I. Le Salut Public au Pays Latin
« O terre aventureuse / Où vit la fête heureuse / Du beau
rire argentin, / Pays Latin! (...) Ris dans la triste ville, / Cher et suprême
asile / Des fécondes leçons, / Nid de chansons! / Toi seul, avril en fête, /
Héraut, lutteur, poète, / En ce temps envieux / Tu n'es pas vieux! » Théodore de Banville vécut ainsi Au
Pays Latin, l’une de ses Odes funambulesques.
Ils n’étaient pas vieux, ils avaient 20 ans et ils
arrivaient de leur province, à l’orée des années 1840, au Quartier latin. Courbet atterrit d’abord au 4, rue
Saint Germain des Prés (auj. Bonaparte, un peu au sud du carrefour qu’elle
forme avec la rue Jacob), puis il prend un atelier au 89, rue de la Harpe, (à
l’endroit où celle-ci rejoignait la rue Monsieur-le-Prince, tronçon emporté par
le percement du boulevard Saint-Michel), que vont fréquenter ses compatriotes
francs-comtois, Max Buchon, poète, romancier, traducteur, Armand Barthet,
Charles Toubin, Francis Wey, le sculpteur Clésinger, le musicien Promayet, le
peintre Jean Gigoux, et surtout le philosophe Proudhon.
Champfleury,
venu de Laon, trouve à se loger au fond d’une impasse récemment ouverte, au 23,
cité Neuve-Pigalle (auj. Germain Pilon), et il se lie très vite avec le fils
d’un tailleur allemand, concierge du 5, rue des Trois-Frères, Henri Murger, qui a pris son indépendance de l’autre côté
de la place Pigalle, 1, rue de la Tour d’Auvergne et qui, se destinant à la
peinture, fréquente les artistes des deux rives quand le purpura ne le retient
pas sur le lit n°10 de la salle Henri IV de l’hôpital Saint-Louis. Pierre Dupont, arrivé de Lyon, réussit
assez vite à placer quelques poèmes dans la Gazette de France et dans la
Quotidienne.
Charles Baudelaire
est venu au monde, lui, au Quartier latin, dans une maison de la rue Hautefeuille
(détruite plus tard par le percement du boulevard Saint-Germain), et son
beau-père l’a mis en pension, après son bac, dans un établissement dit des
Hautes-Études, chez Lévêque et Bailly, 11, place de l’Estrapade, où logent
aussi les poètes normands Gustave le
Vavasseur et Philippe de
Chennevières, qui deviendront ses amis, comme aussi Ernest Prarond.
Louis Ménard, condisciple du collège Louis-le-Grand, dont
Baudelaire a été renvoyé précédemment, loge dans deux petites chambres au 5e
étage, 3, place de la Sorbonne, sur laquelle donne le balcon de l’une, et
qui seront durant un lustre le rendez-vous du premier groupe amical.
Par Edouard Ourliac, de huit ans plus âgé, ex Arlequin des
comédies du Doyenné, Baudelaire fait ses premières rencontres littéraires, qui
ne vont guère au-delà de la présentation : Nerval, retour de Vienne, Balzac,
dont Ourliac a préfacé le César Birotteau en 1838, et même Victor Hugo.
Buveurs d’eau et corsaires.
Théodore de Banville, né à Moulins, a grandi à Paris ;
à 19 ans, il est déjà l’auteur des cinq
mille vers des Cariatides,
qu’il a pu écrire à loisir dans une vaste pièce que ses parents lui avaient
réservée à cet usage. Les Banville, aristocrates mais républicains, recevront
bientôt sans manières Murger, qui a pour toute éducation celle de l’école
mutuelle, Pierre Dupont ou Privat
d’Anglemont, « le plus grand des bohèmes de Paris ».
Tous prennent en exemple le jeune prodige : Buchon
versifie en même temps qu’il recueille des chansons populaires ; Courbet
exécute quatre lithographies pour le volume d'Essais poétiques que son
ami fait paraître ; Baudelaire et le Vavasseur donnent anonymement au Corsaire une chanson qu’ils ont
écrite ensemble ; Pierre Dupont publie bientôt son premier volume Les Deux Anges. Mais il sont
tous assez bohèmes pour que le général Aupick, son beau-père, envoie Baudelaire
se calmer sur la mer et la route des Indes, à l’été de 1841. Le jeune
fashionable rentre dix-huit mois plus tard... pour s’éprendre d’une mulâtresse,
Jeanne Duval, qu’il aperçoit, alors qu’il
est avec Nadar, figurante sur la
scène du tout récent théâtre de la porte Saint-Antoine, 25, boulevard
Beaumarchais.
Pierre Dupont est primé par l’Académie française, ce qui
lui vaut de pouvoir travailler au dictionnaire que publie la vénérable maison. Le voilà pour quelque temps pourvu de revenus
stables, ce qui n’est pas le cas du « cénacle des buveurs d’eau »
qu’il côtoie à l’Hôtel Merciol, 5, rue
des Canettes. Là, treize - en référence à l'Histoire des Treize
que Balzac avait écrite en 1831 -, peintres, musiciens, sculpteurs, romanciers,
poètes n’ont guère de quoi se payer à boire, et certains sont de vrais miséreux
comme ce Karol qui loge « avenue de Saint-Cloud, dans le troisième arbre à
gauche en sortant du Bois de Boulogne, sur la cinquième branche ». Parmi
eux Murger, passé de la peinture à la poésie, et Alexandre Schanne qui met en musique – à défaut de les mettre à sa
bouche – les oignons et le beurre de la
Soupe au fromage, dont Max
Buchon a écrit les paroles, et qui deviendra l’hymne, mieux la Marseillaise
de l’école réaliste.
Richard Wagner
n’est guère plus riche, que Murger, Champfleury et Courbet rencontrent dans un
bouge de la rue Jacob, alors qu’avec sa femme ils vivent au 14, au fond d’une
cour, qu’il a terminé Rienzi,
et commencé le Vaisseau fantôme,
toutes choses qui ne l’empêchent pas d’être au bord de la prison pour dettes.
Champfleury, le roux Nadar – « Personne n'a eu les
cheveux plus rouges que Nadar », dira Banville -, fréquentent aussi
l’hôtel Merciol comme, tout à côté, le cabaret-restaurant de Perrin, place
Saint-Sulpice. Mais le territoire du groupe a pour phare Le Corsaire et
ses bureaux de la rue Montmartre, auquel Nadar donne des contes, et dont
l’humoriste Victor Mabille, est un
des rédacteurs de la première heure.
De Mabille et Bullier à l’île Saint-Louis.
Chez Mabille, le coup de pied qui décoiffe. Gallica |
Momus par Henri Lévis, 1849. Gallica |
Murger et
Champfleury partagent maintenant un logement rue de Vaugirard. Le
fantasque Baudelaire s’est logé 10
(auj. 22), quai de Béthune, dans l’île Saint-Louis, au rez-de-chaussée d’un
hôtel du XVIIe siècle, dans une pièce unique, très haute ; il a installé
Jeanne Duval, la « Vénus noire », et sa blonde soubrette à deux pas, rue
de la Femme-sans-Tête (auj. rue Le Regratier), puis il a disparu. Émile Deroy, qui faisait son portrait,
n’arrive plus à le retrouver ni chez Banville, dans son petit appartement de la
place de l’Odéon, au début de la rue Monsieur-le-Prince, ni rue de Seine chez
l’étudiant en droit Louis Ulbach, qui sera dix ans plus tard directeur de la Revue
de Paris aux côtés de Maxime Du Camp et si désireux pour l’heure de
reconstituer un cénacle en souvenir de celui de 1830, ni chez Le Vavasseur, 31
rue de Beaune.
Chez Ulbach, on gardera le souvenir de la récitation d’une Manon la pierreuse, dont la
« chemise fangeuse », dès le premier vers, pour ne rien dire du
reste, avait estomaqué cette assemblée séraphique à laquelle Baudelaire avait
recommandé, pour finir, d’aller versifier sur le motif, dans les bas
fonds ! Banville se souviendra que déjà le poète « souffrait de la
quantité de poncifs et de lieux communs que l’école romantique avait, comme
l’école classique, accumulés ; il voulait que la douleur, que la beauté,
que l’héroïsme modernes, qui ne ressemblent en rien à ceux des âges précédents,
trouvassent une représentation qui leur fût propre et fussent exprimés par un
art nouveau. »
La reine Pomaré chez Baudelaire.
A l’automne 1843,
Baudelaire réapparaît à l’hôtel Pimodan, 17, quai d’Anjou, dans deux pièces et
un cabinet, sous les combles, éclairés d’une seule fenêtre, dépolie jusqu’aux
pénultièmes carreaux inclusivement, de sorte qu’il ne pût voir que le ciel et
rien d’autre ! En dessous habitent, dans le plus bel et plus grand
appartement, le peintre Boissard de
Boisdenier, auteur d’un Épisode
de la campagne de Russie, qui est un chef-d’œuvre de la peinture
romantique, et encore le poète Roger de
Beauvoir, auquel on doit ce croquis montrant l’actrice Alice Ozy, avec
laquelle tous les beaux esprits du temps ont eu une liaison, au premier rang
desquels Hugo et Gautier, vêtue en bacchante, tenant dans une main le thyrse et
dans l’autre une coupe remplie, et légendé : « Ozy noçant les mains
pleines ».
Hélas, trois fois
hélas, occupe le rez-de-chaussée, le marchand d’antiquités Arondel, qui vend à
Baudelaire de faux Bassan et le laissera ainsi endetté jusqu’à la fin de ses
jours malgré la fortune héritée de son père.
« Pomaré
en grande toilette, cherchant des appartements, entre un jour, guidée par la
portière, dans le joli logement que le poète occupait à l'hôtel Pimodan, quai
d'Anjou, et qu'il devait alors quitter. Charmée par une installation d'artiste
qui ne ressemblait à rien de ce qu'elle avait vu, Pomaré admira longuement le
papier à grands ramages rouges et noirs, la tête peinte par Delacroix, la
grande table de noyer façonnée si artistement avec d'insensibles contours que,
lorsqu'on s'asseyait pour lire, le corps trouvait partout à s'y insérer
commodément, les livres magnifiquement ornés de reliures pleines, les larges
fauteuils de chanoine ou de douairière, et dans l'armoire les flacons de vin du
Rhin entourés de verres couleur d'émeraude. » A quoi Banville, qui
raconte, aurait pu ajouter le portrait
de Baudelaire par Émile Deroy, enfin terminé et, du même, une copie en
réduction, faite pour son ami, des Femmes d’Alger de Delacroix.
« Bref, elle ne voulut pas s'en aller, adopta un petit
divan turc sur lequel elle dormait la nuit, et le jour lisait les ouvrages
classiques; et je crois qu'elle y serait encore, si l'architecte du
propriétaire n'était venu un beau matin diriger des réparations devant
lesquelles il n'y avait pas de bravoure possible, car elles commencèrent par la
démolition d'un gros mur! »
Scènes de la vie de
bohème.
Courbet a envoyé son Autoportrait
au chien noir au Salon de 1844 ; il y est reçu et placé au Salon
carré ; désormais, il s'avouera peintre. A celui de l’année suivante, dans
les couloirs du Louvre, Baudelaire rencontre Asselineau : ils préparent chacun un compte-rendu, Émile Deroy
les présente l’un à l’autre, ils découvrent qu’ils avaient déjà Nadar comme ami
commun. Salon ou pas, Baudelaire est
d’ailleurs au Louvre presque chaque jour ; son père qui était si vieux, –
il avait 62 ans à sa naissance -, et qu’il a si peu connu, - il est mort comme
Charles allait avoir 6 ans -, était un peintre amateur.
Murger, qui
jusque-là pouvait répéter chaque année « Le printemps fait pousser les
boutons partout, excepté à mon habit », commence grâce à Champfleury, « à goûter du petit nanan de Gutenberg »,
c’est à dire à se faire rémunérer par le désormais Corsaire-Satan, après quelques poèmes et nouvelles, un
feuilleton de Scènes de la vie
de Bohème, dont chaque épisode
n’est qu’une transposition des évènements survenus la veille au cénacle des
Buveurs d’eau : Alexandre Schanne,
le compositeur de la Soupe au fromage, y figure sous le nom de Chaunard,
Musette est inspirée en partie par Mme Pierre Dupont, noyée entre Marseille et
Alger avec l’argent volé à son mari, et quand Mimi, au bras de Murger (Rodolphe
dans la Vie de Bohème), se voit
saluée au Luxembourg par Victor Hugo et revient rue des Canettes rose encore de
fierté, c’est dans le feuilleton du lendemain.
« Fronts hâlés par l'été vermeil, Salut, bohèmes en
délire ! Fils du ciseau, fils de la lyre, Prunelles pleines de soleil ! Avec
nous l'on chante et l'on aime, Nous sommes frères des oiseaux. Croissez, grands
lys, chantez, ruisseaux, Et vive la sainte Bohème ! » chantera, en vers
seulement, bien longtemps encore, Théodore de Banville. Tandis que, sur le conseil de Charles Gounod, qui a vu dans son « J’ai deux grands bœufs
dans mon étable » une chanson, Pierre Dupont s’est mis à composer des
mélodies pour ses poèmes. Ernest Reyer
les lui transcrit, - lui ne sait pas la musique -, et il les chante aussi en
personne, par exemple à la salle de la Fraternité du faubourg Saint-Denis.
Le 1er Baudelaire, signé Privat d'Anglemont, dans l'Artiste du 1er déc. 1844. Gallica |
Le club des haschischins.
Daumier est venu loger au dernier étage du 9, quai d’Anjou : d’un côté,
l’hôtel Lambert, où l’on entend des valses de Chopin ; de l’autre l’hôtel
Pimodan, où entrent celle qu’on appellera la Présidente et beaucoup de dames de
petite vertu, au sortir de la Seine et de l’école de natation très à la mode
des Bains de l’hôtel Lambert. Daumier
aurait pu voir entrer aussi Théophile
Gautier en burnous et fez, qu’il porte volontiers après deux mois de séjour
en Algérie, mais c’est « singe sur l’épaule, un chien dans les jambes,
tête échevelée, désinvolture à la Balzac, accoutrement de tréteaux »,
qu’un locataire le décrit. Le frêle romantique est devenu une espèce de colosse
à force de boxe française, de canne, d’équitation et de canotage :
« Je donnai même à l'ouverture du Château-Rouge, sur une tête de Turc
toute neuve, le coup de poing de cinq cent trente-deux livres devenu
historique; c'est l'acte de ma vie dont je suis le plus fier »,
pourra-t-il écrire plus tard.
Le 1er signé Baudelaire-Dufays dans l'Artiste du 25 mai 1845. Gallica |
Un peu plus tôt, dans le grand salon où Boissard possède un clavecin peint par Watteau,
Baudelaire est arrivé, « avec une petite moustache et admirablement
vêtu », se rappelle Gautier. Marix,
qui a été modèle pour Paul Delaroche, Ary Scheffer et pour Boissard, dont elle
est la maîtresse depuis huit ans, - elle en avait 15 -, est là ; de son
corps parfait, le sculpteur Geoffroy-de-Chaume a pris un moulage. Celui d’Apollonie Sabatier se devine sous le
peignoir de bain, et ça a été « un tournoi de paroles », on a parlé
« art, littérature et amour ».
On est moins chevaleresque dans les deux pièces basses,
tristes, carrelées, qu’occupe Asselineau chez son beau-frère, au fond d’une
vieille courette de la rue du Four. Là, un matin, Baudelaire demande à la femme
de son hôte, le plus simplement du monde, un lavement !
L’honneur de rester inédit.
Dans son Salon de
1846, qui paraît en librairie en mai, Baudelaire se livre à une
exaltation de Delacroix, et à un éreintement d’Ary Scheffer, qualifié de
« singe du sentiment », en expliquant que « chercher la poésie
de parti pris dans la conception d'un tableau est le plus sûr moyen de ne pas
la trouver. Elle doit venir à l'insu de l'artiste. Elle est le résultat de la
peinture elle-même (...) La peinture n'est intéressante que par la couleur et
par la forme; elle ne ressemble à la poésie qu'autant que celle-ci éveille dans
le lecteur des idées de peinture. » On ne verra plus Ary Scheffer aux
Salons.
Affiche pour la réédition des Chats en 1868. Gallica |
On se retrouve aux
Funambules du boulevard du Temple, pour la première de Pierrot valet de la mort, une pantomime de Champfleury, et
les noms qu’on lit dans le compte rendu de la soirée par Auguste Vitu pour l’Echo
du 27 septembre 1846, en y incluant le signataire et l’auteur qu’on venait y
applaudir, délimitent un groupe : « Il y avait épars dans les loges,
aux galeries, dans l’orchestre, Théophile Gautier, Gérard de Nerval, Théodore
de Banville, Henri Murger, Baudelaire-Dufays, Privat d’Anglemont, Pierre
Dupont... » Épars ne concerne que les deux premiers, de la génération
précédente, modèles que par respect l’on n’agrège pas.
Les chats puissants
et doux.
L’adorateur des chats est « un ami qui partage mes
idées en peinture, en théâtre et en musique. Il est si rare de rencontrer un
esprit d’un tempérament parallèle au sien, qu’il ne faut jamais s’en
défaire. » C’est Champfleury qui s’exprime ici mais les échanges entre eux
seront nombreux, qui en attestent : l’un dédie à Pierre de Fayis, c’est-à-dire à Baudelaire, l’une des pièces de son Chien-Caillou, fantaisies d'hiver,
une peinture de la bohême artistique, et l’autre, à savoir le dédicataire, en
rend compte élogieusement dans le Corsaire-Satan du 18 janvier 1848.
Intéressé par cette
histoire du pauvre graveur Rodolphe Bresdin, Hugo écrit à Champfleury de passer
un soir, place Royale, afin qu’ils causent ensemble de ceux qui souffrent
puisqu’ils ont l’un et l’autre la fibre sociale. Champfleury arrive comme les
Hugo sont à table, on le fait attendre au salon en compagnie de l’angora du
maître de maison, et quand la famille, le dîner fini, l’y rejoint, elle le
trouve se roulant sur le tapis indien avec le chat. Si bien qu’on passe la
soirée à se raconter des anecdotes sur ces charmants animaux en oubliant
totalement les miséreux. Et peut-être Champfleury y a-t-il récité, à cette
occasion, les Chats de son ami Baudelaire ?
Entre temps, Baudelaire, à la lecture d’une traduction du Chat
Noir dans la Démocratie pacifique, a eu la révélation d’Edgar Poe. Les ouvriers de Paris ont eu faim, et l’audition publique du Pain, de Pierre Dupont, a été
interdite. Le 18 août, Baudelaire a été à la première d’une féerie en 4 actes
et 18 tableaux, la Belle aux cheveux
d’or, à la Porte-Saint-Martin. Sous
« son fantastique habit noir, dont la coupe imposée au tailleur
contredisait insolemment la mode, long et boutonné, évasé par en haut comme un
cornet et terminé par deux pans étroits et pointus, en queue de sifflet, comme
eût dit Pétrus Borel », portait-il ce jour-là le pantalon étroit et sanglé
par le sous-pied sur la botte irréprochablement vernie, ou au contraire
tirebouchonnant ? Au-dessus des yeux brillants comme des gouttes de
café, la chevelure très noire était-elle bouclée, raphaélesque, et tombant sur
les épaules, ou coupée très ras, faisant des pointes régulières sur le front,
le coiffant comme une espèce de casque sarrasin ? Ce jour-là, il était
tombé amoureux de Marie Daubrun.
Une épouvantable férocité.
Le 22 février 1848, vers 3h de l’après-midi, Baudelaire, Toubin, Courbet, Alphonse Promayet suivent la foule qui descend les boulevards et la
rue Royale. Place de la Concorde, une charge les amène à se réfugier sur le
parapet du petit jardin qui borde alors la place. De là-haut, ils voient
arriver du fond des Champs-Elysées des municipaux à pied devant lesquels fuient
des manifestants ; l’un de ceux-ci, sans arme, comme il contourne un
arbre, trébuche et tombe, « et là, sous nos yeux, un des municipaux lui
enfonce sa baïonnette en pleine poitrine. Tous, nous poussons un cri d’horreur.
Un ouvrier qui s’est réfugié sur la margelle du jardin a une violente attaque
de nerfs, et nous sommes obligés, Promayet et moi, raconte Toubin, de le
reconduire chez lui, rue Godot-de-Mauroy, pendant que Courbet et Baudelaire
vont à la Presse dénoncer à Émile de Girardin cet acte d’épouvantable
férocité. »
Le lendemain, le même groupe à peu près mais Champfleury
est là et on ne voit pas Courbet, part du café de la Rotonde, au coin des rues
de l’École de médecine et Hautefeuille, où la bohème tient souvent ses assises.
Ils essayent de gagner les boulevards, sont arrêtés par des barricades et les
tirs du 17e léger du duc d’Aumale ; quand ils parviennent enfin
boulevard du Temple, la nouvelle de la démission de Guizot se répand déjà dans
la foule. Le 24 au soir, Toubin voit Baudelaire, comme le voit Jules
Buisson, sur une barricade du carrefour de Buci, en compagnie du comtois Armand Barthet, parmi un groupe qui
vient de piller un armurier ; il porte un beau fusil à deux coups, luisant
et vierge, et une superbe cartouchière de cuir jaune, tout aussi
immaculée ; il gesticule au-dessus des pavés et appelle sans cesse à
« aller fusiller le général Aupick ! »
Ce jour-là, Jeanron,
ami intime de Daumier, est nommé directeur des Beaux-Arts ; il décide que
le prochain Salon ouvrira le 5 mars, et que tous les ouvrages présentés
seront reçus. « Refusé invariablement chaque année sinon entièrement, du
moins dans ce [qu’il envoyait] d'important pour [sa] réputation, par un jury
exclusif absurde et ignorant », (trois tableaux sur vingt-cinq lui ont été
acceptés entre 1841 et 1847), Courbet envoie aussitôt « et les tableaux
refusés l'année précédente [dont le portrait de Baudelaire, l’Homme à la pipe] et quelques
autres que j'avais faits depuis. Les artistes purent alors m'apprécier sous mon
vrai jour (...) Mon art était trop sérieux pour s'allier au commerce et ne
pouvait être que difficilement accepté sans la sanction du gouvernement. »
L’œuvre emblématique de la révolution précédente, La liberté guidant le
peuple, de Delacroix, retourne au Louvre, où elle ira grossir les réserves.
Baudelaire et le salut public.
Baudelaire écoute Blanqui
à la salle du Conservatoire de la rue Bergère et, le 27 février, il va,
avec Pierre Dupont, adhérer à La Société républicaine centrale fondée par l’Emmuré,
en s’inscrivant au Tivoli d’hiver, 45, rue Grenelle-Saint-Germain (auj. de
Grenelle), où ils figurent parmi les 325 premiers affiliés. En moins de deux
heures, au café de la Rotonde, c’est-à-dire chez Turlot, Baudelaire,
Champfleury et Charles Toubin, décident aussi et, joignant l’acte à la pensée,
rédigent aussitôt dans la salle de l’étage un journal, Le Salut public, qui titre fièrement : « Vive la
République ! » Des crieurs partent avec 400 exemplaires, on ne les
reverra jamais !
Pour le deuxième numéro, un ou deux jours plus tard,
Courbet leur dessine une vignette qui montre, juché au sommet d’une barricade,
un homme au vêtement composite, haut-de-forme bourgeois et blouse d’ouvrier,
portant un fusil et un drapeau sur lequel on lit « voix de Dieu » et
« voix du peuple ». C’est le portrait de Baudelaire, à en croire
Jules Vallès : « Tantôt, en 48, il sortait en blouse bleue avec un
tuyau de poêle tout battant neuf sur la tête et des gants beurre-frais aux
mains ; tantôt il se mettait en habit noir et chaussait des sabots crottés
de fumier, pour qu’on criât à la chienlit. » Après quoi ils fêtent la
naissance et la mort du titre, à cinq, chez Lescophy, 4, rue de Beaune.
Le 1er mars 48, Théophile Gautier assiste à une assemblée
d’artistes organisée par la fouriériste Démocratie
pacifique, puis fait partie du bureau qu’elle se donne pour aller
proposer une administration spéciale des beaux-arts, mais son nom disparaît des
comptes rendus des réunions ultérieures, comme ceux de Baudelaire et Dupont de
la société blanquiste. Viennent les réunions électorales d’avril, qu’ils
suivent avec assiduité : Champfleury y est parfois assesseur, Baudelaire
s’amuse à dérouter les orateurs par des questions incongrues sur le
libre-échange, ou sur les traités de 1815... Quand un carbonaro qui se fait
surnommer l’Apôtre, Jean Journet, donne une conférence phalanstérienne
dans l’atelier du caricaturiste Charles Traviès, rue Monsieur-le-Prince, les
deux compères montent l’escalier en catimini, enferment les auditeurs à clé, la
jettent, en redescendant, dans les toilettes.
Les derniers éclats de juin.
Gautier, qui menait grand train depuis que ses ballets
l’avaient enrichi, qui roulait phaéton, avait deux poneys et un domestique,
s’est vu ruiné par la crise qui suit la révolution, et s’est retiré dans un
petit logement de cinquième étage, 14 rue Rougemont, où il fermera désormais
« ses vitres » à « l’ouragan » du monde pour ciseler les
joyaux d’Émaux et Camées.
C’est là que Baudelaire vient lui rendre visite, au prétexte de lui apporter
« de la part de deux amis absents », la déjà ancienne plaquette de Vers de Le Vavasseur et Prarond, à
laquelle il a sans doute collaboré anonymement pour sa seconde partie.
C’est une rencontre sans lendemain, comme l’avait été déjà celle de Pimodan.
A compter du 10 avril, Baudelaire est secrétaire de rédaction
de la Tribune nationale, titre placé d’abord sous le patronage de
Lamennais, puis carrément conservateur. Mais durant la terrible répression de
juin, alors que le faubourg Saint-Antoine est déjà tombé, Gustave le Vavasseur
aperçoit Baudelaire et Pierre Dupont en allant au café de Foy, sous les arcades
du Palais-Royal. Là, « il pérorait, déclamait, se vantait, se démenait
pour courir au martyre : « On vient d’arrêter de Flotte disait-il.
Est-ce parce que ses mains sentent la poudre ? Sentez les miennes ! »
Puis des fusées socialistes, l’apothéose de la banqueroute sociale, etc. Dupont
n’y pouvait rien. » Qu’est-ce qui le sauve alors ? Peut-être la
cocarde du garde national, un « pays » normand que le Vavasseur et
Philippe de Chennevières ont rencontré en chemin et qui les accompagne.