet d’une pente assez
forte, distribué en berceaux et en tonnelles. Là Graziano, un Napolitain, fait à de pauvres ouvriers italiens,
stufeto, tagliarini et gnocchi. La bande du Petit Cénacle s’y régale bien sûr
mais ce qui est plus original, y boit dans le crâne d’un tambour-major tué à la
Moskowa, pris à la collection anatomique du père de Nerval, ancien chirurgien
d’armée, crâne sur lequel Gautier a fixé une poignée de commode en
cuivre : « on remplit la coupe de vin, on la fit passer à la ronde,
et chacun en approcha ses lèvres avec une répugnance plus ou moins bien
dissimulée. »
Au 13, quai Voltaire, au 5e étage, dans
l’atelier où il a succédé à Horace
Vernet, parti pour Rome, Delacroix,
pour qui la vie de bohème partagée avec Bonington ou les frères Fielding est
déjà passée, peint seul la Liberté
guidant le peuple, en hommage aux victimes de Juillet. La seule autre
œuvre inspirée par la récente révolution est le recueil de Barbier, les Ïambes, dont la préface oppose
la poésie qui « juge » à celle qui « amuse ».
George Sand est
arrivée à Paris, en compagnie de Jules
Sandeau, et ils se sont posés d’abord au 21, quai des Grands-Augustins,
qu’ils ont quitté pour une mansarde du 25 quai Saint-Michel, jusqu’à laquelle Balzac hissera souvent son gros ventre.
Sur l’autre rive, Chopin est au 4e
étage du 27, boulevard Poissonnière, d’où l’on a une vue qui s’étend de
Montmartre jusqu’au Panthéon : « Bien des gens m’envient cette vue mais
personne mon escalier ».
L’épanchement romantique.
On descend de toutes ces hauteurs pour le premier concert
que donne Paganini à Paris, le 9
mars, ou pour applaudir Marie Dorval,
aux côtés de Bocage, à la première d’Antony, de Dumas, au théâtre de la
Porte Saint-Martin, le 3 mai. C’est l’un de ces moments de l’épanchement
romantique, qui déborde alors bien au delà de la salle, le perron, les
trottoirs, la chaussée même du boulevard, et jusqu’au domicile de l’actrice
qu’on raccompagne chez elle, 15 rue Meslay. « Ce que fut la soirée, se
souviendra Gautier, aucune exagération ne saurait le rendre. La salle était
vraiment en délire ; on applaudissait, on sanglotait, on pleurait, on
criait. La passion brûlante de cette pièce avait incendié tous les cœurs. »
Ce fut « le plus grand événement littéraire de son temps », selon Maxime du Camp.
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Le 5ème acte se termine sur ses mots :
- Elle me résistait, je l’ai assassinée. Un soir, sous le coup de l’émotion,
Bocage ne trouve plus ses mots. Alors Marie Dorval, blessée à mort, dans la
position que l’on voit ci-contre, se soulève et dit tranquillement au public :
- Je lui résistais, il m’a assassinée.
Antony, acte V. Litho d'Alfred Johannot. Gallica |
Sainte-Beuve reçoit maintenant Adèle Hugo à l’Hôtel meublé
de Rouen, où il occupe deux chambres du 4e étage, au 2 cour du
Commerce-Saint-André (auj. 4 passage du Commerce) ; c’est là que s’écrit Volupté. En juin, Delphine Gay,
que courtisait Vigny, épouse Emile de Girardin, et Hugo, Balzac, Musset, Lamartine, Sainte-Beuve, prennent le chemin de leur salon du 11 rue
Saint-Georges. Puis, au prétexte que la fille des Bertin, Louise,
conseillée par Berlioz, veut mettre en musique son Notre-Dame de Paris, Hugo et sa famille iront passer l’été
chez eux, dans leur propriété des Roches, près de Bièvre. Il serait décent que
Sainte-Beuve, de son côté, acceptât un poste à l’Université de Liège. Mais
finalement, il ne peut s’y résoudre. Le 6 juillet 1831, Hugo met fin par lettre
à leur amitié : « Cessons donc de nous voir... » Le 18 juillet,
il termine l’Hymne aux morts de
juillet, commandé par le gouvernement, que Hérold met en musique, et qui est exécuté au Panthéon le 27 pour
l’anniversaire des Trois Glorieuses.
La nouvelle censure a autorisé Marion Delorme, que Marie Dorval joue en août sans susciter
ni enthousiasme ni colère. Le premier concert public de Chopin a lieu salle
Pleyel, le 26 février 1832 ; Franz Liszt est dans la salle, et c’est pour
lui la révélation de ce que peut offrir le piano à l’expression de son moi. Il
est à nouveau dans celle de l’Opéra, (alors 12 rue Lepeletier), en avril, pour
le concert de Paganini en faveur des victimes du choléra, auxquelles l’étudiant
médecin Nerval a tenté d’apporter quelque secours, et c’est une autre
révélation : celle d’une perfection technique à laquelle il s’efforcera
désormais d’atteindre.
Retour à Paris, Berlioz redonne sa Symphonie fantastique, déjà exécutée une première fois à la
fin de 1830, et qui avait été l’occasion d’une rencontre avec Franz Liszt,
désireux d’exprimer son enthousiasme. L’œuvre a maintenant une suite écrite en
Italie, Lélio, et surtout,
cette fois, par le plus grand des hasards, Harriet Smithson, de passage dans la
capitale, vient l’entendre. Un autre voyageur, Heinrich Heine, s’en souviendra : « Berlioz, à la chevelure
ébouriffée, jouait les timbales tout en regardant l'actrice d'un visage obsédé
et chaque fois que leurs yeux se rencontraient, il frappait encore d'une plus
grande vigueur. » Elle n’y résista pas : leur mariage sera célébré le
3 octobre 1833 à l’ambassade britannique, 39 rue du faubourg Saint-Honoré.
Un bal square d’Orléans.
La liberté guidant
le peuple, après avoir été quelque temps au Luxembourg, est rendue à
l’artiste et regagne son atelier du quai Voltaire. Victor Hugo a renoncé, après
dix ans, à sa pension royale, et sa famille est venue s’installer place des
Vosges, au 2e étage du n°6. Ses fenêtres jouxtent celles des Gautier,
au n°8 (auj. 6 bis), qui ne s’ouvriront plus quand le père de Théophile
enfermera son fils dans sa chambre pour le forcer à écrire son Mademoiselle de Maupin. Finies
alors les promenades avec Eugénie Fort,
rencontrée sur la place, qui les menaient jusqu’à Notre-Dame où ils voyaient
devenir vivantes les scènes dramatiques qu’ils avaient lues dans le roman de
Hugo. Le dieu du Cénacle, lui, met à profit la sortie discrète qui donne sur
l’impasse Guéménée pour gagner l’hôtel meublé de la Herse d’Or, rue du
Petit-Musc, où il rencontre une commerçante du quartier. Il utilisera bientôt
la même issue pour rejoindre Juliette
Drouet, qui joue dans sa Lucrèce Borgia, au Théâtre de la
Porte-Saint-Martin, et habite la proche rue Sainte-Anastase.
Alexandre Dumas s’est installé au 2 square d’Orléans avec
l’actrice Belle Krelsamer (nom de scène :
Mélanie Serres), leur fille, et le
fils, Alexandre, qu’il avait eu six ans plus tôt de la couturière Catherine Labay, sa voisine de palier
quand il était arrivé à Paris, en 1823, dans une chambre du 1 place des
Italiens (auj. Boieldieu). Paganini est l’hôte des Movedey, au 10 de ce même
square d’Orléans, tellement anglais, avec ses colonnes ioniques comme on en
trouve à Regent’s Park, sur des cuisines en sous-sol éclairées grâce au fossé
qui les borde. Chopin est devenu le voisin de Heine cité Bergère, ce passage en
L avec une placette au creux du coude, bordé d’hôtels pour les étrangers qui
viennent visiter les boulevards. George Sand, au 3e étage de
l’immeuble du fond, côté jardin, du 19 quai Malaquais, écrit Lélia ; elle a remplacé
Jules Sandeau par les vingt-trois ans d’Alfred de Musset.
Le 23 février 1833, le baron
Taylor aborde au pont de la Concorde avec l’obélisque de Louxor qu’il a négocié
auprès du pacha d’Egypte. Le 30 mars, Dumas donne un grand bal costumé pour le
Tout-Paris romantique, dans un appartement du square d’Orléans qu’on lui a
prêté pour l’occasion et que vont décorer tous les artistes amis :
« Trois jours avant le bal, tout le monde était à son poste : Alfred Johannot esquissait sa scène de
Cinq-Mars ; Tony Johannot, son
sire de Giac ; Clément Boulanger
sa Tour de Nesle ; Louis Boulanger,
sa Lucrèce Borgia ; Jardin et Descamp travaillaient en collaboration
à leur Debureau, Granville à son
orchestre, Barye à ses tigres, Nanteuil à ses panneaux de portes, qui
étaient deux médaillons représentant, l’un Hugo, l’autre Alfred de
Vigny. »
Bientôt on fait
cercle autour de Delacroix, qui dresse un cavalier ensanglanté au milieu d’une
masse de blessés et d’amoncellements de cadavres, sur fond de soleil
couchant ; en deux ou trois heures il a brossé son champ couvert de morts
et le groupe est resté médusé devant la performance.
Quelques décors du bal: Vigny au dessus de Cinq Mars, Hugo surmontant Quasimodo. Célestin Nanteuil. Gallica |
Impasse du Doyenné.
Le soir du bal, Dumas porte un costume de 1525, Belle a une
robe de velours noir à la Hélène Fourment ; la troupe qui joua Henri III, Melle Mars en tête, est venue avec ses costumes de scène ; Rossini est en Figaro, Musset en
Paillasse, Eugène Sue en domino
pistache, Delacroix en Dante, Barye en tigre du Bengale. Marie Dorval est
arrivée du 44 rue Saint-Lazare, où elle habite désormais, avec Vigny, sa
nouvelle liaison. Naturellement, en toute occasion, on fait flamber le punch.
On a si souvent cela devant les yeux que, voulant décrire, en voyage, la
fontaine du casino de Wiesbaden illuminée de feux de Bengale, Gautier la
comparera à « un gigantesque bol de punch remué ».
En 1910. Rol, Gallica |
A la fin de la même année, le peintre Camille Rogier, chez lequel Nerval passe le plus clair de ses
journées, quitte le 5 rue des Beaux Arts pour s’installer au 3 de l’impasse du
Doyenné, dans ce quartier, disparu sous Haussmann, de la place du Carrousel, où
les fenêtres donnent sur la galerie du musée du Louvre, les arbres qui
ombragent un manège, et le dôme écroulé depuis le dix-huitième siècle de
l’église Saint-Thomas, sous lequel s’est abrité un cabaret. Ou bien donnent
« sur des terrains pleins de pierres taillées, d'orties et de vieux
arbres », se souviendra Gautier, dont le père vient d’être nommé receveur
à l’octroi de Passy, et qui en profite pour prendre son indépendance en louant
deux petites pièces à côté de ses amis.
« Le bon Rogier souriait dans sa barbe, du haut d’une
échelle, où il peignait sur un des trois dessus de glace un Neptune, - qui lui
ressemblait ! raconte Nerval. Puis les deux battants d’une porte
s’ouvraient avec fracas : c’était Théophile. On s’empressait de lui offrir
un fauteuil Louis XIII, et il lisait, à son tour, ses premiers vers, - pendant
que Cydalise 1ère, ou Lorry, ou Victorine, se balançaient
nonchalamment dans le hamac de Sarah la blonde, tendu à travers l’immense
salon. »
Les embrassements des cydalises.
Nanteuil, Corot,
Auguste de Châtillon avec un « Moine
rouge, lisant la Bible sur la hanche cambrée d’une femme nue, qui
dort », Chassériau avec des Bacchantes,
« qui tiennent des tigres en laisse comme des chiens », et Gautier
lui-même qui, se souvenant de ses débuts, peint « dans un dessus de glace
un déjeuner sur l’herbe, imitation d’un Watteau ou d’un Lancret
quelconque », allaient ajouter au décor des fêtes, des bals, des
pantomimes, des comédies – « Et que notre pauvre Edouard [Ourliac] était
comique dans les rôles d’Arlequin ! » -, et des soupers, auxquels on
convie tous les locataires distingués de l’impasse, qui n’étaient « reçus
qu’à condition d’amener des femmes du monde, protégées si elles y tenaient, par
des dominos et des loups. ».
« C'est rue du Doyenné, dans ce salon où les
rafraîchissements étaient remplacés par des fresques, se souviendra Gautier,
que fut donné ce bal costumé qui resta célèbre, et où je vis pour la première
fois ce pauvre Roger de Beauvoir,
qui vient de mourir après de si longues souffrances, dans tout l'éclat de son
succès, de sa jeunesse et de sa beauté. Il portait un magnifique costume
vénitien, à la Paul Véronèse : grande robe de damas vert-pomme, ramagé
d'argent, toquet de velours nacarat et maillot rouge en soie, chaîne d'or au
col; il était superbe, éblouissant de verve et d'entrain, et ce n'était pas le
vin de Champagne qu'il avait bu chez nous qui lui donnait ce pétillement de
bons mots. Dans cette soirée Édouard Ourliac, qui plus tard est mort dans des
sentiments de profonde dévotion, improvisait, avec une âpreté terrible et un
comique sinistre, ces charges amères où perçait déjà le dégoût du monde et des
ridicules humains. »
Ici, la Cydalise passe des bras de Rogier à ceux de Théo,
pour céder la place à la Victorine, et ici Eugénie Fort se donne cinq ans après
leur première rencontre, pour ne parler que de quelques-unes qui comptèrent.
Ici Nerval invite Jenny Colon, qu’il
a vue chanter aux Variétés, et il va fonder pour la servir, une revue, le Monde dramatique, qui ruinera
l’héritage qui l’avait fait presque riche.
« Nous entendions le matin le chant du coq, parce que
la portière avait une basse-cour : chèvre, poules, pigeons, tout cela
vivait dans l’herbe du Louvre », écrit Arsène Houssaye qui partage leur logis, comme Eugène Piot, tandis qu’y passent Gavarni et Alphonse Karr,
qui viennent l’un et l’autre de Montmartre, le premier vivant avec ses parents
à côté de l’église Saint-Pierre, le second rue de Ravignan (auj. place Emile
Goudeau), au milieu des feuillage, à travers lesquels il peut presque
apercevoir le Doyenné.
Gautier par C. Nanteuil en 1838. Gallica |
La presse du pain quotidien.
En 1835, Marie de
Flavigny, comtesse d’Agoult,
abandonne son mari et leur fille pour s’enfuir avec Frantz Liszt à Genève. En
octobre, Marie Dorval, la Kitty Bell de Chatterton,
le drame en prose que Vigny a écrit pour elle,
emménage au premier étage du 40 rue Blanche, parce qu’il y là pavillon
d’écurie et remise où la voiture et les chevaux qu’elle possède désormais
pourront trouver place.
Chopin est passé d’une chambre au 5 à un appartement de
deux pièces au 38 de la rue de la Chaussée-d’Antin, quand Liszt et Marie
d’Agoult sont de retour avec une fille nouvelle-née. Liszt, le virtuose absolu,
doit absolument réaffirmer à Paris sa primauté sur un rival naissant, Thalberg,
s’il veut conserver sa suprématie européenne. Ils sont arrivés avec George
Sand, rencontrée par Musset et retrouvée à Chamonix, et ils s’installent tous
trois à l’hôtel de France, des 21-23 rue Laffitte où ils tiennent salon commun.
C’est ici que Liszt présentera Chopin à George Sand.
Gautier, Nerval, Houssaye ont dit adieu à la bohème galante
du Doyenné. Gautier, intronisé par Hugo, commence à travailler pour la Presse que lance Emile de
Girardin ; il ne sait pas qu’il y est pour vingt ans. Au quotidien,
l’épouse du patron, Delphine, née Gay, invente la rubrique des potins avec ses Lettres parisiennes ;
Gautier et Nerval s’y partageront un moment la critique dramatique.
Gautier s’est mis en ménage avec Victorine au « palais
Bothorel », ancien siège démesuré de la société faillie des Omnibus-restaurants,
créée par le vicomte pour livrer des plats à domicile. Nerval et quantité de
gens de lettres logent eux aussi autour du jardin des 18-20 rue Navarin. Jenny
Colon se marie ; ce n’est pas avec Nerval.
Après trois années passées à Montmartre, Berlioz et Harriet
Smithson ont quitté la butte pour un appartement meublé du 34 rue de Londres ;
la rue est bruyante et l’harmonie du couple un souvenir, Berlioz doit chercher
la paix propice à sa musique dans une mansarde. Les amours de Chopin et de
George Sand naissent à la fin de juin 1838 ; celles de Marie Dorval et de
Vigny finissent en septembre. Musset loue un pied-à-terre au 9 rue Tronchet
pour y recevoir Aimée d’Alton, sa
maîtresse de vingt ans, la "belle maîtresse" de la Nuit d'octobre, la Béatrice du Fils du Titien.
Le Grrrand opéra Malvenuto Cellini. Gallica |