Le lapin à Gill: l'analyse
(article paru, accompagné d'autres visuels, dans le HS de Télérama "Les bohèmes")
Au commencement était le lapin. Sauté, en gibelotte, il
constituait le mets choisi des guinguettes, au faubourg, et leur
enseigne : à Belleville, sur celle du Lapin
vengeur, le léporidé flinguait le cuistot ; à Montmartre, en chapeau
claque huit reflets, une bouteille chapardée à la patte, il s’échappait de la
casserole, Lapin agile autant qu’à
Gill. Le célèbre caricaturiste en était l’auteur, Gill pinxit, moins d’une
dizaine d’années après la Commune.
Corneille et fille à Berthe au Lapin agile |
A la Belle Époque, c’était le père Frédé, ou plutôt Berthe,
qui fricassait l’animal rue des Saules : son bonhomme avait trop fournie
une barbe dont les poils auraient gâté la sauce, mais qui ne le gênait pas
pour la guitare. Au Bateau-Lavoir, rue Ravignan, Picasso en était à sa période
bleue, la fille de Berthe en fit les frais, et une corneille, vue comme elle
dans l’estaminet : le visage émacié, rentré dans des épaules maigres,
effleure en même temps que la main un plumage plus brun que noir.
Frédé a été auparavant le tenancier du Zut, c’est dire qu’il a de la répartie ; il a aussi un âne,
connu pour ses flatulences. Picasso a un voisin, Van Dongen, le
« Kropotkine du Bateau-Lavoir », et bientôt une compagne, Fernande
Olivier, rencontrée à la fontaine où chaque locataire s’en vient tirer son eau.
Voilà que le sombre hidalgo se détend, sa palette éclate, il se représente en
Arlequin à une table du Lapin agile,
tournant presque le dos à Germaine, danseuse du Moulin-Rouge pour laquelle son
ami Carlos Casagemas s’est suicidé. - C’est après ce drame que Picasso a vu la
peinture en bleu.
A l’arrière-plan du tableau, le père Frédé, ses sabots, sa
guitare, son bonnet de trappeur. Bien sûr, le peintre en fait cadeau au
mastroquet. Dorénavant, sous le plafond bas plus culotté qu’une vieille pipe,
les habitués, certains soirs, voient double avant même d’avoir bu : Pablo,
Germaine, Frédé assis devant Pablo, Germaine, Frédé, la toile punaisée au mur
comme un trompe l’œil, effet vache-qui-rit. A cette seule différence que
Picasso n’est pas en Arlequin mais en bleu d’ouvrier zingueur. On est en 1905.
Frédé,
à temps perdu, fait de la céramique ; les convives y font des vers, y
compris les dessinateurs, ce qui compte dans le dessin de presse, plus que le
trait c’est la légende. Charles Genty dédie à l’hôte ce tercet :
« Pots de lapin, pots ! Oh les jolis pots de lapin d’argile !
Potier, tu as trouvé le succès dans un four. »
Entre
un Christ grandeur nature de Léon-John Wasley, dont les bras en croix servent
le plus souvent de porte-manteaux et, plus grand que lui, un moulage de l’Apollon citharède, - il y
a aussi un truc obscène, un perroquet de Pierre Girieud, des nuages de fumée -,
le tout jeune Charles Dullin dit des poèmes de Baudelaire, de Verlaine, de
Villon. Frédé se lisse une barbe satisfaite : « Ah ! ce soir, ce
soir nous avons une vraie soirée d’art. Faisons de l’art ».
A la place de Dullin, ce peut être Gaston Couté, Francis
Carco...
A
la mi-février, Apollinaire est monté jusqu’à la pile chancelante d’ateliers, accrochée
comme un dahu à flanc de pente, il a toqué à une porte. « Et derrière la porte les pas lourds d’un
homme fatigué, ou qui porte un faix très pesant, vinrent avec lenteur et quand
la porte s’ouvrit ce fut dans la brusque lumière la création de deux êtres et
leur mariage immédiat.
Dans l’atelier, semblable à
une étable, un innombrable troupeau gisait éparpillé, c’étaient les tableaux
endormis et le pâtre qui les gardait souriait à son ami.
Sur une étagère, des livres
jaunes empilés simulaient des mottes de beurre. Et repoussant la porte mal
jointe, le vent amenait là des êtres inconnus qui se plaignaient à tout petits
cris, au nom de toutes les douleurs. »[1]
Apo la pipe et Picasso le chapeau |
Il n’y a pas que le vent,
tout est en bois dans cette dizaine d’ateliers, tout s’entend, complète
promiscuité, et Picasso, toujours le crayon à la main, y croque Apollinaire, - ces
deux-là se sont trouvés, ne se quittent plus -, jusque dans l’onanisme ou la défécation.
Apollinaire a introduit André
Salmon, Picasso leur a présenté son fidèle Max Jacob, l’un ou l’autre a
qualifié l’empilement d’ateliers en ponts et coursives de Bateau-Lavoir, bateau, on voit pourquoi, lavoir pour les éclats de
voix des batteuses ? Picasso a pu tracer à la craie bleue sur sa porte,
maintenant qu’ils étaient au moins trois de ce genre dans sa bande : Au
rendez-vous des poètes.
Hormis André Warnod, à
Montmartre dès ses neuf ans, fonds de culottes sur les bancs de Rollin
(aujourd’hui lycée Jacques Decour ; Poulbot aussi y est passé), ceux qui
vont peupler la butte cette avant-guerre viennent de partout :
d’Andalousie et d’Italie, des Pays-Bas, de Nouméa et même de Sedan selon qu’ils
sont Picasso, Modigliani, Van Dongen, Carco ou Dupaquit. Celui-là, qui sera le
premier maire de la Commune libre de Montmartre après la supposée der des der,
a, quand commence notre récit, 35 ans ; Max Jacob en a 30, Apollinaire,
Picasso et Salmon vingt-cinq, Modigliani ou Carco vingt.
En face du Bateau-Lavoir, au
coin de la rue Berthe, le critique Arsène Alexandre, directeur artistique du Rire a son pavillon. Tout ce qui peint
sur la butte sait a priori dessiner, et à 100 000 exemplaires vendus
chaque samedi, le Rire a tout de
l’aubaine. Les Sedanais Dupaquit et Delaw, qui habitent l’hôtel du Poirier, en
face, ont su en trouver le chemin ; Poulbot, naturellement. Girieud n’y a
pas réussi : à chaque passage, il repeint le mur d’un jet de jaune pipi.
Picasso a refusé mordicus
l’en-attendant, les garde-fous ; Wasley aussi : « je ne veux
pas me dire, quand je serai vieux : Tu n’as pas osé ! » Il ne
sera jamais vieux, Verdun aura sa peau.
On est déjà fin novembre,
début décembre 1908. Picasso vient de dégoter chez le père Soulier, le brocanteur
de la rue des Martyrs, la providence des mauvais jours qui achetait
indistinctement tout ce qu’on lui apportait, l’Eve d’Henri Rousseau, un portrait de Yadwigha, hiératique dans une
robe d’un noir de jais. Pour 5 francs ! Il décide de donner une fête
en l’honneur du vieux bonhomme qui n’a pas, comme eux, bouffé de la vache
enragée à 20 ans mais à plus de quarante, abandonnant tout à coup la
tranquillité de la douane pour la peinture à temps plein.
Dès 6 heures, pas mal des
invités sont déjà chez Azon, aux Enfants
de la Butte, à siroter l’apéro en écoutant l’orgue électrique à pièces.
C’est à peu près à ce moment-là que Pablo réalise qu’il s’est gouré dans la
date chez le vivandier du coin et que le repas ne viendra pas. Fernande
retrousse ses manches, entreprend une paella de dernier recours ; Gertrude
Stein écume les environs en quête de tout ce qu’elle pourra trouver. Pour le
vin, on peut compter sur 50 bouteilles. A 8 heures, la bande rigolarde et
chantante arrive à l’atelier : des planches sur des tréteaux, des bancs,
au-dessous d’une douzaine de lampions, dangereuse folie dans ce tas de bois.
Les premières gouttes de cire commencent à tomber sur les épaules quand
Apollinaire introduit le héros de la soirée, petit homme aux cheveux blancs
sous le béret, appuyé sur sa canne. Ses yeux bleus étincellent à la vue de son
tableau entouré de guirlandes, de la banderole « Honneur à
Rousseau », de l’espèce de trône qu’on lui a préparé.
Apollinaire porte un toast,
24 vers pour 50 bouteilles : « Ces vins qu’en ton honneur nous verse
Picasso, Buvons-les donc… O peintre glorieux de l’alme République Ton nom est
le drapeau des fiers Indépendants Et dans le marbre blanc, issu du Pentélique,
On sculptera ta face, orgueil de notre temps. »[2]
D’ailleurs, chuchote-t-on à l’oreille du récipiendaire, cet homme à la belle
prestance (en fait un locataire du Bateau), là-bas, est M. le ministre des
Beaux-Arts. Rousseau remercie de quelques airs de violon.
A minuit, tout Montmartre s’associe
à l’hommage, Frédé a même amené l’âne Lolo. Apollinaire demande à Gertrude
Stein et Alice B. Toklas de bien vouloir faire découvrir à la compagnie quelque
chant indigène des Peaux-rouges, ce à quoi elles se refusent absolument. André Salmon
et Maurice Cremnitz, qui se sont au préalable rempli la bouche de savon, bavent
tout ce qu’ils peuvent de bulles, les yeux blancs, simulant une attaque de
délirium tremens parce que ces trois américains (Léo Stein accompagne sa sœur),
habillés de soirée, décidemment les agacent. Marie Laurencin se lance dans un
tournis de derviche avant de s’asseoir sur les gâteaux. Salmon s’écroule de
même, dans la pièce où l’on s’est débarrassé, sur les chapeaux de ces dames.
Azon vient prévenir qu’une invitée est dans le caniveau. Où sont passé, dans ce
tourbillon, Braque, Gris, Modigliani peut-être, Max Jacob, Maurice Raynal et
Vlaminck ? Rousseau a encore le temps de glisser à Picasso, avant qu’à
3 heures du matin les Stein ne le remmènent, « En somme, toi et moi
on est les plus grands peintres ; moi dans le genre moderne, toi dans le
genre égyptien. »
L’adjectif fait sans doute
référence à ces dames du Bordel d’Avignon, comme Pablo en parle, songeant à celui d’une
rue de Barcelone.
La rue de Barcelone d'où sont issues les Demoiselles |
A la fin de l’hiver, André Warnod
n’arrivant guère à s’extirper d’un impressionnisme qui, comble, ne le fait même
pas manger, va sonner chez Comoedia.
Le directeur du titre en fait son envoyé spécial dans la bohème, articles et
dessins. Comme du temps de Murger, les rapins vont retrouver en temps réel
leurs farces, leurs banquets et leurs bals dans ses colonnes. Évidemment,
Warnod, le premier à décrire l’ambiance du Lapin
agile, est encore au premier rang quand, au début de 1910, Roland Dorgelès,
24 ans itou, s’empare de Lolo, 10 ans, lui tient sinon la main la queue, plus concrètement
y attache un pinceau, le trempe dans des couleurs successives et mène l’âne à
la toile vierge comme la vache au taureau. Le tout devant photographe et
huissier, les conjurés masqués d’un loup noir. Pourquoi la presse
n’inventerait-elle pas elle-même les canulars bohèmes plutôt que de se borner à
les relater ? C’est le numéro du 1er avril (1910) de Fantasio, nouvelle publication du Rire, qu’on prépare.
L’anagramme du baudet
archétypique des fables, Aliboron, fournit une signature : Boronali. Avec un
prénom comme Raphaël et Adriatique dans le titre, c’est un triple coup de pied
de l’âne au futurisme transalpin. Pour faire bon poids, un manifeste de l’excessivisme accompagne le
tableau : « Ravageons, ravageons les musées absurdes ; piétinons les
routines infâmes des faiseurs de boîtes de bonbons… Ne nous laissons pas
rebuter par les braillements des putois écorchés vifs qui agonisent sous la
Coupole, etc. »
Le Salon des
Indépendants n’a ni jury d’admission ni récompenses, c’est même sa raison
d’être. On ne dupe donc, en y faisant accrocher Coucher de soleil sur l'Adriatique, aucun « putois de la
Coupole » ni d’ailleurs. De surcroit, Girieud, l’un des conjurés, a mis
Signac, son président, dans la confidence. Le Matin trouve la toile risible, pas beaucoup plus et pas moins que
« en bloc, MM. Marinot, Crotti, A. Lhote ; Van Dongen, Rouault,
Girieud, Henri Matisse, qui eurent du talent et semblent aujourd’hui se moquer
d’eux-mêmes. » Marie Laurencin est plus loin dans la liste des réprouvés.
Dans sa majorité, la critique est plus encline alors à
refuser toute novation qu’à tout gober : Rouault, Matisse, etc., autant
d’ânes ! Pourtant, après que Fantasio
a dévoilé le pot aux roses, publiant photos et constat d’huissier, une foule de
curieux s’écrase aux Indépendants. Pour convenir qu’effectivement entre
Rouault, Matisse et Aliboron…?
L’été précédent,
André Salmon, après un mariage sur la butte, la veille du 14 Juillet (« On
a pavoisé Paris parce que mon ami Salmon s’y marie », constate
Apollinaire), est parti pour Montparnasse. Picasso a descendu la butte jusqu’au
boulevard de Clichy trois mois plus tard. Ca sent la fin.
Le coup de grâce
tombe le 29 juin 1913 : le manifeste
de l’Anti-tradition futuriste, d’Apollinaire, dit « MER.....DE...... »
à toute une série de choses dont Montmartre. Et « ROSE aux » Picasso, Max
Jacob, Salmon, Mac Orlan, Carco qui sont ainsi arrachés à l’identité
montmartroise. Quinze jours plus tard, un nouveau venu, Mac Delmarle, enfonce le clou d’un
autre manifeste, que signera Marinetti, tout entier dirigé contre Montmartre : « Il faut détruire Montmartre,
vieille lèpre romantique, cerveau pourri couronné d’une calotte, pesant sur
Paris… »[3]
Poulbot met en garde ces « forbans du futurisme » : « Qu’ils
ne s’aventurent pas sur ma Butte, ils n’en sortiraient pas vivants ! »
C’est la guerre qui
prendra la pioche : un bon tiers des bohémiens de la rue Saint-Vincent, la rue
des Saules, la place du Calvaire y sera fauché.