Réalistes, de toutes façons.

-->(troisième épisode de Paris des avant-gardes, commencé avec l'article d'août 2012)

I. Le Salut Public au Pays Latin

« O terre aventureuse / Où vit la fête heureuse / Du beau rire argentin, / Pays Latin! (...) Ris dans la triste ville, / Cher et suprême asile / Des fécondes leçons, / Nid de chansons! / Toi seul, avril en fête, / Héraut, lutteur, poète, / En ce temps envieux / Tu n'es pas vieux! » Théodore de Banville vécut ainsi Au Pays Latin, l’une de ses Odes funambulesques.
Ils n’étaient pas vieux, ils avaient 20 ans et ils arrivaient de leur province, à l’orée des années 1840, au Quartier latin. Courbet atterrit d’abord au 4, rue Saint Germain des Prés (auj. Bonaparte, un peu au sud du carrefour qu’elle forme avec la rue Jacob), puis il prend un atelier au 89, rue de la Harpe, (à l’endroit où celle-ci rejoignait la rue Monsieur-le-Prince, tronçon emporté par le percement du boulevard Saint-Michel), que vont fréquenter ses compatriotes francs-comtois, Max Buchon, poète, romancier, traducteur, Armand Barthet, Charles Toubin, Francis Wey, le sculpteur Clésinger, le musicien Promayet, le peintre Jean Gigoux, et surtout le philosophe Proudhon.
Champfleury, venu de Laon, trouve à se loger au fond d’une impasse récemment ouverte, au 23, cité Neuve-Pigalle (auj. Germain Pilon), et il se lie très vite avec le fils d’un tailleur allemand, concierge du 5, rue des Trois-Frères, Henri Murger, qui a pris son indépendance de l’autre côté de la place Pigalle, 1, rue de la Tour d’Auvergne et qui, se destinant à la peinture, fréquente les artistes des deux rives quand le purpura ne le retient pas sur le lit n°10 de la salle Henri IV de l’hôpital Saint-Louis. Pierre Dupont, arrivé de Lyon, réussit assez vite à placer quelques poèmes dans la Gazette de France et dans la Quotidienne.
Charles Baudelaire est venu au monde, lui, au Quartier latin, dans une maison de la rue Hautefeuille (détruite plus tard par le percement du boulevard Saint-Germain), et son beau-père l’a mis en pension, après son bac, dans un établissement dit des Hautes-Études, chez Lévêque et Bailly, 11, place de l’Estrapade, où logent aussi les poètes normands Gustave le Vavasseur et Philippe de Chennevières, qui deviendront ses amis, comme aussi Ernest Prarond.
Louis Ménard, condisciple du collège Louis-le-Grand, dont Baudelaire a été renvoyé précédemment, loge dans deux petites chambres au 5e étage, 3, place de la Sorbonne, sur laquelle donne le balcon de l’une, et qui seront durant un lustre le rendez-vous du premier groupe amical.
Par Edouard Ourliac, de huit ans plus âgé, ex Arlequin des comédies du Doyenné, Baudelaire fait ses premières rencontres littéraires, qui ne vont guère au-delà de la présentation : Nerval, retour de Vienne, Balzac, dont Ourliac a préfacé le César Birotteau en 1838, et même Victor Hugo.

Buveurs d’eau et corsaires.

Théodore de Banville, né à Moulins, a grandi à Paris ; à 19 ans, il est déjà l’auteur des cinq mille vers des Cariatides, qu’il a pu écrire à loisir dans une vaste pièce que ses parents lui avaient réservée à cet usage. Les Banville, aristocrates mais républicains, recevront bientôt sans manières Murger, qui a pour toute éducation celle de l’école mutuelle, Pierre Dupont ou Privat d’Anglemont, « le plus grand des bohèmes de Paris ».
Tous prennent en exemple le jeune prodige : Buchon versifie en même temps qu’il recueille des chansons populaires ; Courbet exécute quatre lithographies pour le volume d'Essais poétiques que son ami fait paraître ; Baudelaire et le Vavasseur donnent anonymement au Corsaire une chanson qu’ils ont écrite ensemble ; Pierre Dupont publie bientôt son premier volume Les Deux Anges. Mais il sont tous assez bohèmes pour que le général Aupick, son beau-père, envoie Baudelaire se calmer sur la mer et la route des Indes, à l’été de 1841. Le jeune fashionable rentre dix-huit mois plus tard... pour s’éprendre d’une mulâtresse, Jeanne Duval, qu’il aperçoit, alors qu’il est avec Nadar, figurante sur la scène du tout récent théâtre de la porte Saint-Antoine, 25, boulevard Beaumarchais.
Pierre Dupont est primé par l’Académie française, ce qui lui vaut de pouvoir travailler au dictionnaire que publie la vénérable maison. Le voilà pour quelque temps pourvu de revenus stables, ce qui n’est pas le cas du « cénacle des buveurs d’eau » qu’il côtoie à  l’Hôtel Merciol, 5, rue des Canettes. Là, treize - en référence à l'Histoire des Treize que Balzac avait écrite en 1831 -, peintres, musiciens, sculpteurs, romanciers, poètes n’ont guère de quoi se payer à boire, et certains sont de vrais miséreux comme ce Karol qui loge « avenue de Saint-Cloud, dans le troisième arbre à gauche en sortant du Bois de Boulogne, sur la cinquième branche ». Parmi eux Murger, passé de la peinture à la poésie, et Alexandre Schanne qui met en musique – à défaut de les mettre à sa bouche – les oignons et le beurre de la Soupe au fromage, dont Max Buchon a écrit les paroles, et qui deviendra l’hymne, mieux la Marseillaise de l’école réaliste.
Richard Wagner n’est guère plus riche, que Murger, Champfleury et Courbet rencontrent dans un bouge de la rue Jacob, alors qu’avec sa femme ils vivent au 14, au fond d’une cour, qu’il a terminé Rienzi, et commencé le Vaisseau fantôme, toutes choses qui ne l’empêchent pas d’être au bord de la prison pour dettes.
Champfleury, le roux Nadar – « Personne n'a eu les cheveux plus rouges que Nadar », dira Banville -, fréquentent aussi l’hôtel Merciol comme, tout à côté, le cabaret-restaurant de Perrin, place Saint-Sulpice. Mais le territoire du groupe a pour phare Le Corsaire et ses bureaux de la rue Montmartre, auquel Nadar donne des contes, et dont l’humoriste Victor Mabille, est un des rédacteurs de la première heure.

De Mabille et Bullier à l’île Saint-Louis.

Chez Mabille, le coup de pied qui décoiffe. Gallica
Le territoire a pour balises le bal que Mabille vient de rénover, 49 à 53 avenue Montaigne, et le bal de La Grande-Chartreuse, « premier nom que porta le bal public fondé par M. Bullier, près de la sortie du jardin du Luxembourg qui regarde l'Observatoire. » A Mabille régnent la « reine Pomaré », - « très grande et svelte sans maigreur, avec la poitrine plate comme celle d'un homme, elle était exactement, selon la curieuse expression de Baudelaire, un ami avec des hanches » -, Céleste Mogador, Rigolboche, Chicard puis Brididi, qui lui succède « comme roi de la Danse excessive et vertigineuse », sans parler de « Désirée Rondeau, l’une des marquises de Mabille » à laquelle Privat d’Anglemont dédiera un... « Rondeau » dans le Corsaire fusionné avec le Satan.
Momus par Henri Lévis, 1849. Gallica
Tout aussi brillants dans la topographie réaliste, l'Estaminet de l'Europe, situé au coin du carrefour de l'Odéon et de la rue de l'École-de-Médecine -  « Le propriétaire y faisait, écrit Banville, crédit aux fils de famille jusqu'à leur mariage, de sorte que lorsqu'ils étaient mariés, ils avaient à payer beaucoup de chopes » -, le marchand de vin Duval, au coin de la rue Voltaire (auj. Casimir-Delavigne) et de la place de l’Odéon, où Baudelaire dînait déjà avec Prarond à son retour des mers du sud,  le café Momus, au pied du Journal des Débats, 17, rue des Prêtres-Saint-Germain-l'Auxerrois, où l’on pouvait croiser autour de ses quatre billards les gloires de la génération précédente, comme au Divan Le Peletier, en face de l’Opéra, où Banville se souviendra avoir vu Musset pour la première fois : « Le divan Le Peletier ne ressemblait à rien autre chose au monde; on y causait quelquefois très bien, mais il n'y a pas d'endroit où l'on ait causé plus et bu moins de breuvages. »

Murger et Champfleury partagent maintenant un logement rue de Vaugirard. Le fantasque Baudelaire s’est logé 10 (auj. 22), quai de Béthune, dans l’île Saint-Louis, au rez-de-chaussée d’un hôtel du XVIIe siècle, dans une pièce unique, très haute ; il a installé Jeanne Duval, la « Vénus noire », et sa blonde soubrette à deux pas, rue de la Femme-sans-Tête (auj. rue Le Regratier), puis il a disparu. Émile Deroy, qui faisait son portrait, n’arrive plus à le retrouver ni chez Banville, dans son petit appartement de la place de l’Odéon, au début de la rue Monsieur-le-Prince, ni rue de Seine chez l’étudiant en droit Louis Ulbach, qui sera dix ans plus tard directeur de la Revue de Paris aux côtés de Maxime Du Camp et si désireux pour l’heure de reconstituer un cénacle en souvenir de celui de 1830, ni chez Le Vavasseur, 31 rue de Beaune.
Chez Ulbach, on gardera le souvenir de la récitation d’une Manon la pierreuse, dont la « chemise fangeuse », dès le premier vers, pour ne rien dire du reste, avait estomaqué cette assemblée séraphique à laquelle Baudelaire avait recommandé, pour finir, d’aller versifier sur le motif, dans les bas fonds ! Banville se souviendra que déjà le poète « souffrait de la quantité de poncifs et de lieux communs que l’école romantique avait, comme l’école classique, accumulés ; il voulait que la douleur, que la beauté, que l’héroïsme modernes, qui ne ressemblent en rien à ceux des âges précédents, trouvassent une représentation qui leur fût propre et fussent exprimés par un art nouveau. »

La reine Pomaré chez Baudelaire.

A l’automne 1843, Baudelaire réapparaît à l’hôtel Pimodan, 17, quai d’Anjou, dans deux pièces et un cabinet, sous les combles, éclairés d’une seule fenêtre, dépolie jusqu’aux pénultièmes carreaux inclusivement, de sorte qu’il ne pût voir que le ciel et rien d’autre ! En dessous habitent, dans le plus bel et plus grand appartement, le peintre Boissard de Boisdenier, auteur d’un Épisode de la campagne de Russie, qui est un chef-d’œuvre de la peinture romantique, et encore le poète Roger de Beauvoir, auquel on doit ce croquis montrant l’actrice Alice Ozy, avec laquelle tous les beaux esprits du temps ont eu une liaison, au premier rang desquels Hugo et Gautier, vêtue en bacchante, tenant dans une main le thyrse et dans l’autre une coupe remplie, et légendé : « Ozy noçant les mains pleines ».
Hélas, trois fois hélas, occupe le rez-de-chaussée, le marchand d’antiquités Arondel, qui vend à Baudelaire de faux Bassan et le laissera ainsi endetté jusqu’à la fin de ses jours malgré la fortune héritée de son père.
L'hôtel Pimodan en 1900. Atget. Gallica

« Pomaré en grande toilette, cherchant des appartements, entre un jour, guidée par la portière, dans le joli logement que le poète occupait à l'hôtel Pimodan, quai d'Anjou, et qu'il devait alors quitter. Charmée par une installation d'artiste qui ne ressemblait à rien de ce qu'elle avait vu, Pomaré admira longuement le papier à grands ramages rouges et noirs, la tête peinte par Delacroix, la grande table de noyer façonnée si artistement avec d'insensibles contours que, lorsqu'on s'asseyait pour lire, le corps trouvait partout à s'y insérer commodément, les livres magnifiquement ornés de reliures pleines, les larges fauteuils de chanoine ou de douairière, et dans l'armoire les flacons de vin du Rhin entourés de verres couleur d'émeraude. » A quoi Banville, qui raconte, aurait pu ajouter le portrait de Baudelaire par Émile Deroy, enfin terminé et, du même, une copie en réduction, faite pour son ami, des Femmes d’Alger de Delacroix.
« Bref, elle ne voulut pas s'en aller, adopta un petit divan turc sur lequel elle dormait la nuit, et le jour lisait les ouvrages classiques; et je crois qu'elle y serait encore, si l'architecte du propriétaire n'était venu un beau matin diriger des réparations devant lesquelles il n'y avait pas de bravoure possible, car elles commencèrent par la démolition d'un gros mur! »

Scènes de la vie de bohème.

Courbet a envoyé son Autoportrait au chien noir au Salon de 1844 ; il y est reçu et placé au Salon carré ; désormais, il s'avouera peintre. A celui de l’année suivante, dans les couloirs du Louvre, Baudelaire rencontre Asselineau : ils préparent chacun un compte-rendu, Émile Deroy les présente l’un à l’autre, ils découvrent qu’ils avaient déjà Nadar comme ami commun. Salon ou pas, Baudelaire est d’ailleurs au Louvre presque chaque jour ; son père qui était si vieux, – il avait 62 ans à sa naissance -, et qu’il a si peu connu, - il est mort comme Charles allait avoir 6 ans -, était un peintre amateur.
Murger, qui jusque-là pouvait répéter chaque année « Le printemps fait pousser les boutons partout, excepté à mon habit », commence grâce à Champfleury, « à goûter du petit nanan de Gutenberg », c’est à dire à se faire rémunérer par le désormais Corsaire-Satan, après quelques poèmes et nouvelles, un feuilleton de Scènes de la vie de Bohème, dont chaque épisode n’est qu’une transposition des évènements survenus la veille au cénacle des Buveurs d’eau :  Alexandre Schanne, le compositeur de la Soupe au fromage, y figure sous le nom de Chaunard, Musette est inspirée en partie par Mme Pierre Dupont, noyée entre Marseille et Alger avec l’argent volé à son mari, et quand Mimi, au bras de Murger (Rodolphe dans la Vie de Bohème), se voit saluée au Luxembourg par Victor Hugo et revient rue des Canettes rose encore de fierté, c’est dans le feuilleton du lendemain.

« Fronts hâlés par l'été vermeil, Salut, bohèmes en délire ! Fils du ciseau, fils de la lyre, Prunelles pleines de soleil ! Avec nous l'on chante et l'on aime, Nous sommes frères des oiseaux. Croissez, grands lys, chantez, ruisseaux, Et vive la sainte Bohème ! » chantera, en vers seulement, bien longtemps encore, Théodore de Banville. Tandis que, sur le conseil de Charles Gounod, qui a vu dans son « J’ai deux grands bœufs dans mon étable » une chanson, Pierre Dupont s’est mis à composer des mélodies pour ses poèmes. Ernest Reyer les lui transcrit, - lui ne sait pas la musique -, et il les chante aussi en personne, par exemple à la salle de la Fraternité du faubourg Saint-Denis.
Le 1er Baudelaire, signé Privat d'Anglemont, dans l'Artiste du 1er déc. 1844. Gallica
Baudelaire donne trois poèmes à l'Artiste, la revue du 122, Champs-Elysées dirigée par Arsène Houssaye, dont il fait signer deux par Privat d’Anglemont, laissant le troisième anonyme. Sa première œuvre de librairie, c’est le Salon de 1845, qui paraît en avril ; il a 24 ans. Le 30 juin 1845, il tente de se suicider en se poignardant ; depuis six mois, on l’a pourvu d’un conseil judiciaire : entre autres raisons, il avait dépensé en moins de deux ans, le tiers des 300 000 francs hérités de son père. Il est recueilli par sa mère, chez laquelle il restera jusqu’à la fin de l’année.

Le club des haschischins.

Daumier est venu loger au dernier étage du 9, quai d’Anjou : d’un côté, l’hôtel Lambert, où l’on entend des valses de Chopin ; de l’autre l’hôtel Pimodan, où entrent celle qu’on appellera la Présidente et beaucoup de dames de petite vertu, au sortir de la Seine et de l’école de natation très à la mode des Bains de l’hôtel Lambert. Daumier aurait pu voir entrer aussi Théophile Gautier en burnous et fez, qu’il porte volontiers après deux mois de séjour en Algérie, mais c’est « singe sur l’épaule, un chien dans les jambes, tête échevelée, désinvolture à la Balzac, accoutrement de tréteaux », qu’un locataire le décrit. Le frêle romantique est devenu une espèce de colosse à force de boxe française, de canne, d’équitation et de canotage : « Je donnai même à l'ouverture du Château-Rouge, sur une tête de Turc toute neuve, le coup de poing de cinq cent trente-deux livres devenu historique; c'est l'acte de ma vie dont je suis le plus fier », pourra-t-il écrire plus tard.
Le 1er signé Baudelaire-Dufays dans l'Artiste du 25 mai 1845. Gallica
Baudelaire l’y rencontre à l’occasion d’une « fiesta », petit nom d’une séance de ce club des haschischins qu’a créé Boissard de Boisdenier, où passent une fois par mois à peu près, sans obligation d’assiduité, Balzac, qui s’est intéressé dès 1830 à l’opium et, dix ans plus tard, à tous les autres « excitants modernes », Delacroix, passionné de musique, à laquelle on l’avait d’abord destiné - « Boissard jouait, dans l’état d’ivresse du haschich, un morceau de violon, comme cela ne lui était jamais arrivé, du consentement des gens présents », écrira-t-il -, et le Dr Moreau, médecin aliéniste à Bicêtre, collaborateur des Annales médico-psychologiques, venu étudier la production de rêves sans sommeil.
Un peu plus tôt, dans le grand salon où Boissard possède un clavecin peint par Watteau, Baudelaire est arrivé, « avec une petite moustache et admirablement vêtu », se rappelle Gautier. Marix, qui a été modèle pour Paul Delaroche, Ary Scheffer et pour Boissard, dont elle est la maîtresse depuis huit ans, - elle en avait 15 -, est là ; de son corps parfait, le sculpteur Geoffroy-de-Chaume a pris un moulage. Celui d’Apollonie Sabatier se devine sous le peignoir de bain, et ça a été « un tournoi de paroles », on a parlé « art, littérature et amour ».
On est moins chevaleresque dans les deux pièces basses, tristes, carrelées, qu’occupe Asselineau chez son beau-frère, au fond d’une vieille courette de la rue du Four. Là, un matin, Baudelaire demande à la femme de son hôte, le plus simplement du monde, un lavement ! 

L’honneur de rester inédit.

Dans son Salon de 1846, qui paraît en librairie en mai, Baudelaire se livre à une exaltation de Delacroix, et à un éreintement d’Ary Scheffer, qualifié de « singe du sentiment », en expliquant que « chercher la poésie de parti pris dans la conception d'un tableau est le plus sûr moyen de ne pas la trouver. Elle doit venir à l'insu de l'artiste. Elle est le résultat de la peinture elle-même (...) La peinture n'est intéressante que par la couleur et par la forme; elle ne ressemble à la poésie qu'autant que celle-ci éveille dans le lecteur des idées de peinture. » On ne verra plus Ary Scheffer aux Salons.
Affiche pour la réédition des Chats en 1868. Gallica
Le 3 mars, le Corsaire-Satan a publié un Choix de Maximes consolantes sur l’Amour ; le 13 décembre, A une Malabaraise est dans l’Artiste ; c’est tout pour l’année. Baudelaire se montre dans l’un ou l’autre journal essentiellement pour causer : « - Vous savez bien que je n’écris pas, moi », répond-il au directeur du Corsaire-Satan dans une peinture de la salle de rédaction du 36, rue Neuve-Vivienne (auj.Vivienne), perchée au-dessus du Grand Café de l’Europe, que publie un confrère. On y voit Champfleury, costume de rapin : chapeau à bords droits, habit noir boutonné, cravate blanche, que l’on appelle Domine Sompson, nom d’un personnage de Walter Scott, jeune pasteur manqué, grave et ridicule ; Marc Fournier, « esprit sec, amer, froidement railleur, froidement enthousiaste », qui sera cinq ans plus tard directeur du théâtre de la Porte Saint-Martin ; deux « buveurs d’eau » : Murger et Louis-Charles Barbara, etc. Baudelaire n’est pas journaliste, « tient à honneur de rester inédit » comme poète, et quand ses Chats seront, l’année suivante, au Corsaire-Satan, c’est insérés dans un conte de Champfleury : le narrateur de celui-ci, Gérard, y a un ami qui adore les chats d’une façon particulière, se plait à « les caresser avec des grattements singuliers » et tente de les magnétiser en les regardant dans les yeux ; l’ami, un soir, récite à Gérard le sonnet, qui nous est ainsi donné à lire.
On se retrouve aux Funambules du boulevard du Temple, pour la première de Pierrot valet de la mort, une pantomime de Champfleury, et les noms qu’on lit dans le compte rendu de la soirée par Auguste Vitu pour l’Echo du 27 septembre 1846, en y incluant le signataire et l’auteur qu’on venait y applaudir, délimitent un groupe : « Il y avait épars dans les loges, aux galeries, dans l’orchestre, Théophile Gautier, Gérard de Nerval, Théodore de Banville, Henri Murger, Baudelaire-Dufays, Privat d’Anglemont, Pierre Dupont... » Épars ne concerne que les deux premiers, de la génération précédente, modèles que par respect l’on n’agrège pas.

Les chats puissants et doux.

L’adorateur des chats est « un ami qui partage mes idées en peinture, en théâtre et en musique. Il est si rare de rencontrer un esprit d’un tempérament parallèle au sien, qu’il ne faut jamais s’en défaire. » C’est Champfleury qui s’exprime ici mais les échanges entre eux seront nombreux, qui en attestent : l’un dédie à Pierre de Fayis, c’est-à-dire à Baudelaire, l’une des pièces de son Chien-Caillou, fantaisies d'hiver, une peinture de la bohême artistique, et l’autre, à savoir le dédicataire, en rend compte élogieusement dans le Corsaire-Satan du 18 janvier 1848.
Intéressé par cette histoire du pauvre graveur Rodolphe Bresdin, Hugo écrit à Champfleury de passer un soir, place Royale, afin qu’ils causent ensemble de ceux qui souffrent puisqu’ils ont l’un et l’autre la fibre sociale. Champfleury arrive comme les Hugo sont à table, on le fait attendre au salon en compagnie de l’angora du maître de maison, et quand la famille, le dîner fini, l’y rejoint, elle le trouve se roulant sur le tapis indien avec le chat. Si bien qu’on passe la soirée à se raconter des anecdotes sur ces charmants animaux en oubliant totalement les miséreux. Et peut-être Champfleury y a-t-il récité, à cette occasion, les Chats de son ami Baudelaire ?
Entre temps, Baudelaire, à la lecture d’une traduction du Chat Noir dans la Démocratie pacifique, a eu la révélation d’Edgar Poe. Les ouvriers de Paris ont eu faim, et l’audition publique du Pain, de Pierre Dupont, a été interdite. Le 18 août, Baudelaire a été à la première d’une féerie en 4 actes et 18 tableaux, la Belle aux cheveux d’or, à la Porte-Saint-Martin. Sous « son fantastique habit noir, dont la coupe imposée au tailleur contredisait insolemment la mode, long et boutonné, évasé par en haut comme un cornet et terminé par deux pans étroits et pointus, en queue de sifflet, comme eût dit Pétrus Borel », portait-il ce jour-là le pantalon étroit et sanglé par le sous-pied sur la botte irréprochablement vernie, ou au contraire tirebouchonnant ? Au-dessus des yeux brillants comme des gouttes de café, la chevelure très noire était-elle bouclée, raphaélesque, et tombant sur les épaules, ou coupée très ras, faisant des pointes régulières sur le front, le coiffant comme une espèce de casque sarrasin ? Ce jour-là, il était tombé amoureux de Marie Daubrun.

Une épouvantable férocité.

Le 22 février 1848, vers 3h de l’après-midi, Baudelaire, Toubin, Courbet, Alphonse Promayet suivent la foule qui descend les boulevards et la rue Royale. Place de la Concorde, une charge les amène à se réfugier sur le parapet du petit jardin qui borde alors la place. De là-haut, ils voient arriver du fond des Champs-Elysées des municipaux à pied devant lesquels fuient des manifestants ; l’un de ceux-ci, sans arme, comme il contourne un arbre, trébuche et tombe, « et là, sous nos yeux, un des municipaux lui enfonce sa baïonnette en pleine poitrine. Tous, nous poussons un cri d’horreur. Un ouvrier qui s’est réfugié sur la margelle du jardin a une violente attaque de nerfs, et nous sommes obligés, Promayet et moi, raconte Toubin, de le reconduire chez lui, rue Godot-de-Mauroy, pendant que Courbet et Baudelaire vont à la Presse dénoncer à Émile de Girardin cet acte d’épouvantable férocité. »
Le lendemain, le même groupe à peu près mais Champfleury est là et on ne voit pas Courbet, part du café de la Rotonde, au coin des rues de l’École de médecine et Hautefeuille, où la bohème tient souvent ses assises. Ils essayent de gagner les boulevards, sont arrêtés par des barricades et les tirs du 17e léger du duc d’Aumale ; quand ils parviennent enfin boulevard du Temple, la nouvelle de la démission de Guizot se répand déjà dans la foule. Le 24 au soir, Toubin voit Baudelaire, comme le voit Jules Buisson, sur une barricade du carrefour de Buci, en compagnie du comtois Armand Barthet, parmi un groupe qui vient de piller un armurier ; il porte un beau fusil à deux coups, luisant et vierge, et une superbe cartouchière de cuir jaune, tout aussi immaculée ; il gesticule au-dessus des pavés et appelle sans cesse à « aller fusiller le général Aupick ! »
Ce jour-là, Jeanron, ami intime de Daumier, est nommé directeur des Beaux-Arts ; il décide que le prochain Salon ouvrira le 5 mars, et que tous les ouvrages présentés seront reçus. « Refusé invariablement chaque année sinon entièrement, du moins dans ce [qu’il envoyait] d'important pour [sa] réputation, par un jury exclusif absurde et ignorant », (trois tableaux sur vingt-cinq lui ont été acceptés entre 1841 et 1847), Courbet envoie aussitôt « et les tableaux refusés l'année précédente [dont le portrait de Baudelaire, l’Homme à la pipe] et quelques autres que j'avais faits depuis. Les artistes purent alors m'apprécier sous mon vrai jour (...) Mon art était trop sérieux pour s'allier au commerce et ne pouvait être que difficilement accepté sans la sanction du gouvernement. » L’œuvre emblématique de la révolution précédente, La liberté guidant le peuple, de Delacroix, retourne au Louvre, où elle ira grossir les réserves.

Baudelaire et le salut public.

Baudelaire écoute Blanqui à la salle du Conservatoire de la rue Bergère et, le 27 février, il va, avec Pierre Dupont, adhérer à La Société républicaine centrale fondée par l’Emmuré, en s’inscrivant au Tivoli d’hiver, 45, rue Grenelle-Saint-Germain (auj. de Grenelle), où ils figurent parmi les 325 premiers affiliés. En moins de deux heures, au café de la Rotonde, c’est-à-dire chez Turlot, Baudelaire, Champfleury et Charles Toubin, décident aussi et, joignant l’acte à la pensée, rédigent aussitôt dans la salle de l’étage un journal, Le Salut public, qui titre fièrement : « Vive la République ! » Des crieurs partent avec 400 exemplaires, on ne les reverra jamais !
Pour le deuxième numéro, un ou deux jours plus tard, Courbet leur dessine une vignette qui montre, juché au sommet d’une barricade, un homme au vêtement composite, haut-de-forme bourgeois et blouse d’ouvrier, portant un fusil et un drapeau sur lequel on lit « voix de Dieu » et « voix du peuple ». C’est le portrait de Baudelaire, à en croire Jules Vallès : « Tantôt, en 48, il sortait en blouse bleue avec un tuyau de poêle tout battant neuf sur la tête et des gants beurre-frais aux mains ; tantôt il se mettait en habit noir et chaussait des sabots crottés de fumier, pour qu’on criât à la chienlit. » Après quoi ils fêtent la naissance et la mort du titre, à cinq, chez Lescophy, 4, rue de Beaune.
Le 1er mars 48, Théophile Gautier assiste à une assemblée d’artistes organisée par la fouriériste Démocratie pacifique, puis fait partie du bureau qu’elle se donne pour aller proposer une administration spéciale des beaux-arts, mais son nom disparaît des comptes rendus des réunions ultérieures, comme ceux de Baudelaire et Dupont de la société blanquiste. Viennent les réunions électorales d’avril, qu’ils suivent avec assiduité : Champfleury y est parfois assesseur, Baudelaire s’amuse à dérouter les orateurs par des questions incongrues sur le libre-échange, ou sur les traités de 1815... Quand un carbonaro qui se fait surnommer l’Apôtre, Jean Journet, donne une conférence phalanstérienne dans l’atelier du caricaturiste Charles Traviès, rue Monsieur-le-Prince, les deux compères montent l’escalier en catimini, enferment les auditeurs à clé, la jettent, en redescendant, dans les toilettes.

Les derniers éclats de juin.

Gautier, qui menait grand train depuis que ses ballets l’avaient enrichi, qui roulait phaéton, avait deux poneys et un domestique, s’est vu ruiné par la crise qui suit la révolution, et s’est retiré dans un petit logement de cinquième étage, 14 rue Rougemont, où il fermera désormais « ses vitres » à « l’ouragan » du monde pour ciseler les joyaux d’Émaux et Camées. C’est là que Baudelaire vient lui rendre visite, au prétexte de lui apporter « de la part de deux amis absents », la déjà ancienne plaquette de Vers de Le Vavasseur et Prarond, à laquelle il a sans doute collaboré anonymement pour sa seconde partie. C’est une rencontre sans lendemain, comme l’avait été déjà celle de Pimodan.
A compter du 10 avril, Baudelaire est secrétaire de rédaction de la Tribune nationale, titre placé d’abord sous le patronage de Lamennais, puis carrément conservateur. Mais durant la terrible répression de juin, alors que le faubourg Saint-Antoine est déjà tombé, Gustave le Vavasseur aperçoit Baudelaire et Pierre Dupont en allant au café de Foy, sous les arcades du Palais-Royal. Là, « il pérorait, déclamait, se vantait, se démenait pour courir au martyre : « On vient d’arrêter de Flotte disait-il. Est-ce parce que ses mains sentent la poudre ? Sentez les miennes ! » Puis des fusées socialistes, l’apothéose de la banqueroute sociale, etc. Dupont n’y pouvait rien. » Qu’est-ce qui le sauve alors ? Peut-être la cocarde du garde national, un « pays » normand que le Vavasseur et Philippe de Chennevières ont rencontré en chemin et qui les accompagne.