Les amis de Montparnasse et l’école de Paris. I


(neuvième épisode de Paris des avant-gardes, commencé avec l'article d'août 2012)

A la fin tu es las de ce monde ancien...

« Comme mon ami Chagall je pourrais faire une série de tableaux déments / Mais je n’ai pas pris de notes en voyage / « Pardonnez-moi mon ignorance / Pardonnez-moi de ne plus connaître l’ancien jeu des vers » / Comme dit Guillaume Apollinaire (...)
Je suis triste je suis triste / J’irai au Lapin agile me ressouvenir de ma jeunesse perdue / Et boire des petits verres / Puis je rentrerai seul / Paris / Ville de la Tour unique du grand Gibet et de la Roue », écrit Blaise Cendrars dans sa Prose du Transsibérien et de la petite Jeanne de France.
Meurisse. Gallica
La tour Eiffel était là depuis l’expo du centenaire de la Révolution, et la Grande Roue, guère démocratique puisque divisée en voitures de première et de seconde classe – sans compter cinq voitures restaurants -, l’avait suivie, neuf ans plus tard, en prévision de celle de 1900, et s’était posée non loin d’elle, au 74 de l’avenue de Suffren qui bordait alors le Champ-de-Mars. L’une et l’autre étaient visibles de Montmartre et de Montparnasse, l’une et l’autre allaient figurer dans les toiles de Diego Rivera et de Robert Delaunay.

Une place pavée de la butte Montmartre, avec des marronniers autour d’une fontaine Wallace et, dans le cercle des maisons, l’hôtel du Poirier, où logeait Modigliani il y a peu, un bistrot qui s’appelle « Zut » et un restaurant « chez Azon » ; le pavillon, à l’angle de la rue Berthe, d’Arsène Alexandre, patron du Rire et organisateur du Salon des Humoristes, la remise, au fond d’une cour, dont Max Jacob a fait sa tanière, où il reçoit pourtant le lundi, enfin un amoncellement d’ateliers de guingois dont les trois étages de poutres grimpent au-dessus des jardins, le rez-de-chaussée sur la place correspondant au deuxième étage du côté de la pente champêtre : le Bateau Lavoir. Ici l’on croise Pablo Picasso, « petit, noir, trapu, inquiet, inquiétant, aux yeux sombres ; une mèche épaisse, noire et brillante, balafrant le front intelligent et têtu », en bleu d’ouvrier zingueur, flanqué des imposants Braque, Derain, Apollinaire et Salmon, comme Napoléon de ses grenadiers.
On est en 1908 ; Van Dongen, que Picasso appelait le « Kropotkine du bateau-lavoir », n’y est plus. Ce soir, derrière la porte sur laquelle Pablo avait tracé à la craie bleue, « Au rendez-vous des poètes », dans l’atelier, on a débarrassé les murs, à part quelques beaux masques nègres, on y a accroché à la place d’honneur le portrait de Yedwiga, acheté chez le père Soulier, ce brocanteur plus que marchand d’art, de la rue des Martyrs, et on a improvisé un trône pour son auteur : le douanier Rousseau, 64 ans, presque le grand-père de ces jeunes gens nés dans les années 1880.

Le genre moderne et le genre égyptien.

Sont réunis pour le banquet, Apollinaire, qui vient en voisin, de la rue Léonie, au pied de la Butte, et Marie Laurencin, son amour ; André Salmon, le secrétaire de la revue Vers et prose, monté du sous-sol, Gertrude Stein, qui connaît bien Picasso pour l’avoir regardé fixement durant les quatre-vingt-dix séances de pose qu’il lui a imposées deux ans plus tôt, le poète Maurice Cremnitz, Georges Braque, Fernande Olivier, que Picasso a rencontrée sous un orage d'été au seul point d'eau des lieux et qui est devenue sa compagne il y a déjà trois ans, et quelques autres encore, dont un voisin doté d’une belle barbe blanche qui lui donne une prestance du diable, restaurateur de tableaux que l’on présente au douanier comme le ministre des Beaux-Arts.
On prononce donc des discours, tout ce qu’il y a de plus pompiers, on chante, sur l’air de la Gandourah « Braque a des mérites incontestés / Et notre Picasso / N’est pas un sot / Mais ce qu’il y a de plus beau / C’est la peinture, de ce Rousseau / Qui dompte la nature / De son magique pinceau / Tigres, fleurettes, / Dans ses tableaux / Font mille pirouettes / Chantons tous vive Rousseau », et Apollinaire rédige derechef un poème à sa gloire. Le douanier répond avec son violon, en leur jouant quelques airs à lui. On boit beaucoup, et Rousseau a le mot de la fin, en glissant à l’oreille de Picasso : « En somme, toi et moi on est les plus grands peintres ; moi dans le genre moderne, toi dans le genre égyptien. »
Comme en une photo souvenir, Marie Laurencin met sur la toile, peu après, Apollinaire et elle, Picasso et Fernande, un Groupe d’artistes que lui achète Gertrude Stein, et qui constitue sa première vente. Elle reprend l’idée pour une seconde version, un peu plus tard, en y rajoutant son acheteuse et les poètes Marguerite Gillot et Maurice Cremnitz, sous le titre : Apollinaire et ses amis, dont elle fait don au dédicataire. Il l’accrochera dans son nouvel appartement puisqu’il quitte, en octobre 1909, son deuxième étage du 9 rue Léonie (auj. Henner) pour la même situation au 15 rue Gros, afin de se rapprocher d’elle qui habite 10 rue La Fontaine, plus près de la grosse usine à gaz du quai de Passy que du tout récent pont Mirabeau. Auparavant, André Salmon a convolé en justes noces, le 13 juillet, et Apollinaire, profitant de ce que les fanions tricolores ont envahi rues et édifices, a pu lire ce poème à la cérémonie : « On a pavoisé Paris parce que mon ami André Salmon s’y marie ».
C’en est donc fini de Montmartre, des soirées du "Lapin Agile », le cabaret du 4 rue des Saules, où le grand Frédé, " le tavernier du quai des brumes" comme dit Max Jacob, joue de la guitare pour un Christ de plâtre grandeur nature de Wasley, un Arlequin et une créature en boa de plumes accoudés au comptoir sur une toile de Picasso, un moulage de l’Apollon citharède, quelques rapins, quelques poètes, quelques truands et quelques anarchistes, dont Victor Serge et ses amis des Causeries populaires.

En dégringolant de la butte.

De l’autre côté du Sacré-Cœur, dont la construction n’est pas achevée, au bout de la rue du chevalier de La Barre, « un carrefour irrégulier étalait son pavé au sommet d’un croisement de rues dont l’une était en pente raide et l’autre en escaliers gris. Face à une vieille et haute maison à volets verts les Causeries populaires et la rédaction de l’anarchie, fondées par Libertad, occupaient une maison basse, pleine du bruit des presses, de chansons et de discussions passionnées. » Des discussions que l’on poursuivait, accoudés aux barrières du chantier de la basilique, en regardant les toits de Paris, « un océan de toits gris, au-dessus desquels ne s’élevaient la nuit que peu de lumières sans force et de vastes halos rougeoyants de places en délire. »
Fini aussi du cirque Médrano, 63 boulevard de Rochechouart, de son patron, le clown Boum-Boum, de ses lutteurs, de ses acrobates, qui avaient fait la « période rose » de Picasso ; du restaurant "chez Vernin", rue Cavalotti, de l'académie de peinture Humbert, 94 boulevard de Clichy près du Moulin Rouge, où Marie Laurencin, un pince-nez au-dessus du visage pas maquillé, retenu par un fil rejoignant les cheveux bruns nattés en chignon, avait travaillé à côté de Georges Braque et de Francis Picabia. Dans ces parages, elle avait connu Henri-Pierre Roché, un temps son amant.
Finie aussi, pour Modigliani, la maison close du 8 rue d’Amboise, où il allait comme au musée voir les portraits des pensionnaires peints par Toulouse Lautrec sur les murs du grand salon quelques années plus tôt, que la tenancière faisait visiter en racontant, encore émerveillée, le vernissage auquel l’artiste avait convié ici le Tout Paris. Finie la colonie d’artistes que le docteur Paul Alexandre, à peine plus âgé que lui, avait ouvert au 7 rue du Delta avec son frère Jean, le sculpteur Maurice Drouard et le peintre Henri Doucet, et les sculptures sur des poutres de chêne prises au chantier de la station Barbès-Rochechouart toute proche. Modigliani s’installe à Montparnasse, 14 cité Falguière, la « cité rose » de la couleur de son crépi, d’ateliers reliés par des passerelles, qui s’ouvre entre les n° 72 et 74 de la rue Falguière, passé le bistrot de la mère Durchon, à l’entrée, où Gauguin avait déjà un atelier trente ans plus tôt.

Un Mexicain à Paris.

Le mexicain Diego Rivera arrive à Paris, étape d’un voyage qui doit le conduire à Bruges et Londres, en compagnie du peintre catalan Miguel Viladrich, ou de Luis de la Rocha. A la descente du train, il va directement rue Laffitte où il voit les nymphéas de Monet chez Durand Ruel, dont les locaux s’étirent entre le n° 16 et le 11 rue Lepelletier, et chez Clovis Sagot, l’ex clown de Médrano qui a fait d’une ancienne pharmacie une galerie bric-à-brac au n° 46, où sont exposées des œuvres qu’on dit « cubistes » depuis près d’un an : « M. Braque est un jeune homme fort audacieux. L’exemple déroutant de Picasso et de Derain l’a enhardi. Peut-être aussi le style de Cézanne et les ressouvenirs de l’art statique des Égyptiens, a écrit Louis Vauxcelles. Il méprise la forme, réduit tout, sites et figures et maisons à des schémas géométriques, à des cubes. » 
C’est là que Gertrude Stein a vu pour la première fois du Picasso avant de pousser jusqu’à l’atelier du peintre ; c’est sur le chemin de la boutique que Picasso a présenté l’un à l’autre Guillaume Apollinaire et Marie Laurencin.
Après une nuit dans un petit hôtel du Boul’ Mich’, revoilà Diego Rivera rue Laffitte, au n° 6, chez Ambroise Vollard, où il découvre une peinture – l’une des toiles de Picasso peintes en Espagne l’été précédent ? - qu’il observe avec une telle intensité qu’au bout d’un moment Vollard remplace le tableau par un autre, puis encore un autre jusqu’à tard dans la soirée. A l’hiver, Diego est de retour, de Belgique, avec la Russe Angelina Beloff, rencontrée à Bruges par l’intermédiaire de Maria Blanchard, une amie commune. Il s’installent 7 rue de Bagneux (auj. Jean Ferrandi), où Diego termine La Maison sur le pont entamée à Bruges ; il s’inscrit aux cours de Victor Octave Guillonet, boulevard de Clichy, où Picasso a maintenant appartement et atelier au n° 11.

Comme un croyant regarde les images saintes.

Son deuxième étage a protégé Apollinaire de l’inondation du bas Passy qu’il décrit en janvier 1910 dans l’Intransigeant. En mars, Rivera participe avec La Maison sur le pont et le Port de la Tournelle à la 16e exposition de la Société des Artistes Indépendants, qui a lieu dans des stands improvisés sur le cours la Reine et le pont des Invalides, aux côtés de Matisse, Vlaminck, Metzinger, Bonnard, Signac, et Henri Rousseau qui y expose le Rêve. Le douanier meurt début septembre et sept personnes seulement, dont Signac, suivent son corbillard jusqu’à la fosse commune de Bagneux.
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Diego Rivera est rentré à Mexico pour le centenaire de l’Indépendance ; à son retour à Paris, début 1911, il occupe avec Angelina un petit studio, 52 avenue du Maine, juste à côté de l’Académie russe, dirigée par Marie Vassilieff, aussi riche en émigrés politiques qu’en artistes, et bruissant donc de deux fois plus de débats qu’une académie ordinaire. Au Louvre, Waldemar George voit « devant l’Enterrement à Ornans un jeune homme inconnu, au front bas, au regard fuyant. Il avançait en rasant les murs. Il semblait en proie à la peur. Dès qu’on l’approchait, il faisait un écart. Il regardait les œuvres des maîtres d’autrefois comme un croyant regarde les images saintes. Il avait des mains de virtuose aux doigts étirés en longueur. » Il s’appelait Chaïm Soutine.
Rue Gros, Apollinaire a déménagé pour le rez-de-chaussée sur jardin d’un petit hôtel Second Empire, au n°37, où il héberge un ami, Gery-Pieret, et recèle du même coup les statuettes volées au Louvre par celui-ci. Arrêté le 9 septembre, il est conduit à la Santé, où il est « le quinze de la Onzième » le temps de six poèmes. Quelques jours plus tard, au Salon d’Automne, créé dix ans auparavant après le refus de Marquet, Manguin, Camoin et d’autres par le Salon de la Nationale, et présidé par Frantz Jourdain, - « Un fauteuil est aussi beau que la Victoire de Samothrace » -, Diego Rivera voit dans la salle VIII du Grand Palais ces œuvres cubistes qui sont « le chant du cygne de l’impuissance prétentieuse et de l’ignorance satisfaite », à en croire une presse à peu près unanime, à l’exception des chroniques d’Apollinaire dans l’Intransigeant et d’André Salmon dans Paris-Journal.
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En janvier 1912, Les Soirées de Paris sont conçues, au café de Flore, par les amis d’Apollinaire, pour l’aider dans une période difficile : le Pont Mirabeau, que va publier la revue, montre que son amour s’en va -, mais quand, dès le premier numéro, il y écrit qu’en peinture, « le sujet ne compte plus » et qu’ « un Picasso étudie un objet comme un chirurgien dissèque un cadavre », on lui répond que la revue n’a pas été créée « pour soutenir les peintres ignorants et prétentieux » dont il s’entoure. En février, cinq futuristes italiens sont chez Bernheim Jeune, 8 rue Laffitte : « Tout bouge, tout court, tout se transforme rapidement... »

Tu en as assez de vivre dans l'antiquité grecque et romaine.

Mac Orlan, qui a débuté au Rire, qui a épousé Margot, la fille des patrons du Lapin agile, fait partie d’une équipe de rugby-football fondée par Alain-Fournier, sous le patronage de Péguy, et qui regroupe « des jeunes gens se rattachant plus ou moins à la littérature et aimant les sports », selon la définition des fondateurs, aux cotés de Jacques Rivière, Jean Giraudoux et Gaston Gallimard. Jacques Rivière et Henri Fournier, le futur Alain-Fournier, reçoivent le baptême de l’air dans un avion piloté par son constructeur, René Caudron ; ils suivent tous les meetings aériens, les tentatives des frères Wright, qui viennent faire « gonfler » leur moteur dans le 11e arrondissement, celles de Farman...

Les restes d’Henri Rousseau vont occuper avec quelque retard, le 2 mars 1912, une sépulture décente à Bagneux (avenue des Tilleuls argentés, 95e division), et sur sa pierre est posé un médaillon d’Armand Queval, qui avait été son logeur au 2 bis rue Perrel (prolongement de la rue Pernety de l’autre côté de la rue Vercingétorix), tandis qu’Apollinaire y écrit au crayon un poème-épitaphe qu’Ortiz de Zarate, « l’unique Patagon de Paris », gravera l’année suivante en creusant le tracé de l’écriture toujours visible sur la tombe : « Gentil Rousseau tu nous entends / Nous te saluons / Delaunay sa femme Monsieur Queval et moi / Laisse passer nos bagages en franchise à la porte du ciel / Nous t'apporterons des pinceaux des couleurs des toiles / Afin que tes loisirs sacrés dans la lumière réelle / Tu les consacres à peindre comme tu liras mon portrait / face aux étoiles ».
Manuel Ortiz de Zarate, Henri-Pierre Roché, Marie Vassilieff, Max Jacob and Pablo Picasso devant La Rotonde vers 1915. The Bridgeman Art Library

Guillaume Apollinaire s’est réfugié dans l’atelier des Delaunay, 3 rue des Grands Augustins, où le peintre peint ses Fenêtres « des phrases colorées, vivifiant la surface de la toile de sortes de mesures cadencées... » que le poète met aussitôt en mots : « Du rouge au vert tout le jaune se meurt / Paris Vancouver Hyères Maintenon New-York et les Antilles / La fenêtre s'ouvre comme une orange / Le beau fruit de la lumière ».
C’est chez eux qu’il écrit Zone – d’abord Cri – qui sera placé en ouverture d’Alcools, en avril 1913, comme une proclamation :

« A la fin tu es las de ce monde ancien
Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin
Tu en as assez de vivre dans l'antiquité grecque et romaine
Ici même les automobiles ont l'air d'être anciennes... »
Son manifeste de l’Anti-tradition futuriste, feuille volante du 29 juin 1913, était plus direct encore : « MER.....DE...... aux (suit une liste d’auteurs, de professions, de lieux dont Montmartre, aux côtés de Bayreuth, Florence et Munich) ROSE aux (suit une liste de noms propres qui réunit tous les cubistes, tous les futuristes italiens, tous les poètes amis) ».
Sous un laurier en fleurs, on parlait...
Pendant ce temps, Sonia Delaunay, entre ses murs couverts de compositions abstraites, et dans ses robes de « couleurs simultanées », prépare une poésie-peinture, le « Premier Livre Simultané », en orchestrant des couleurs au long d’un ruban de deux mètres de long – et le tirage de 150 exemplaires numérotés et signés atteindra ainsi la hauteur de la tour Eiffel : la Prose du Transsibérien et de la Petite Jehanne de France de Blaise Cendrars. Elle peint aussi Le Bal Bullier, ou Un  Tango au Bal Bullier, cette danse étant arrivé d’Argentine dans la salle increvable du 31 avenue de l’Observatoire. Et il y a encore, cette année-là, quatre « dîners de Passy », qui réunissent Apollinaire, Paul Fort, le sculpteur Raymond Duchamp-Villon, Albert Gleizes, les frères Auguste, Gustave et Claude Perret, Francis Picabia, Sébastien Voirol dans la maison de Balzac, rue Berton, à partir de juillet, autour de l’admiration pour Cézanne et pour sa leçon constructive ; et l’exposition de la Section d’Or, rue La Boétie, dans la galerie éponyme. Enfin la « Maison cubiste », dans le cadre du Salon d'automne, projet de maison meublée et décorée que présentent les frères Duchamp associés au décorateur André Mare, dans laquelle Marie Laurencin expose un vase et des médaillons décoratifs. Après quoi, c’est à l’Assemblée nationale que l’on discute de savoir s’il faut interdire les Palais Nationaux aux cubistes.
Entre la Catalogne et Tolède, où Léopold Gottlieb, le Polonais de Paris, les a généralement accompagnés, Diego Rivera et Angelina Beloff n’ont été à Paris que pour l’un ou l’autre des Salons, et ont profité de leur présence dans la capitale pour se déplacer au 26 rue du Départ, un immeuble où loge aussi Piet Mondrian qui loue depuis le printemps à Conrad Kikkert, peintre et critique hollandais. L’autre ami proche de Diego, avec Gottlieb, est le peintre mexicain Angel Zarraga, qui a son atelier, le n° 9, dans la Cité fleurie, construite entre les numéros 61 et 65 du boulevard Arago, dix ans après la fin de l’Exposition universelle de 1878, avec des pavillons de celle-ci, notamment celui de l’alimentation, à quoi on avait ajouté des frontispices et des statues provenant des ruines du palais des Tuileries restées en l’état depuis la fin de la Commune.
Apollinaire s’est établi 202 boulevard Saint Germain ; les Soirées de Paris sont rachetées par la baronne Hélène d’Oettingen et Serge Férat, richissimes émigrés russes, et domiciliées au 278 boulevard Raspail, dans l’ancienne garçonnière du peintre, tandis que les réunions ont lieu chez la baronne, au 229 du même boulevard : « Tous les jours, après le repas sur la terrasse, sous un laurier en fleurs, on parlait de la revue », se souviendra-t-elle. Serge Ferat, sous le nom de Jean Cérusse (phonétiquement « ces Russes », Hélène et lui), en est le directeur artistique, Apollinaire le directeur littéraire, et la baronne y écrit sous les pseudonymes de Roch Grey ou de Léonard Pieux.

Artistes, tueurs des abattoirs...

L’air du temps, des bribes de conversations, sont enregistrées par Apollinaire, un lundi de hasard, dans un restaurant franco-italien de la rue Christine : « La mère de la concierge et la concierge laisseront tout passer / Si tu es un homme tu m’accompagneras ce soir / Il suffirait qu’un type maintînt la porte cochère / Pendant que l’autre monterait / Trois becs de gaz allumés / La patronne est poitrinaire / Quand tu auras fini nous jouerons une partie de jacquet / Un chef d’orchestre qui a mal à la gorge / Quand tu viendras à Tunis je te ferai fumer du kief ».

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Passage Dantzig, Fernand Léger prépare la conférence qu’il doit donner sur Les Origines de la peinture et sa valeur représentative : « de toutes mes forces, je suis allé aux antipodes de l’impressionnisme... » La Ruche, 2 passage Dantzig, est une cité bourdonnante, de plus de cent ateliers et du double d’artistes. Le statuaire Alfred Boucher, a su accommoder les restes de l’Exposition universelle de 1900 - le pavillon de l’alimentation et des vins de la ville de Bordeaux, sa structure métallique d’Eiffel, et la grille de fer forgé du Pavillon des Femmes -, en faisant remonter le premier en forme octogonale, et en dressant la seconde en guise d’entrée ; le ministre de l’Instruction Publique n’avait plus qu’à venir inaugurer le tout.
Puis Alfred Boucher y avait ajouté un bâtiment de quatre étages avec des entrées de plein pied sur la rue pour les sculpteurs, une galerie d’exposition, un théâtre de 300 places, pour que la Ruche méritât mieux que jamais son nom laborieux. C’était aussi une Babel, avec un tiers de Polonais, sans compter qu’ « à l'angle du "passage" et de la rue de Dantzig, artistes, tueurs des abattoirs dans leurs blouses sanglantes et familiers des "fortifs" entretenaient les relations les plus curieuses », comme l’écrivait Maurice Raynal.
Aux Indépendants, en mars, Diego Rivera donne un Jeune homme au balcon, portrait d’un peintre mexicain de ses amis, Adolfo Best Maugard, soit un personnage vêtu à la mode dans un paysage vu de sa fenêtre du 26 rue du Départ : un train écumant hors de la gare Montparnasse avec, en fond, la Grande Roue qui continuait de tourner depuis l’expo de 1900. Mais la critique remarque davantage, dans l’expression du dynamisme de la vie moderne, L’Équipe de Cardiff, 3e représentation, de Robert Delaunay, montrant la même grande roue, la tour Eiffel, quelques publicités et un joueur bondissant pour s’emparer du ballon à l’occasion d’une touche.
Le 3 mai, Léger prononce sa conférence à l’Académie Wassilieff, qu’a créée 21 avenue du Maine, l’ancienne animatrice de l’académie russe, lasse des conflits de clans mais pas des échanges. Il explique qu’une œuvre, pour durer, doit conserver un équilibre entre « les trois grandes quantités plastiques que sont les Lignes, les Formes et les couleurs », et que « la valeur réaliste d’une œuvre d’art est parfaitement indépendante de toute qualité imitative. »