Les amis des Goncourt, dits Bichons
Le 1er décembre 1851, vers dix heures et demi du
soir, Maxime du Camp quitte L’Élysée.
Le président Louis-Napoléon l’y a invité après qu’il lui eut, six jours plus
tôt, montré les photos du voyage fait en Égypte avec Flaubert. Maxime a rendez-vous maintenant avec Théophile Gautier à l’Opéra-Comique. Quand il arrive salle Favart,
place des Italiens (auj. Boieldieu), le dernier acte du Château de Barbe bleu commence. Le rideau tombé, il
raccompagne Théo à l’appartement qu’il occupe avec Ernesta Grisi et Judith, leur fille de six ans, rue Rougemont. Là
ils bavardent encore un peu devant la porte du 14, puis Maxime regagne son
domicile du square d’Orléans, où chez lui, au 3e étage, il trouve Louis de Cormenin, très préoccupé :
il est passé vers minuit devant l’imprimerie nationale, rue Vieille-du-Temple,
et il l’a vue gardée par une compagnie de la garde municipale, ce qui ne
présage rien de bon...
Quand Paris se réveille, ses murs sont couverts d’affiches
annonçant que l’Assemblée nationale est dissoute : le coup d’État est en
marche. Pour ce qui est de la lecture, on est servi ; qui va se soucier de
la parution du premier roman de MM. Edmond
et Jules de Goncourt, vingt-neuf et vingt-et-un ans, En 18... ? Comme les deux frères sont maîtres de
la date - ils sont rentiers depuis qu’ils ont hérité de leur mère en 1848, et
ils publient à compte d’auteur -, ils font repousser la sortie au 5. Mais la
veille, Louis-Napoléon Bonaparte aura fait tuer 400 personnes sur le Boulevard,
au petit bonheur, et dans la bonne humeur : l’un des chefs de brigade de
la division Carrelet, Reibell, lançant à travers la mitraille à leur voisin Sax, inventeur du saxophone comme on
l’imagine : « Et moi aussi je fais de la musique ! »
Humour militaire dont Victor Hugo
nous a gardé la mémoire, tandis que personne n’aura vu En 18....
Ce même 2 décembre 1851, les frères ont décidé de commencer
un journal, Jules tenant la plume pour deux ; leur mère, en mourant, avait
uni leurs mains, le couple fraternel ne devait plus jamais se disjoindre, à
l’exception de deux journées à la mi-novembre 1859. Il écrit dans leur
« jolie boîte de reps » du 4e étage, au fond de la cour du
43, rue Saint-Georges, à deux pas des ateliers de Sax, « tout enfermée et
plafonnée de tapisseries, pleine de dessins aux marques bleues », autour
d’une crédence Louis XVI et d’un poêle de faïence, fruits de beaucoup de temps
passé à chiner chez les antiquaires.
Études de mœurs contemporaines. Gallica |
Six semaines plus tard, ils débutent dans le journalisme, à
l’hebdomadaire l’Éclair de leur cousin Villedeuil, où ils vont
bientôt rendre compte du Salon. Puis c’est «une série d'études sur les
bas-fonds de la grande cité» qui les envoie à Londres pour une dizaine de
jours, avec ce Gavarni qui vient d’y
séjourner plusieurs années, et dont Gautier écrivait déjà avant son départ, en
introduction à ses Œuvres choisies :
« L’antiquité et la tradition n’ont rien à revendiquer dans son
talent ; il est complètement, exclusivement moderne. Ni Athènes, ni Rome
n’existent pour lui : c’est un tort aux yeux de quelques-uns, c’est une
qualité pour nous... dans nos pantalons, il a mis nos jambes, et non celles de
Germanicus... »
D’avoir côtoyé longuement la misère londonienne avait
encore accru son réalisme et son pessimisme.
Le jour où tu voudras publier...
Entre temps, ils ont également donné un conte, Monsieur Chut, à la Revue de Paris, titre que viennent
de reprendre Arsène Houssaye,
Gautier, Maxime du Camp et Louis de Cormenin, sous ce mot d’ordre :
« Depuis l’idéal le plus éthéré jusqu’au réalisme le plus absolu (...),
nous admettons tout, avec la forme pour seule condition. » Depuis octobre
1851, les directeurs ont ainsi « admis » Banville, Lamartine, Musset, Sand, Nodier, Champfleury, le conte romain de Bouilhet, Melœnis, sur 80 pages, en novembre, enfin Baudelaire, en mars et avril. « Il
y avait dans les deux derniers numéros de la Revue deux articles curieux
sur Edgar Poe. Les as-tu lus ? » demande Flaubert à Louise Colet, le 2 mai 1852.
Outre qu’on y défend la forme, en littérature, on y célèbre
celles de Mme Sabatier à la moindre occasion : « A trois heures du
matin, pour ranimer les admirations qui commençaient à s’éteindre, Mme S*** -
la seule statue de Clésinger – a
fait son entrée dans un flot de dentelle à faire damner les vierges de Cologne.
Sa tête merveilleusement gracieuse et fine s’entourait d’une couronne de
glaïeuls à fleurs d’argent dont les longues feuilles retombaient jusque sur les
bras (les mêmes qui manquent à la Vénus de Milo). Nous dirons qu’elle était Nympharum
pulcherima. »
Il ne s’agissait là que d’une entrée à un bal de la salle
Favart. Plus tard, Gautier, sans occasion, y donnera un poème : Apollonie.
Et la Revue de Paris l’attend, lui, Flaubert -
« Le jour où tu voudras publier, tu trouveras, ce qui n’arrive à personne,
ta place prête et réservée » lui a écrit Du Camp – attend son Madame Bovary, ce roman auquel
il s’est mis le 19 septembre 1851, sur un sujet de fait divers, « un de
ces incidents dont la vie bourgeoise est pleine », que lui avait suggéré
Bouilhet à Croisset, deux ans plus tôt, après qu’il les eut assommés, Du Camp
et lui, de quatre jours de lecture de sa Tentation
de Saint-Antoine.
Tant de sollicitude n’a pour effet que d’irriter l’ermite
de Croisset, jusqu’à mettre en péril sa relation avec Du Camp, auquel il
répond, plein de superbe : « Je t’ai dit que j’irais habiter Paris
quand mon livre serait fait et que je le publierais si j’en étais content.
(...) Être connu n’est pas ma principale affaire. (...) Je vise à mieux, à
me plaire. »
De l’Éclair, les Goncourt passent au Paris, autre titre, quotidien
celui-ci, de leur cousin Villedeuil, dont les rédacteurs sont Alphonse Karr, Henri Murger, Dumas fils,
et où Gavarni va donner tous les jours une lithographie, dans des séries qui
s’appelleront les Partageuses, les Lorettes vieillies, les Études
d'androgynes, les Invalides du sentiment, les Anglais chez eux,
les Parisiens et surtout les célèbres Propos de Thomas Vireloque puisque, chez Gavarni, la
légende, prise à la rue, compte autant que le dessin. A compter de novembre
1852, au Paris, chaque rédacteur a la responsabilité d’un jour de la
semaine, et donc des quatre éditions quotidiennes calées sur les cours de la
Bourse ; aux Goncourt échoit le mardi. Le mardi 17, ils y poursuivent leur
Lorette, qui en est à son troisième épisode, et ils y font à partir
d’anecdotes inédites et de fragments de lettres autographes qu’on leur a
communiquées, le compte rendu d’un ouvrage imaginaire Ruelles et Alcôves
[sic], in-18, qui vaut à la Librairie Nouvelle, presque en face sur le
boulevard des Italiens, plus de cinquante demandes « d'amateurs de livres
modernes ».
Leur maître : Gavarni.
La Librairie Nouvelle, fondée trois ans plus tôt par
Bourdilliat et Jacottet au 15, coin du
boulevard des Italiens et de la rue de Gramont, pour lancer le livre bon
marché, le Balzac à 1 franc, cette « Maison de l’Évènement et du Bien-Être
universel » qui a publié les discours de Hugo d’avant le coup d’État, est
un véritable salon où se retrouvent journalistes et gens de lettres. Les
Goncourt y publient avec leur cousin Villedeuil, Mystères des théâtres, reprise de leurs chroniques. La
Librairie publie aussi Louise Colet : « On ne dira jamais de moi ce
qu'on dit de toi dans le sublime prospectus de la Librairie nouvelle,
lui écrit Flaubert : "Tous ses travaux concourent à ce but
élevé" (l'aspiration d'un meilleur avenir). » Après une rupture de
plus de trois ans, Flaubert a repris, à l’été 1851, ses relations avec sa
vieille maîtresse, mais celle-ci est maintenant veuve et souhaiterait qu’il
l’épousât. Et elle demande de plus en plus d’avis, de conseils, de corrections
sur son travail alors que Flaubert a déjà tant à faire avec le sien.
Tout en exerçant le métier de journaliste, les Goncourt
fréquentent maintenant, chez Peyrelongue, marchand de tableaux dans cette même
rue Laffitte dont le Paris occupe le coin, la bohème artistique, Nadar, qui vient d’annoncer à l’Éclair
la sortie prochaine de son Panthéon,
longue farandole de près de 250 figures dans quatre disciplines, et Henri Murger.
On excursionne en groupe dans des auberges de villages, autour de la forêt de
Fontainebleau, où Murger songe à s’établir, et les frères se souviendront de la
vie des rapins aux champs quinze ans plus tard pour un roman qui s’appellera Manette Salomon. Leur Lorette, illustrée par Gavarni
pour la publication chez Dentu, connaît un grand succès. Edmond porte la
barbiche dite à l’impériale, Jules semble avoir une petite mouche au-dessous du
nez ; ils ne sont pas aussi élégants que Gavarni, «très fashionable dans
sa mise», veste de velours noir sur laquelle tranche le «blanc d'un foulard de
l'Inde» noué en cravate, mais Edmond fume comme lui la cigarette, des Maryland,
quand les peintres sont plutôt à la pipe.
Ils accompagnent souvent celui qu’ils se sont choisis pour
maître, à Auteuil où il s’est installé avec sa femme et ses deux fils dans une
maison avec jardin, 49 route de Versailles, près du Point-du-Jour, dans
l'ancienne maison du brodeur des manteaux impériaux de Napoléon Ier. Gavarni
leur raconte comment, quand il habitait près de chez eux, avec sa mère, 1 rue
Fontaine, à l’angle de la rue Pigalle, un grand appartement du premier étage,
au-dessus d’un pharmacien, éclairé par treize fenêtres, il avait inventé des
mécanismes très compliqués, à la Robert
Houdin, pour ouvrir la porte de sa chambre sans avoir à sortir de son lit,
ou faire se croiser sans qu’elles le sachent des personnes qui ne devaient
surtout pas se voir. Sa mère recevait alors le mercredi mais lui, c’était
chaque soir, cinq ou six amis dont Liszt,
et Balzac qui venait y lire ses
épreuves. Puis il avait épousé une musicienne, Jeanne de Bonabry. Juste avant
qu’ils ne déménagent, Sax, « malgré ses propres embarras », avançait
un millier de francs à Berlioz pour
qu’il puisse partir en Russie, et Balzac prêtait au musicien sa pelisse
fourrée.
Des fenêtres sur le Luxembourg.
Le 12 février 1853, les frères Goncourt sont traduits en
police correctionnelle en même temps qu’Alphonse Karr, pour avoir cité quelques
vers jugés licencieux dans l’un de leurs papiers. La mise en scène est si
imposante pour un délit de presse que Karr fait comme s’ils étaient
effectivement au théâtre : « Il y a eu répétition hier, dit-il en riant aux
Goncourt ; je le tiens d'un avocat! » Mais eux, s’être vu infliger un blâme,
c’est plus qu’ils n’en peuvent supporter, ils abandonnent le journalisme et se
réfugient dans l’histoire, qu’ils écrivent en chinant, comme ils se meublent,
par un collage des autographes qu’ils récoltent. Ainsi naît leur Histoire de la société française pendant
la révolution, pour laquelle ils ont lu 15 000 documents.
Maxime Du Camp reste seul propriétaire de la Revue de
Paris : Louis de Cormenin va prendre la rédaction en chef du Moniteur
universel, journal officiel dont le ministre Achille Fould entreprend de
faire le principal quotidien français, et Gautier y publie dorénavant un
feuilleton chaque semaine, en sus de sa collaboration à la Presse.
L’ami Bouilhet est venu s’installer à Paris ; il
apprend le mandarin à titre documentaire, dans la perspective d’écrire un poème
de neuf chants et de six mille vers, qui aurait pour titre Conte chinois.
« Ami », il l’est de Flaubert, bien sûr, et ce n’est pas là un vain
mot : du simple fait d’avoir lu, chez Louise Colet, un poème de Bouilhet,
Mme Roger des Genettes s’attirait l’amour de l’auteur, ce qui peut se
comprendre, mais aussi l’amitié éternelle de l’ami du poète.
L’ermite vient quelquefois à Paris voir son ami Bouilhet
donc, ou voir Louise quand il ne lui propose pas l’hôtel du Grand-Cerf, à
Mantes, qui est plus proche de Croisset. A Paris, Flaubert s’attarde même pour
l’hiver, à partir de novembre 1854, après avoir rompu définitivement avec
Louise, dans une chambre de la rue de l’Est, (auj. bd Saint-Michel, au sud de
la rue Auguste-Comte) d’où il voit le Luxembourg.
Le café Riche reconverti en banque en 14-18. Gallica |
Le petit singe est mort, Kokoli, que les frères avaient
acheté au Havre, trois mois plus tôt, et qui a sauté par la fenêtre du 43 rue
Saint-Georges. Alexandre Dumas a installé son Mousquetaire, un quotidien du soir, dans la cour de la fameuse
Maison dorée, comme le Paris, au coin du boulevard des Italiens et de la
rue Laffitte. Roger de Beauvoir, Aurélien Scholl, un ancien du Corsaire-Satan, y écrivent, et
s’ils ne sont plus journalistes, les frères peuvent voir les mêmes au
restaurant Dinochau, à l’angle des rues Navarin et Breda (auj. Henri Monnier).
Leur territoire est si petit : en bas, la salle Favart, la Librairie
Nouvelle, et le café du Helder qui vient d’ouvrir à la place des Bains chinois
et du hammam, au 27 boulevard des Italiens, et qui sera célèbre pour son
absinthe. Sur le trottoir d’en face, le café Riche, au coin de la rue Le
Peletier ; puis la rue Laffitte, ses journaux, ses marchands d’art, qui
monte vers le quartier Bréda où ils demeurent, au revers du square d’Orléans,
et poursuit jusqu’à la villa Frochot de la Présidente.
Madame
Bovary, c’est fini.
Flaubert, revenu à Paris pour l’hiver, y a maintenant un
domicile 42 boulevard du Temple, au 3e étage, au-dessus de l’appartement de sa
mère : « une antichambre, 2 pièces à feu ayant chacune une fenêtre
sur le boulevard ; une salle à manger, une autre pièce à feu, une cuisine
sur la cour, WC à côté de la cuisine, sortie de service » Il en est
au chapitre 8 de la troisième partie de Mme Bovary. Les Goncourt font
paraître chez Dentu, au Palais royal, 13 galerie d’Orléans, leur Histoire de la société française pendant
le Directoire, faite sur le modèle de celle de la Révolution, mais ils
fréquentent maintenant Maria, une sage-femme, qui sera leur maîtresse commune
deux ans plus tard, et qui va leur fournir des récits plus contemporains pour
de futurs romans. Ils publient chez le même une compilation de leurs articles
de l’Éclair : Une voiture de masques, et donnent à l’Artiste, revue qui
accueillit Delacroix, Johannot, Baudelaire ou Jules Janin, que le cadet des
Goncourt considère comme un modèle, le récit de leur récent voyage en
Italie : L’Italie la nuit.
Louise Colet se venge, en février 1856, avec Une histoire de soldat, dans
laquelle Flaubert, sous les traits de Léonce, n’a pas le beau rôle. Il y aurait
de quoi s’inquiéter, la poétesse est vive : au temps qu’elle habitait
2 rue Bréda, elle y avait poignardé, en juillet 1840, Alphonse Karr pour une
allusion faite à ses amours avec Victor Cousin. La victime avait ensuite, dans
sa chambre du 6e étage, au 46 rue Vivienne, dans l’écrin que
constituaient les vitres peintes en violet et les murs tendus d’étoffe noire,
exposé l’arme du crime, soulignée d’une étiquette qui disait :
« Donné à Alphonse Karr par Mme Colet... dans le dos. » Mais au
printemps Flaubert achève Mme Bovary après cinquante-cinq mois de
travail, et la publication en commence dans la Revue de Paris le 1er
octobre pour s’échelonner jusqu’au 15 décembre au rythme d’une cinquantaine de
pages par numéro du bimensuel.
A peine Flaubert est-il un peu installé que Du Camp
l’entraîne chez Apollonie, « Présidente » du petit groupe depuis
qu’un soir Henri Monnier, doyen
d’âge, s’est récusé alors qu’on s’attribuait, pour rire, des fonctions
honorifiques. Le dimanche soir, il y a là le compositeur Ernest Reyer, celui qui met en notes les mélodies que lui chantonne
Pierre Dupont et signe la chronique musicale de la Revue de Paris, Gautier, que Flaubert connaît depuis le
28 octobre 1849, lorsque Du Camp, à la veille de leur départ pour l’Orient,
avait organisé aux Trois Frères provençaux un dîner d’adieu et de préparatifs à
la fois, avec leur aîné et prédécesseur en matière de voyages, et leurs amis
Louis Bouilhet et Louis de Cormenin, qui fréquentent aussi chez Mme Sabatier,
comme Baudelaire.
La palpitation du serpent.
Ici palpite la Femme
piquée par un serpent, de Clésinger, statue couchée, grandeur nature,
dont on dit qu’hormis la tête, sculptée d’un visage impersonnel, c’est un
simple moulage d’Apollonie au sortir de l’amour, et que Gautier avait feint
l’étonnement, dans La Presse, après le Salon de 1847, « de voir le marbre s'agiter dans sa
blancheur froide et glaciale, et faire impression sur la foule comme la plus
chaude peinture. » De tous, Flaubert est le seul qui montera directement à
l’assaut, sans barguigner mais sans résultats, si l’on en croit la dédicace à
venir de Madame Bovary : "à notre belle, bonne et insensible
Présidente ».
A l’été, Flaubert a commencé à remanier sa Tentation de
Saint-Antoine ; il en publie des fragments dans la Revue de Paris
mais les menaces de poursuites enflent contre Madame Bovary, et elles
seraient certainement pires concernant un sujet religieux comme la Tentation.
Il renonce à celle-ci et prépare activement sa défense, cherchant pour son avocat,
chez les piliers de l’Église, des descriptions plus crues que tout ce qu’on
peut lui reprocher.
Après les avoir citées devant la 6e chambre de
police correctionnelle, le 29 janvier 1857, son avocat termine sa plaidoirie
par ces mots : « Vous lui devez non seulement un acquittement mais
des excuses ! » L’impératif moral ne suffirait peut-être pas mais les
juges ont reçu des recommandations de l’impératrice et du prince Napoléon, avec
lequel Du Camp chasse l’hiver, et ils l’acquittent en effet, le 7 février,
conjointement avec le directeur de la revue et l’imprimeur. Le roman paraît en
volume chez Michel Lévy, 2 bis rue Vivienne, à la fin d’avril.
« Du jour au lendemain, Gustave Flaubert était devenu
célèbre », se rappellera Maxime Du Camp.
Le 3 janvier 1857, les frères ont rencontré à
l’hebdomadaire de la rue Laffitte, celui qui en est le rédacteur en chef depuis
un mois, dont ils confient aussitôt le portrait à leur journal :
« Au bureau de L’Artiste, Théophile Gautier, face lourde, les
traits tombés dans l’empâtement des lignes, une lassitude de la face, un
sommeil de la physionomie, avec comme des intermittences de compréhension d’un
sourd, et des hallucinations de l’ouïe qui lui font écouter par derrière, quand
on lui parle de face. Il répète et rabâche amoureusement cette phrase : De
la forme naît l’idée, une phrase que lui a dite, ce matin, Flaubert, et qu’il
regarde comme la formule suprême de l’école, et qu’il veut qu’on grave sur les
murs ».
Le 11 avril, les Goncourt, qui ont presque fini Les hommes de lettres, une pièce
qui attaque la bohème journalistique, sont à nouveau sur le motif :
« A cinq heures été à l’Artiste : Gautier, Feydeau,
Flaubert... grande discussion sur les métaphores....... à la suite de quoi, une
terrible discussion sur les assonances....... Tant d’importance donnée au
vêtement de l’idée, à sa couleur et à sa trame, que l’idée n’était plus que
comme une patère à accrocher des sonorités et des rayons. Il nous a semblé
tomber dans une discussion de grammairiens du Bas-Empire. »
Flaubert chez les Goncourt.
Flaubert a un nouveau projet qui s’appelle encore pour lui Carthage,
et qui s’intitulera plus tard Salammbô
et, en ce mois de mai, il lit un ouvrage de 400 pages sur le cyprès pyramidal,
- ce gros volume pour décrire un seul arbre ! - et les 18 tomes de la
Bible de Cahen ; le 26 juillet, il aura déjà lu cent volumes concernant la
cité punique.
Les frères apprécient davantage le rédacteur en chef de l’Artiste à
leur seconde rencontre: « Théophile Gautier ce styliste à l’habit
rouge pour le bourgeois, apporte dans les choses littéraires le plus étonnant
bon sens, et le jugement le plus sain, et la plus terrible lucidité jaillissant
en petites phrases toutes simples, d’une voix qui est comme une caresse. Cet
homme, au premier abord un peu fermé, ou plutôt comme enseveli au fond de
lui-même, a un grand charme, et devient avec le temps sympathique au plus haut
degré. » Il ont terminé leur pièce, qu’ils lisent à Paul de Saint-Victor, l’un des critiques les plus élégants de
l’époque, feuilletoniste au Pays, à la Presse, à la Liberté,
qu’ils ont rencontré au café Riche. Le Gymnase la refuse, le Vaudeville
pareillement ; ils s’obstinent, ils en feront un roman, et s’isoleront
autant qu’il est nécessaire : « il faut, pour pondre, une retraite et
comme une nuit à l'esprit.»
L’ermite
de Croisset en sait quelque chose, qui pioche – c’est son mot – inlassablement,
en Tunisie pour l’heure, du 16 avril au 12 juin 1858, après quoi il défait et
recommence tout, et pioche encore à Paris l’hiver. « On sonne, c’est
Flaubert à qui Saint-Victor a dit que nous avions vu quelque part une masse à
assommer, à peu près carthaginoise, et qui vient nous demander
l’adresse. » Sous le lustre en cristal de Bohême, dans le magasin de
porcelaine des Goncourt, il est là, le 11 mai 1859 : « très grand,
très fort, de gros yeux saillants, des paupières soufflées, des joues pleines,
des moustaches rudes et tombantes, un teint martelé et plaqué de
rouge. »
Eux ont terminé Charles
Demailly, qui est le nom romanesque des Hommes de lettres. C’est
un roman à clés : Champfleury y est Pommageot, Nadar s’y appelle Couturat,
Théodore de Banville y prend le nom de Boisroger, Gautier y apparaît sous les
traits de Masson ; y sont dépeints aussi Constantin Guys ou Aurélien Scholl, qui était chez eux encore tout
récemment, avec Eugénie Doche, la Dame aux camélias de la
création, six ans plus tôt, au Vaudeville du 27 rue Vivienne, (emporté par le
percement de la rue du Quatre-Septembre). Le couple était venu admirer leurs
collections de costumes du XVIIIe siècle.
De cette attaque contre la presse, personne ne veut, pas
plus en volume qu’à la scène ; finalement, c’est à compte d’auteur, chez
Dentu, qu’ils publient leur Charles Demailly au début de 1860. Dès le
lendemain de la parution, les voilà « boulevard du Temple, dans le cabinet
de travail de Flaubert, dont la fenêtre donne sur le boulevard et dont le
milieu de cheminée est une idole indienne dorée. Sur sa table, des pages de son
roman qui ne sont presque que ratures. De grands, de chauds et de sincères
compliments sur notre livre, qui nous font du bien au cœur ; une amitié
dont nous sommes fiers... » Gavarni, Saint-Victor les félicitent
également, mais Janin, la référence de Jules, éreinte le livre dans le Journal
des Débats.
Des semaines de silence.
C’est encore chez Flaubert, où ils déjeunent quinze jours
plus tard, que Bouilhet raconte une anecdote : l’amour platonique d’une
religieuse de Rouen pour l’un de ses collègues internes, qu’il trouve pendu un
matin ; la sœur vient pour une dernière prière muette dans la chambre du
mort, et Bouilhet lui glisse dans la main une mèche de cheveux qu’il a coupée
sur le corps. L’histoire constituera l’intrigue de leur futur roman, Sœur Philomène.
Le « trio d’ours et de solitaires ensauvagés »,
comme ils l’écriront de Flaubert et eux, est désormais solidement constitué. Il
n’y a guère loin du quartier Bréda au boulevard du Temple et, hormis les
visites réciproques, Flaubert reçoit le dimanche, sur son grand divan de cuir
surmonté d’un moulage de la Psyché de Naples, la pittoresque actrice Suzanne Lagier, et Sari, son amant,
directeur du théâtre des Délass’Com’, et ne sort guère que chez la Présidente,
ou rue de l’Arcade, chez Jeanne de
Tourbey, nom de scène, après que Marc
Fournier, directeur de la Porte-Saint-martin, l’eut lancée sur les
planches, d’une jeune personne qui a débuté dans la galanterie. Alexandre Dumas
fils l’a présentée tout récemment à Sainte-Beuve
et le quinquagénaire est déjà le Pygmalion de cette jeune fille de 25 ans, aux
yeux gris, au simple bouquet de violettes en guise de bijou.
Le plus éloigné des amis est Gautier, que les deux
directeurs du Moniteur, Paul
Dalloz et Julien Turgan,
voulaient comme voisin, et qui les a rejoints à Neuilly, 32 rue de Longchamp.
Sinon, l’on pioche ; « il faut être un honnête
homme et un bourgeois honorable pour être un homme de talent. J’en juge par
Flaubert et par nous », dira encore le journal des Goncourt, qui raconte
aussi que Flaubert aurait interdit à son domestique de lui parler de toute la
semaine, ne lui autorisant qu’un : « Monsieur, c’est dimanche. »
le dernier jour.
Grâce aux recommandations que leur a fournies Flaubert, ils
visitent aux alentours de Noël pour leur Sœur Philomène, mais « 10
heures en tout », écriront-ils en preuve de l’acuité de leur sens de
l’observation, le service de Velpeau à l’hôpital de la Charité, desservi par
les religieuses de Saint-Augustin, et qui avec ses 474 lits, au 47 rue Jacob,
est alors le quatrième hôpital de Paris. Sœur Philomène, publié à la Librairie
nouvelle le 13 juillet 1861, après un refus de Michel Lévy qui l’a trouvé
lugubre, marque leurs débuts dans la veine réaliste et l’arrivée de l’hôpital
dans la littérature.
Pendant que Flaubert travaille comme un damné, l’existence
est plus légère du côté de chez Gautier, qui s’écrit une pièce pour son
anniversaire, interprétée par toute sa petite famille dans la chambre des
filles, rue de Longchamp, dans des décors peints pour l’occasion par Puvis de Chavannes. Les Goncourt y sont
le 31 août, comme ils sont chez Gavarni le 8 novembre, qui donne une fête pour
célébrer ses retrouvailles avec Sainte-Beuve, à laquelle il a convié aussi
Philippe de Chennevières, conservateur du Louvre, et Veyne, le médecin qui
soigne son asthme. On y a, dans la soirée, une idée épatante, celle de la
prolonger par un rendez-vous régulier, tous les quinze jours, le samedi par
exemple, au restaurant Magny dont Sainte-Beuve est un habitué, avec pour
première échéance ce 22 novembre.
Chez la princesse Mathilde. Concert dans la grande serre. Gallica |
Le salon de la princesse Mathilde.
Flaubert est au dîner de la « société Gavarni »
du 6 décembre 1862 ; il lui a fallu demander l’adresse - 3 rue
Contrescarpe-Dauphine (auj. Mazet) – qu’il ne connaissait pas, de ce fameux
Magny et de ses deux salles sur deux étages où Rossini avait créé son tournedos. Il s’est enfin arraché à son Salammbô,
qui vient de paraître douze jours plus tôt. Il en a obtenu 10 000 francs
de Michel Lévy et laisse courir le bruit, pour attiser la curiosité, qu’il l’a
vendu le triple. Il devient l’homme à la mode ; il a même droit à une
parodie au théâtre du Palais-Royal : Folammbô ou les Cocasseries
carthaginoises. La cour, qui pour ses bals costumés ne sortait guère du
Louis XV, se veut à présent exotique : Flaubert est invité par la
princesse Mathilde, interrogé par l’Impératrice sur le costume de Salammbô et
bientôt prié de fournir des dessins. La critique est moins enthousiaste mais un
article de George Sand dans la Presse sera le point de départ de
l’amitié des deux écrivains.
Si l’étiquette a finalement forcé l’Impératrice à renoncer
à la moulante robe punique, Mme Rimski-Korsakov
a osé un costume peu opaque et peu couvrant qui a choqué. Flaubert est
stigmatisé par les prédicateurs de Sainte-Clotilde et de la Trinité pour avoir
inventé des costumes obscènes et « vouloir ramener le paganisme ».
Les Goncourt hantent précisément, à ce moment-là, ces « églises chic,
Saint-Thomas-d’Aquin, Sainte-Clotilde, etc. » pour se documenter sur la
piété mondaine en vue d’une peinture de la bourgeoisie qu’ils ont en projet
depuis longtemps et qui sera publiée sous le titre de Renée Mauperin.
En face de chez Flaubert, Bonvalet. Gallica |
Une nouvelle adresse, celle de l’hôtel particulier du 24 rue de Courcelles, offert par l’empereur à sa cousine, la princesse Mathilde, qui reçoit le mercredi artistes et gens de lettres dans le damas pourpre de ses salons et le velours vert émeraude de sa salle à manger, prend place dans le territoire des ours ensauvagés. Les « bichons », épithète que Flaubert distribuait assez généreusement mais qui, reprise par l’entourage de la Princesse, sera désormais réservée aux frères Goncourt, gênés par le bruit des ateliers de Sax, se cherchent une maison rue du Rocher, où Maxime Du Camp est installé depuis longtemps, au 43, dans un petit hôtel de deux étages, qui comprend quatre pièces à chaque, à quoi s’ajoute en bas la cuisine et un cabinet. Mais ils ne trouvent rien. Quand au bruit, Flaubert qui est presque en face du restaurant Bonvalet, en a sa part les jours de noce et de fenêtres ouvertes où il ne perd ni un quadrille ni un cri.
Que faire le vendredi saint ?
La piste des ermites, outre ses lieux, a ses dates : l’anniversaire de Théo et son petit théâtre, Pierrot posthume et Le Tricorne enchanté ; les dîners Magny qui, à partir d’avril, passent au lundi, - « On paye dix francs par tête ; le dîner est médiocre. On fume beaucoup ; on parle en criant à tue-tête, et chacun s’en va quand il veut », écrira George Sand quand elle s’y joindra après qu’on l’eut prié durant trois ans - enfin le vendredi saint, « jour bien difficile à passer pour un sceptique », comme l’écrit Flaubert, sans compter, ajoute-t-il, « la question des domestiques ». Formule où l’on ne sait guère s’il s’agit de respecter leur foi, ou de ne pas risquer par l’exemple de les détourner d’une piété qui est un sûr soutien au respect dû à leurs maîtres.
L'hôtel de la Païva. Atget. 1901. Gallica |
Le plus baroque sera ce vendredi saint où les Goncourt feront maigre chez une courtisane, et non des moindres puisqu’il s’agit de la Païva, dans son somptueux hôtel particulier du 25 Champs-Élysées, pendant que Sainte-Beuve organisait des ripailles pour le prince Napoléon, le cousin de l’empereur très catholique. Le mari de la femme de ménage des bichons, mécanicien au chemin de fer, est autrement conséquent : il fait maigre le vendredi saint, pour la mort de Jésus, et maigre encore à Pâques parce que l’homme ne peut être ressuscité.
Début 1864, la princesse Mathilde se déplace rue Saint-Georges pour voir les collections des Goncourt qui commencent à être réputées. Flaubert détonne toujours dans la bonbonnière des bichons, comme à l’hôtel de la rue de Courcelles : signalant à Goncourt qu’il a à bouger pour ne pas risquer de tourner le dos au prince Napoléon, ce que l’étiquette réprouve, il ajoute : « Oh ! il ne vous en voudrait pas... » prêtant ainsi des mœurs particulières à Plon-Plon. Mais Bouilhet est pire encore : quand la princesse Mathilde prêtera son atelier d’aquarelliste passionnée à l’appareillage des costumes de sa Conjuration d’Amboise, qui doit se donner à l’Odéon en cette fin d’octobre 1866, on entendra Nieuwerkerke, son favori, pour lequel on a créé le poste de surintendant des Beaux-Arts, remonter épouvanté en disant : « Il y a en bas un auteur qui sent l’ail ! »
Renée Mauperin paraît chez Charpentier le 12 mars 1864. Challemel-Lacour en rend compte dans le Temps trois jours plus tard : « Ils sont de l’école de M. Théophile Gautier et de M. Flaubert, dont le procédé est connu. Il consiste à regarder les choses avec les yeux du peintre, à y distinguer les plans, les jeux de l’ombre et de la lumière, l’effet que font les objets rapprochés d’une certaine manière sous un certain jour. » Une école du regard donc, et Gautier donnait effectivement pour tâche aux mots, en préface à Émaux et Camées de véhiculer « le moins de pensée possible », et ainsi finalement une école réaliste, la réalité étant la seule chose qui se donne à voir, ce qui n’est guère le cas de l’Olympe. Rendant compte d’Idées et sensations, deux ans plus tard, qu’ils ont dédié à Flaubert, Sainte-Beuve reprochera encore aux Goncourt leur conception trop picturale de la littérature.
Le premier roman naturaliste.
Après s’être attelé au Château
des cœurs, une féerie écrite avec Bouilhet et d’Osmoy, qui devait le
distraire de son indécision entre les deux projets de Bouvard et Pécuchet et de L’Éducation sentimentale, Flaubert a finalement opté pour ce
dernier. Et comme de coutume, la gestation est terriblement douloureuse.
Germinie
Lacerteux paraît à la mi-janvier 1865 chez Charpentier. Le livre, dédié
à Théophile Gautier, a été inspirée aux Goncourt par l’histoire de Rose, leur
vieille domestique, un peu une seconde mère pour eux, morte trois ans plus tôt
et dont ils n’ont appris qu’alors, avec effarement, la vie cachée, torrent de
« fureurs érotiques » connues de tout le quartier, ignorées d’eux
seuls. « Champfleury est dépassé, je crois ? », leur écrit
Flaubert, et Zola salue dans un feuilleton cette œuvre qui « monte à la
tête comme un vin puissant » où l’on verra le premier roman naturaliste.
Rédigeant la scène du bal chez la Maréchale de l’Éducation
sentimentale, Flaubert se rappelle le « Bal paré chez la
Présidente », comme l’indique son carnet de notes, où Théo était venu en
Turc, Maxime Du Camp en Hindou, Ernest Reyer en chimpanzé, et lui en chef
indien, avec un plumeau pour coiffure et une passoire pour tomahawk. Séparée à
présent de Mosselman, Apollonie Sabatier vit dans un modeste rez-de-chaussée au
10 rue de la Faisanderie, ses objets d’art ont été dispersés, elle s’occupe à
la peinture de petits portraits et à la réparation de miniatures. Pour
Flaubert, « c’est la Trappe », une existence de
« mort-vivant », quatorze heures de travail par jour.
Reminy, prêtre, diable, violoniste et Hongrois |
Le Moscove, le « doux barbare », l’autre géant,
en un mot Ivan Tourgueniev, est
arrivé à la table de Magny ; la Princesse fait faire à tous, pour leurs
séjours à Saint-Gratien, des robes de chambre bleues sur un modèle turc, mais
le comble de l’exotisme, c’est encore chez Gautier qu’on le trouve :
« Il y a ce soir, à côté de Flaubert, de Bouilhet, de nous, un vrai
Chinois, avec ses yeux retroussés et sa veste de velours groseille, le
professeur de chinois des filles de Gautier. Il y a un peintre exotique, qui a,
jusqu’aux genoux, des bottes de sept lieues et des yeux volés à un jaguar. Il y
a le violoniste hongrois Reminy,
avec sa tête glabre de prêtre et de diable ; il y a son accompagnateur, un
petit bonhomme gras et douteux, éphébique et féminin, avec sa tête
d’Alsacienne, les cheveux blonds, en baguettes, tombant droit de la raie du
milieu de sa tête (...). Il y a enfin, accompagnée de son fils, la femme d’un
dieu, la veuve d’un Mapah, Mme Ganneau. »
Ting-Tun-Ling,
qui sert de professeur à Judith et Estelle, s’installera bientôt complètement
dans la famille, et son enseignement sera assez efficace pour que Bouilhet
puisse correspondre en chinois avec Judith.
L’opposition des écologistes.
« Le prolongement du chemin de fer d'Auteuil va amener
la disparition d'une propriété devenue presque historique par le nom du célèbre
artiste qui l'habite : Gavarni », écrit Jules Lecomte dans Le Monde
Illustré du 27 juin 1863. Courant au long des fortifications depuis 1851,
attendant de franchir la Seine par le viaduc du Point du Jour, (aujourd'hui
remplacé par le Pont de Garigliano), le chemin de fer dit « de
Ceinture » menace la propriété du mathématicien, de l’inventeur, qui est
aussi jardinier : « Mouvements de terrains, bassins, rocailles, escaliers,
la pierre mêlée à la verdure, il n'avait rien épargné sur le choix et dans la
dépense. C'est là qu'il fallait aller pour voir une curieuse collection de ces
arbres, dits « arbres verts », conifères au feuillage persistant,
pour lesquels l'hiver n'existe pas, et qui sont si fort à la mode aujourd'hui.
Sa collection rivalisait presque avec celle du petit Trianon ; c'était une
création chérie du grand artiste, dont rien ne restera ! Les rails passeront
sur l'emplacement de l'atelier même ... »
Henriette Maréchal à l'Odéon. Gallica |
Et l’urbanisme empire, qui frappe aujourd’hui « le
grand homme qui appelait [les Goncourt] ses petits », et qui n’en a plus
que pour trois ans à vivre dans un petit hôtel de l'avenue de l'Impératrice (aujourd'hui
avenue Foch), va avoir d’autres conséquences encore pour les deux frères. La
jeunesse du Quartier latin ne supporte pas la destruction de la Pépinière du
Luxembourg, établie par la Convention sur un terrain dépendant de l’ancien
couvent des Chartreux, où Victor Hugo aimait à rêver, et quand la Henriette Maréchal des bichons,
qui passe pour avoir été reçue sous la pression de la princesse Mathilde, se
retrouve au Français, cette jeunesse étudiante y trouve l’occasion de
manifester son hostilité au régime. Une cabale dirigée par Georges Cavalier, dit Pipe-en-bois,
polytechnicien qui sera, en 1871, quelque chose comme directeur des promenades
et plantations, bref « l’Alphand de la Commune », fait tomber en
moins d’une semaine une pièce pour laquelle on prévoyait un immense succès.
Flaubert avait évidemment rempli son devoir - « On ne
vient pas pour s’amuser aux 1ères des amis, mais pour les
servir » - déclinant une invitation dans la loge de la Princesse pour
faire plus efficacement la claque au parterre. Tout ce qui touche à
« l’avant-scène » fait partie du métier des lettres : quand sa Conjuration
d’Amboise est programmée à l’Odéon, Bouilhet s’installe à l’hôtel
Corneille, en face du théâtre, pour surveiller les répétitions, rameute le ban
et l’arrière-ban des relations pour la 1ère - George Sand, et la
Princesse Mathilde, et Edma Roger des Genettes, son ancienne maîtresse -,
« chauffe » la presse pendant toute la quinzaine qui précède au Café
de Suède et chez Dinochau, tandis qu’au baisser de rideau, d’Osmoy court encore
durant deux heures « pour le succès de son ami, tous les cafés Tabourey du
Quartier latin, forcé de boire des verres de vin avec la bohème basse des arts
et des lettres ».
Zola et les Impressionnistes.
Le 17 avril 1866, Flaubert est le témoin de Judith Gautier qui épouse Catulle Mendès contre l’avis et en
l’absence de son père, qui déteste le gendre et l’a surnommé « Crapulle
Membête ». Chez Magny, le 21 mai, « Mme Sand fait son entrée en robe
fleur de pêcher, une toilette d’amour, que je soupçonne mise avec l’intention
de violer Flaubert », dit le journal des Goncourt. C’est avec élégance
désormais que s’habillera Flaubert, à compter du 13 août, où il est nommé
chevalier de la Légion d’honneur, comme le note, amusé, Maxime Du Camp. Le 27
mai 1867, Gautier assiste, en expert, au pavillon d’Égypte de l’Exposition
universelle, au démaillotage d’une momie et, le soir, il se promène avec les
Goncourt dans l’expo. Le 25 juin, il lui faut mettre, auprès du ministre de
l’Intérieur, sa démission dans la balance pour faire passer dans le Moniteur
Universel un article consacré à la reprise d’Hernani et y rappeler
avec émotion les luttes d’autrefois.
Manette Salomon,
le cinquième roman des Goncourt, dédié « A la table de Magny », -
« autel d’Epicure, desservi par un vivandier de renom » autour duquel
« se sont formés en couronne, Messieurs les beaux athées », écrit
Louis Veuillot -, a failli paraître en même temps que l’ouverture de
l’Exposition universelle. Leur plaidoyer en faveur de l’art libre et jeune des
vingt années précédentes, où l’on retrouve Delacroix, Decamp, Millet et Corot,
en eût sans doute été occulté par la découverte des canons de Krupp.
Quand Zola a
consacré un premier article à Manet
dans l’Évènement, le peintre,
lui écrivant pour le remercier, lui avait donné rendez-vous au café de Bade, 26
boulevard des Italiens, où il était tous les jours de 5 h 30 à 7 h. Mais
c’est maintenant au café Guerbois de la Grande Rue des Batignolles (auj. av. de
Clichy), n° 9, que se réunissent autour de lui Pissaro, Monet, Renoir, Fantin-Latour et Bazille,
et là que Zola voit son ami aixois Cézanne
quand il est à Paris. C’est autour de ses bocks que l’on discute
« d’impressions », mot qui se retrouvera au bas d’une toile de Monet
cinq ans plus tard, dans l’atelier du photographe Nadar, au 35 boulevard des
Capucines, et de là dans la presse avec le destin que l’on sait. A ces impressionnistes,
les Goncourt sont plutôt imperméables, et ils exècrent Courbet que loue Zola, mais cet homme, de vingt ans le cadet
d’Edmond et de Flaubert, de dix ans celui de Jules, a fait part dans Mes
Haines de son admiration publique pour eux – Germinie Lacerteux
l’enthousiasme - comme pour Flaubert.
Pour l’heure, les bichons doivent déménager : Jules,
déjà malade de la syphilis, ne supporte plus le bruit des saxophones, de la
circulation ni le demi fou qui, dans l’écurie au bas de chez eux, frappe les
chevaux d’une façon qui les empêche de dormir au quatrième. Ils s’intéressent
d’abord au Parc-aux-Princes, un lotissement ouvert à Boulogne dix ans plus tôt,
où Jeanne de Tourbey a « une maison bizarre, presque cocasse,
ressemblant à une petite maison d’un sultan de Crébillon fils, mais qui nous a
charmés, ensorcelés, par le je ne sais quoi de son originale étrangeté. Elle
nous plaît sans doute parce qu’elle n’est pas la maison bourgeoise de tout le
monde. Avec cela, un beau jardin, de vrais arbres ».