Les amis de Montparnasse et l’école de Paris. II


 (dixième épisode de Paris des avant-gardes, commencé avec l'article d'août 2012)


L'esprit nouveau est celui du temps même où nous vivons.

Diego Rivera entreprend quelques portraits cubistes, celui du sculpteur russe Oscar Miestchaninoff, celui du peintre, russe également, Alexandre Zinoviev, celui du sculpteur lithuanien Jacques Lipchitz. Angelina Beloff l’a introduit dans la communauté slave, ils sont des assidus de la terrasse de la Rotonde, quartier général de l’Europe centrale, et Diego s’est lié d’amitié avec Ilya Ehrenburg ; il a même peint une Nature morte à la balalaïka là où les cubistes de la rive droite mettent une guitare espagnole.
Nature morte à la balalaïka 1913

Après les Indépendants, en mars 1914, Rivera est qualifié par Apollinaire, dans les Soirées de Paris, de « pas insignifiant du tout », ce qui l’enhardit suffisamment pour qu’il songe à une exposition individuelle. Berthe Weill, la petite dame aux verres si épais dans ses lorgnons de myope, accueille le mois suivant ses dix-sept tableaux dans sa minuscule boutique du 25 rue Victor Massé, basse de plafond, avec si peu de murs qu’il lui faut accrocher les toiles dès la plinthe. Apollinaire réitère dans le compliment minimal : cette fois, Diego est cubiste. Reste à rencontrer le chef de la bande, ce qui ne s’est pas encore fait, bien qu’il soit descendu de ses confins montmartrois pour prendre un atelier au 242 boulevard Raspail et, depuis bientôt un an, 5 rue Schoelcher. Jusqu’à ce qu’un matin, le chilien Ortiz de Zarate arrive, porteur d’un message : s’il ne va pas à Picasso, Picasso ira à lui !
Ce qui fut fait, et outre que l’on se montre ses toiles, on se présente ses amis, Rivera : Lipchitz, et Picasso : Juan Gris, Max Jacob et quelques autres. Là-dessus, Léopold Gottlieb et Moïse Kisling, qui ont des conceptions opposées de l’honneur de la Pologne, veulent absolument en découdre. Diego est le témoin du premier, au Parc des Princes, le 12 juin 1914, pour un duel qui commence au pistolet et finit au sabre, sans faire heureusement de victime. Autrement, Diego fréquente, le dimanche, la maison d’Alfonso Reyes, poète, écrivain, critique, l’un des fondateurs, à Mexico, de la société littéraire dite l’Athénée de la jeunesse, devenu sous-secrétaire de la légation du Mexique.
La déclaration de guerre atteint Diego et Angelina, en voyage avec Lipchitz, aux Baléares ; plutôt que de regagner Paris, ils vont à Barcelone, puis Madrid, où ils sont rejoints par Robert et Sonia Delaunay, Marie Laurencin et d’autres encore. Elle atteint Picasso dans le Midi : « lors de la mobilisation, j’ai conduit en gare d’Avignon Braque et Derain. Je ne les ai jamais retrouvés. » Foujita est à Londres à ce moment-là ; Kisling s’est engagé dans la Légion étrangère tandis que Gottlieb a rejoint les troupes de Pilsudski ; Férat s’est engagé lui-aussi, et beaucoup tentent de le faire, au moins dans « l’armée des travailleurs étrangers » mais souvent ils n’ont pas la santé suffisante. Blaise Cendrars, suisse, s’est engagé dans la Légion étrangère dès les premiers jours, et Guillaume Apollinaire a demandé la nationalité française pour pouvoir, en décembre 1914, à l’âge de 34 ans, aller à la guerre. Il a connu, avant de partir, de courtes amours avec Louise de Coligny-Chatillon (Lou), qui ont fini par une rupture douloureuse, une de plus.

Ce qui peut tenir sur une table de café.

L’État a mis sous séquestre les biens des Allemands, ceux-ci parfois obligés de s’enfuir pour ne pas être arrêtés au chef d’espionnage, et les premiers et rares soutiens du cubisme ont ainsi disparu : Wilhelm Uhde et sa petite galerie de la rue Notre-Dame des Champs, Daniel Kahnweiler et celle du 28 rue Vignon. La guerre prive presque tous les peintres étrangers des maigres subsides qui leur arrivaient de leurs lointaines familles, et il faut laisser la Ruche aux réfugiés. Soutine passe de Renault, qu'il quitte de peur d'y laisser ses doigts, au déchargement des wagons de la gare Montparnasse ; le poète polonais Zborowski doit se fait marchand de livres et de tableaux.

Diego revient d’Espagne en 1915 ; on le voit, sur une photo prise rue du Départ, lisant L’Information, le crâne rasé et la barbe également. L’écrivain Martin Luis Guzman, ancien de l’Athénée de la jeunesse, en exil depuis peu après avoir participé à la lutte armée aux cotés de Pancho Villa, vient poser chez lui durant six jours pour son portrait. Rivera fréquente la poétesse russe Marie Zetlin, et son écrivain de mari, Mme Volochin et le peintre André Lhote, ce Bordelais, ami de Jacques Rivière qui, pour sa première « montée » à Paris, six ans plus tôt, avait eu la chance de pouvoir laisser quelques-unes de ses toiles en dépôt chez André Gide, dans l’une des maison de cette même Villa Montmorency qu’habitèrent les Goncourt, mais avenue des Sycomores. Là, elles avaient voisiné avec l’Hommage à Cézanne, de Maurice Denis, qui en décorait le hall d’entrée.
Si, sur six toiles qu’avaient présentées cette année-là André Lhote au Salon d’Automne on ne lui en avait pris qu’une, la moins caractéristique, il exposait aux murs de l’appartement des Rivière, 24 rue Dauphine, pour lesquels il avait fait aussi un lit de bois sculpté, sans compter qu’à l’occasion de la première visite de Gide chez ses amis, il y avait apporté des moulages de ses statuettes. Les artistes français avaient eu ces chances-là, que leur enviaient leurs collègues étrangers, mais aujourd’hui ils étaient pour la plupart au front.

Quand il arrive à la Rotonde, avec son mètre quatre-vingts, sa barbe, son sombrero, Zadkin annonce « le vaquero mexicain » ; on entend : « voilà l’exotique ». Ici, les cubistes se sont mis à la pipe, retrouvant ainsi les us et coutumes de la brasserie Andler. C’est que leur univers pictural s’est à ce point rétréci, qui se limite à ce qui peut « tenir sur une table de café » qu’un objet de plus n’y est pas de trop, et que la condition pour qu’il figure sur la toile est de se le mettre d’abord à la bouche : on verra donc Picasso fumer la pipe, comme Rivera, comme Ehrenbourg.

Un musée à la préfecture de police.

A la terrasse, on trouve aussi Martov, le dirigeant des mencheviks, resté à l’écart du chauvinisme et qui, dans le journal de l’émigration russe, Golos (La Voix), créé à Paris au moment de l’offensive allemande contre la capitale, a lancé « un cri de protestation de la conscience socialiste contre la falsification de nos enseignements et contre la capitulation de nos représentants et dirigeants officiels ». Il est maintenant rédacteur de Naché Slovo (Notre Parole), le quotidien ayant changé de nom, aux côtés de Léon Trotski, arrivé à Montparnasse comme correspondant de guerre d’un journal de Kiev, de Lozovsky, futur secrétaire de l’Internationale syndicale rouge, de Lounatcharsky, futur Commissaire du peuple à l’éducation.
Kisling est revenu de guerre, en mai 1915, sérieusement blessé. Il se marie pourtant, et c'est une fête grandiose, qu'anime de sa bouffonnerie et de ses jeux de mots le poète cubiste Max Jacob, lui qui s'était juré pourtant de "ne jamais aller à Montparnasse", résolution écrite en gros sur son mur... pour le plaisir de la transgresser. A l’automne, Cendrars est amputé du bras droit. Braque est grièvement blessé lui aussi, trépané ; il lui faudra de longs mois de convalescence, on ne le reverra vraiment sur pied, au banquet qui l’accueille à l’académie Vassilieff, qu’en janvier 1917.
Soutine : Cité Falguière, vers 1914

Modigliani, après la Ruche, puis être repassé par Montmartre avec une poétesse anglaise, Béatrice Hastings, avoir logé sommairement rue Norvins et avoir eu un atelier au Bateau-Lavoir, atterrit à nouveau Cité Falguière. Modigliani travaille dehors, y sculpte ses cariatides : « plusieurs têtes de pierre, cinq peut-être, étaient posées sur le sol cimenté de la cour, devant l’atelier », raconte Lipchitz. Soutine, 23 ans, de dix ans son cadet, occupe un atelier à droite de la porte d’entrée du n° 11, d’où l’on voit la cheminée de l’Institut Pasteur. "Il détestait évoquer son amitié avec Modigliani, raconte Chana Orloff, il ne pardonnait pas à Modigliani de l'avoir entraîné à la boisson". Miestchaninoff, 29 ans, travaille dans le local contigu ; Foujita s’est installé là aussi.
Un jour, Brancusi découvre Modigliani évanoui près d’un bloc de pierre qu’il venait de tailler jusqu’à épuisement. Léopold Zborowski, qu’il a rencontré chez Lejeune, rue Huyghens, devient son marchand et, quand il les aura présentés l’un à l’autre, s’enthousiasme pour Soutine, qui n’a guère vendu jusqu’ici qu’aux commissaires Eugène Descaves, le frère de l’académicien Goncourt, et Léon Zamaron, dont le bureau, à la préfecture de police, est un musée de l’école de Paris. Zborowski lui verse désormais une pension, bien modeste, de cinq francs par jour mais c’est mieux que rien.

Quand finira la guerre ?

Profitant de l’empêchement de Uhde et Kahnweiler, Léonce Rosenberg a pris sous contrat l’essentiel des cubistes : Braque, Gris, Léger, Metzinger, Séverini, Lipchitz, Henri Laurens, et Rivera, sans doute à compter de 1916. Picasso lui-même vend par son intermédiaire mais sans exclusivité. Le 2 février 1916, Rivera écrit à Guzman que « Max Jacob, lors d’une visite chez Léonce Rosenberg », 19 rue de La Baume, a pris « pour un Picasso mon trophée de Mexico, que Picasso aime beaucoup ». Peu après, Diego fait un dessin ingresque d’un Soldat assis, qu’il dédie à « son cher ami Léonce Rosenberg », pendant que Picasso fait un portrait d’Apollinaire en uniforme, dédicacé pareillement : « A mon ami Guillaume Apollinaire ».
« Pendant que Rivera travaillait encore pour Rosenberg, raconte Marevna, Picasso passait le voir souvent à n'importe quelle heure, pour bavarder et regarder ses tableaux. Rivera rageait chaque fois et dit à plusieurs reprises : "Il m'emmerde, Pablo! S'il me chipe quelque chose, ce sera toujours Picasso, Picasso... mais de moi, on dira que je le copie! Un de ces jours, je vais le flanquer à la porte!" »
Bibli. de l'Univ. de l'Iowa
Une nouvelle revue, futuriste et cubiste, SIC (Sons, Idées, Couleurs) vient de voir le jour et, de même que Gautier avait pu rendre « les classiques » responsables de la défaite de 1870, elle accuse les passéistes d’aujourd’hui : « Vous qui avez ri ou craché sur Mallarmé, Manet, Sisley, Puvis, Rodin, Claudel, Marinetti, Picasso, Debussy, Dukas, Moussorgski, Rimski-Korsakov, / Vous qui avez pesté contre les chemins de fer, le télégraphe, le téléphone, les autos, les tramways électriques, les machines, les usines, (...) / C’est vous qui avez failli perdre la France... »
Ilya Ehrenbourg, devenu correspondant de guerre d’un journal russe, vient raconter les tranchées de Verdun rue du Départ, où l’on se demande « Quand finira la guerre ? », comme le montre un dessin de Marevna qui les représente sous ce titre : Diego, Ehrenbourg et Modigliani. Rivera a rencontré Marevna Vorobieva l’année précédente, mais c’est Angelina qui lui donne un fils : Dieguito.
Justement, elle n’en finit pas la guerre : Apollinaire est frappé à son tour, le 17 mars 1916, trépané. Pendant sa convalescence il écrit et publie le Poète assassiné, qui s’ouvre sur un frontispice de Rouveyre, le montrant à l’hôpital, la tête bandée. Cette prose, qui mêle le mythe à l’autobiographie, met en scène Picasso, alias «L'oiseau du Bénin», à l’origine de sa rencontre avec Marie Laurencin, ici Tristouse Ballerinette, qui ne l’aimera pas plus de huit jours. Picasso s’est retiré dans une petite villa avec jardin, 22 rue Victor-Hugo à Montrouge ; Soutine, Modigliani et Kikoïne ont loué une chambre-atelier à Clamart.

Quelques sonnets dénaturés de Blaise Cendrars.

L’exposition « L'Art Moderne en France » est organisée par André Salmon du 16 au 31 juillet 1916 chez Paul Poiret, très exactement dans la galerie que le couturier loue à Barbazanges, au 109 rue du Faubourg Saint-Honoré et, celle-ci étant accessible également par le 26 avenue d’Antin (auj. avenue Franklin-Roosevelt), sera appelée Salon d’Antin. C'est là que, pour la première fois, les Demoiselles d'Avignon portent leur nom, affiché à côté car la toile est présentée sans cadre, et là aussi que pour la première fois elles sont exposées publiquement : elles n’avaient pas bougé de l’atelier du peintre depuis leur création près de dix ans auparavant. Autour, des tableaux de Chana Orloff, Picasso, Gino Severini, Van Dongen, Marie Wassilieff ; devant : Gertrude Stein, Jacques Doucet, Georges Auric, Paul Valery, qui décrira par lettre l’évènement à André Breton ; au milieu, une matinée littéraire, le 21 juillet, sous la responsabilité d’Apollinaire.
Cendrars et son compatriote Émile Lejeune ont créé dans l’atelier de ce dernier, 6 rue Huyghens, une association, Lyre et Palette, qui y donne des soirées de concerts ou de conférences, aussi bien que des expositions ; en novembre 1916, Picasso, Ortiz de Zarate, Modigliani, Kisling y exposent, entre deux soirées de poésie et de musique, et sur la feuille-programme de l’une d’elles, on trouve quelques sonnets dénaturés de Blaise Cendrars, dédiés à Jean Cocteau, à Éric Satie, ou pleins de l’Académie Médrano ; d’autres jours, il y a là un concert de l’un ou l’autre de ces musiciens en rupture avec le romantisme de Wagner et l’impressionnisme de Debussy, que Cocteau voudra lancer comme « Les Nouveaux Jeunes » et qu’un critique rebaptisera plus simplement le « groupe des six ».
En février 1917, Picasso scandalise la Rotonde et ses fumeurs de pipe : il a accepté la proposition, que lui a faite Cocteau, de participer à la création d’un ballet, Parade. « Le pire fut que nous dûmes rejoindre Serge de Diaghilev à Rome et que le code cubiste interdisait tout autre voyage que celui du Nord-Sud entre la place des Abbesses et le boulevard Raspail », ironisera Cocteau. Modigliani est allé habiter 3 rue Joseph Bara chez Zborowski,  auquel il cède sa production pour quinze francs par jour.
Gino Severini, vers 1917
Un mois plus tard, Pierre Reverdy, qui vient précisément de lancer une revue, le 15 mars, au nom de la ligne de métro précédemment citée, Nord-Sud, y a donné un article, « Sur le cubisme », dont il reprend les envolées théoriques face à Diego Rivera et André Lhote, chez ce dernier, au 38 bis rue Boulard, et au sortir du restaurant Lapérouse. Rivera en vient aux mains, et Max Jacob, observateur du pugilat, prévient Jacques Doucet qu’il s’ensuivra certainement une coupure durable entre Lhote, Metzinger et les cubistes russes qui se rangeront derrière Rivera, et Braque, Gris, Picasso qui soutiendront Reverdy.

L’homme n’était qu’un bourgeois qui va à la messe.

« L’affaire Rivera » est portée en place publique et, au numéro 3 de Nord-Sud, le 15 mai, Reverdy signe Une nuit dans la plaine, conte dans lequel on reconnaît sans peine le glouton Rivera – ce pourquoi il était obèse –, en cannibale, « anthropoïde sans vergogne » se prenant pour un savant mathématicien (Rivera étudiait les théories de Jules-Henri Poincaré) alors qu’il n’est que le doyen d’une école de suiveurs.
Mais de tout cela, contrairement aux prévisions de Max Jacob, Picasso n’a cure : à Montrouge, il brosse le rideau de scène de Parade, pastiche de la peinture rudimentaire qui décore les baraques foraines : écuyères, Arlequin, jongleurs et guitariste. La première du ballet de Cocteau, au Châtelet, a lieu le 18 mai 1917 ; tout Montparnasse est là, les peintres en chandail et veste d’ouvrier au milieu des élégantes. Picasso a un sweater grenat et une casquette de jockey. Le rideau, aux couleurs pimpantes, s’ouvre sur des figures de trois mètres de haut, les Managers, dont il a eu l’idée, qui écrasent quelque peu par leur stature les personnages dansés. Or ces géants, il les a dessinés à la manière cubiste ; les autres ne sont que des danseurs : allégorie du triomphe de l’esthétique nouvelle sur la tradition ? A la musique de Satie, s’ajoute un collage de crépitements de Morse et de machines à écrire, de sirènes et autres bruits industriels. Le public en fait encore plus, et si les auteurs ne se font pas lyncher à la sortie, c’est uniquement parce qu’Apollinaire, préfacier du programme, - qu’il a placé sous l’égide d’un néologisme : « sur-réalisme » -, est là en uniforme, blessé de guerre.

Modigliani a rencontré Jeanne Hébuterne, une étudiante de 19 ans de l’Académie Colarossi, située 10 rue de la grande Chaumière, où enseigne l’un des futurs « constructeurs », André Favory. Elle devient sa compagne, et en juillet, pour ses 33 ans, il s’installe avec elle dans une chambre que loue pour eux Zborowski à coté de l’académie, au n° 8.
La révolution russe, - pour laquelle Ehrenbourg a déjà quitté Paris -, l’évolution du régime mexicain avec la signature d’une nouvelle constitution démocratique, tout pousse Diego Rivera à s’éloigner d’un Rosenberg qui promeut son écurie cubiste comme héritière de la tradition classique française. En septembre 1917, il rompt son contrat avec le galeriste, un an avant son terme, et monte le groupe « Les constructeurs », reprenant une formule d’Elie Faure, le neveu d’Élisée et d’Elie Reclus, qui avait réuni sous ce titre, en 1914, des études consacrées à Cézanne, Dostoïevsky, Lamarck, Michelet et Nietzsche. Il y voyait la grandeur de Cézanne dans ce que le peintre – l’homme n’était qu’un bourgeois qui va à la messe -, exprimait à son insu les forces de reconstruction sous-jacentes à une société se désagrégeant.
Diego peint ce qu’il voit de son logis du 26 rue du Départ, Couteau et fruits devant la fenêtre, en octobre, trois jours après la mort de Dieguito, son fils, emporté par la grippe espagnole, et le Chemin de fer de Montparnasse.

L'esprit nouveau est celui du temps même où nous vivons.

Le 26 novembre, un texte d’Apollinaire datant de 1912, « L'Esprit nouveau des poètes », est lu par Pierre Bertin au théâtre du Vieux-Colombier : « L'esprit nouveau est celui du temps même où nous vivons ». « Il lutte pour le rétablissement de l'esprit d'initiative, pour la claire compréhension de son temps et pour ouvrir des vues nouvelles sur l'uni­vers extérieur et intérieur qui ne soient point inférieures à celles que les savants de toutes catégories décou­vrent chaque jour et dont ils tirent des merveilles. » « Les poètes ne sont pas seulement les hommes du beau. Ils sont encore et surtout les hommes du vrai, en tant qu'il permet de pénétrer dans l'in­connu, si bien que la surprise, l'inattendu, est un des principaux ressorts de la poésie d'aujourd'hui. »
Le 3 décembre 1917, Zborowski organise la première exposition personnelle de Modigliani à la galerie de Berthe Weill, maintenant 50 rue Taitbout. Les nus exposés dans la vitrine font scandale et doivent en être retirés sous peine de saisie pour outrage à la pudeur ; du coup, rien n’est vendu. Quelques mois plus tard, en mars 1918, Zborowski envoie Modigliani se refaire une santé dans le midi, avec Jeanne qui est enceinte ; il y expédie également Soutine pour la même raison.
Diego Rivera, Pont à Arcueil, 1918
Guillaume Apollinaire épouse à Saint-Thomas-d’Aquin, le 2 mai 1918, celle qui a été son infirmière, Jacqueline Kolb, dite Ruby. Ses témoins sont Picasso et Antoine Vollard, ceux de sa future épouse : la femme de Picabia et Lucien Descaves ; Apollinaire, avec l’Hérésiarque et Cie avait obtenu trois voix au Goncourt en 1910. Le 12 juillet, Picasso convole à son tour, avec Olga Kokhlova, devant des témoins qui sont Apollinaire, Jean Cocteau et Max Jacob. Diego Rivera s’est installé chez Adam Fisher, à Arcueil, pour se protéger des bombardements qui frappent Paris ; il y peint le pont, l’avenue du Dr Durand, et le coude d’une rue. Il fait aussi le portrait de René Paresce, le peintre suisse-italien chez lequel les Trotski ont vécu, dans sa maison de Sèvres, en 1915. A l’été, avec Cocteau, André Lhote et sa femme, Adam Fisher et la sienne, Diego et Angelina vont au Piquey, sur le bassin d’Arcachon, « dans des paysages du Texas » où Cocteau « se promenait tout nu » l’été précédent.
« Les Constructeurs », Rivera, Lhote, André Favory, Eugène Corneau, Gabriel Fournier, le sculpteur Paul Cornet (dont Diego fera le portrait l’année suivante), et le sculpteur danois Adam Fisher, s’exposent collectivement chez Eugène Blot, rue Richepanse, durant les mois d’octobre et de novembre 1918, dans une manifestation organisée par Louis Vauxcelles, précédemment étiqueteur des « fauves » et du « cubisme ». Le 9 novembre, Apollinaire, resté affaibli par son opération, a été emporté par la grippe espagnole ; au-dessus de son lit de mort était toujours accroché le tableau de groupe de Marie Laurencin.

Picasso si.

En mai 1919, Modigliani est de retour à Paris et Jeanne, de nouveau enceinte, l’y rejoint avec leur fille, née le 29 novembre précédent, un mois plus tard. Le 8 juin, un hommage à Apollinaire est donné à la galerie de l’Effort moderne de Léonce Rosenberg ; parmi les lecteurs de ses poèmes, un jeune homme de 16 ans, Raymond Radiguet, que Cocteau dévore des yeux. Diego est de nouveau en Gironde, mais à Sainte-Foy-la-Grande, chez Elie Faure ; il fait le portrait  du fils de celui-ci, Jean-Pierre. S’il a pu déclarer à un journaliste, un peu plus tôt : « jamais je n’ai cru en Dieu, mais en Picasso si », c’est dans la vénération pour le « père Cézanne » qu’il communie à présent avec son hôte comme avec Louis Vauxcelles. Marevna lui donne une fille : Marika.
La tuberculose rattrape Modigliani le 22 janvier 1920 ; il est transporté inconscient à l’Hôpital de la Charité, 47 rue Jacob, il y meurt deux jours plus tard d’une méningite tuberculeuse sans avoir repris connaissance. Kisling l'a assisté jusqu’à la fin. Le lendemain, Jeanne Hébuterne enceinte de huit mois se jette du cinquième étage de l’immeuble de ses parents, laissant la petite Jeanne orpheline. Diego Rivera a une liaison avec Elen Fischer, l’épouse d’Adam. Le 21 décembre, c’est la reprise de Parade. Georges Auric, qui devient le critique musical de la NRF, y consacre au ballet un article, fort approuvé par Gide qui reprochait déjà à Cocteau « non point tant de suivre, que de feindre de précéder ».
En juillet 1921, Diego Rivera, laissant Angelina au rivage français, rentre au Mexique, où il se dépêche d'oublier, picturalement, Paris au profit de "l'art maya, aztèque ou toltèque", conscient de « la nécessité d’un art populaire capable de nourrir esthétiquement les masses ». Soutine ne rentre du Midi, où il a peint comme un forcené, que six mois plus tard, avec près de deux cents œuvres. A la fin de l’année, un riche américain, le docteur Barnes, en achète soixante-quinze d’un coup, pour 60 000 francs.