La polka du Marais


C’était dans les années polka, les années de « la belle Juive ». Il y avait rue Saint-Antoine, à côté du passage Charlemagne, un bal des Acacias qu’on appelait plus familièrement l’Astic : au-dessus de la porte cochère, une lanterne rouge avec, en réserve sur le fond coloré, les mots Café Bal. La cour intérieure avait été fermée par un toit qui, à la hauteur où il était placé, englobait dans le bal les fenêtres du premier étage de l’hôtel garni formant l’un de ses quatre côtés ; un plancher avait été posé directement sur le pavé. Là-dedans un grand poêle en fonte et l’estrade de l’orchestre (2 violons, 1 clarinette, 1 contrebasse) séparant la salle en deux : d’un côté tables et bancs, de l’autre valses, quadrilles et, à compter de 1840, polkas. Sur les tables, des saladiers de bischof (en gros notre sangria mais indifféremment au vin blanc ou rouge, et servi chaud ou froid); dans la salle, on paye à la danse : 2 sous l’une ; s’y faufilant pour l’encaissement et le service, une escouade de garçons.
A l’Astic (un polissoir, en argot), le samedi est exclusivement réservé aux modèles. La clientèle de l’Astic, nous dit Gustave Havard, dans ses Bals publics à Paris, « était presque exclusivement composée d’artistes et de jeunes israélites qui habitaient le quartier Saint-Antoine. Celles-ci n’avaient guère d’autre pratique de leur religion que de se recréer le jour du sabbat en se livrant au plaisir de la danse. Elles étaient couturières ou blanchisseuses, passementières ou brunisseuses ; mais bientôt elles quittaient le giron paternel et professaient un métier que leur type et leurs perfections physiques leur permettaient d’exercer. Elles étaient modèles. » Pour Charles Virmaître, dans son Paris oublié, « C'était le rendez-vous des grands peintres, qui venaient là pour y chercher des modèles. Chacun sait que le quartier était et est encore peuplé d'israélites. »
Des modèles, la reine est Marix, de son vrai nom Joséphine Bloch, née le 22 avril 1824 d’un père marchand de lunettes : Marix Bloc, selon l’orthographe de l’état-civil parisien, (né en 1801 ? à Zellwiller, Bas-Rhin ?) et de Gertrude Heimann, (née en 1803 ? à Ringerdorf, Bas-Rhin ?), qui demeurent au 6 rue du Poirier, quartier Sainte-Avoye, (rue emportée par le Centre Beaubourg, dans le prolongement de l’actuelle rue Brisemiche). Les témoins du père, à la déclaration de Joséphine, sont Marix Simon, 24 ans, marchand colporteur, 40 rue Vieille du Temple, quartier du marché St-Jean, et Isaac Lévy, 21 ans révolus, journalier, 5 cul de sac Berthault (auj. impasse Beaubourg), quartier Sainte-Avoye. Les deux témoins savent signer, le père non. Pas de trace d’acte de naissance de Marix Bloch à Zellwiller ni de Gertrude Heimann à Ringerdorf ; en revanche, le recensement de 1819 à Zellwiller donne une adresse pour un Marix Bloch, ayant épouse, 1 garçon, 1 fille, 1 servante, soit 5 personnes au total au foyer. Résidant à Paris à la naissance de Joséphine, la famille est établie ensuite à Lamarche, dans les Vosges, où naissent Henry (le 17/12/1825) puis Séraphine (le 24/1/1828) ; Marix père est dit alors « marchand colporteur » et ne sait toujours pas signer. Dans les annuaires de la fin des années 1830, on trouve un Bloch (ou Block) commissionnaire en marchandises, puis en quincaillerie, puis en marchandises en tout genre, au 10, rue Sainte-Apolline. Est-ce notre marchand colporteur ?
Parmi les grands peintres, Ary Scheffer, né en 1795, va faire poser Marix - elle a donc 14 ans - dans ce qui est aujourd’hui le Musée de la vie romantique de la rue Chaptal. Charles Steuben, la cinquantaine, (il est né en 1788), vient jusqu’à l’Astic depuis le quartier latin et y emmène Marix prendre la pose dans son atelier du 30, rue Hautefeuille, où il aura bientôt Gustave Courbet comme élève.

Transportons-nous maintenant au Louvre. Le musée n’est alors ouvert en semaine qu’aux seuls peintres (et aux voyageurs étrangers sur présentation du passeport) mais, du 1er mars à la fin du mois de mai, plusieurs dizaines de milliers de visiteurs y viennent au Salon. Pendant cette période, la collection permanente exposée dans le salon carré, la grande galerie et une ou deux autres salles, se trouve cachée derrière une charpente recouverte de tissu, où sont accrochés à cadre touchant et du sol au plafond plus de 1 500 tableaux contemporains : la production de l’année précédente. On essaye, à mi durée, d’organiser une rotation, parce que, comme le fait remarquer un critique, il y a des toiles dans des endroits où on ne pourrait pas lire l’heure à sa montre. Compte tenu des travaux de construction puis déconstruction des cimaises provisoires, de l’accrochage et du décrochage des toiles du Salon, la peinture ancienne reste totalement invisible au Louvre six mois de l’année, permise seulement le dimanche de 10h à 16h les six autres. Pendant un trimestre en revanche, on peut se repaître à loisir d’une production qui « appartient au domaine du commerce », voire à « celui de l’industrie ».

l'Esméralda, recadrée. Musée des Beaux-Arts de Nantes
Le Salon de 1839 présente au public, parce qu’il faut compter aussi les sculptures et autres objets, 2 404 numéros ! Marix y figure trois fois, en Esméralda et en Mignon ; dans toutes les recensions qui suivent, c’est de ses incarnations qu’il s’agit. Et le public, de surcroît, n’a d’yeux cette année que pour elle, au moins sous l’un de ses trois avatars. Théophile Gautier, dans la Presse : « les belles dames et les petits messieurs iront se pâmer devant l’Esméralda de M. Steuben ou les femmes à bouquets de M. Court. — Qu’ils y aillent. » Dans le Salon de 1839 édité par le Charivari, Laurent-Jan cite  « un tableau dont le public raffole et devant lequel un chœur de femmes répète sans cesse : Ah! C'est charmant, charmant, charmant, sur des notes plus ou moins veloutées. Ce tableau est de M. Steuben et représente une toute coquette jeune fille qui caresse un joli petit animal que nous croyons être une chèvre... Cette figure ne manque ni d'une certaine gentillesse ni d'une tournure assez gracieuse. On pourrait désirer les jambes plus fines, la tête moins mignarde et le tout moins cotonneusement fait ; mais enfin c'est une jolie peinture. »
Prosper Mérimée convient de ce grand succès dans la Revue des deux mondes : « La Esméralda de M. Steuben est un des tableaux que le public paraît goûter le plus ; les dames surtout l’ont pris sous leur patronage, et les éloges ne tarissent pas sur la gentillesse de la chèvre et celle de sa maîtresse. On ne peut nier en effet la grâce de cette figure ; la pose en est heureuse, et la tête, bien qu’un peu grosse pour le corps, est décidément fort jolie. Toutefois, je n’y trouve pas le caractère que M. Victor Hugo a donné à son héroïne ; le modèle qu’a choisi M. Steuben est une charmante grisette, et n’a pas cette noblesse naturelle que le poète a su toujours conserver à sa Bohémienne, même au milieu des exercices de sa profession. » Mérimée juge par ailleurs la robe bien courte.
Alexandre Barbier ne la trouve pas courte mais vide. Il commence par féliciter le peintre pour son modèle : « Vous avez eu le bonheur de rencontrer un admirable modèle qui ne s’est point encore prodigué. Il y a si longtemps qu’on nous montre toujours le même torse, les mêmes bras, les mêmes jambes et la même tête », avant de le critiquer pour sa peinture : « mais je ne comprends pas cette cuisse gauche : où est-elle ? (…) Ou la chèvre a des flancs, et alors c’est aux dépens de la cuisse de la fille, ou la cuisse de la fille est pleine et renflée comme la pose l’exige, et alors la chèvre n’a plus de flancs. Or, comme il me semble que la chèvre affecte passablement de ventre, il s’ensuit que la fille n’a pas de cuisse, ou au moins qu’elle est cruellement entamée. »
Mignon aspirant au ciel, gravée par Aristide Louis d'après Scheffer en 1853

Mérimée passe ensuite, parmi les cinq toiles d’Ary Scheffer juxtaposées dans ce capharnaüm, aux tableaux n° 1896 et 1897 : Mignon regrettant sa patrie et Mignon aspirant au ciel. « La couleur en est terreuse et désagréable. Le sujet demandait peut-être une couleur triste, mais non pas mate. La robe de Mignon est sale, ce qui n’est pas nécessaire. Jadis le goût du linge sale a été poussé fort loin par Greuze, qui prétendait ainsi faire ressortir la transparence des chairs. Ce n’est pas sur ce point qu’il faut l’imiter, surtout lorsqu’on n’imite pas ses suaves carnations. Les têtes, d’ailleurs, sont nobles et belles, les attitudes simples et vraies. Peut-être, dans le n° 1897, la pose de la figure laisse-t-elle quelque chose à désirer sous le rapport du naturel, ou plutôt la vérité n’est-elle pas rendue assez évidente, assez probable. Dans le n° 1896, les pieds de la Mignon sont d’un type vulgaire, d’ailleurs mal attachés aux chevilles. Il est évident que M. Scheffer n’a pas choisi son modèle. Toutes les dames à jolis pieds, et il y en a tant à Paris, se récrient devant ces chevilles osseuses. »
Gautier : « La Mignon regrettant la patrie a de beaux yeux maladivement noirs, un regard humide et profond, une bouche douloureuse, où s'épanouit comme une fleur de mélancolie un sourire faible et languissant; elle semble envier les ailes des oiseaux, dont la noire spirale tourbillonne sur le fond gris du ciel, toute son attitude est souffreteuse et indique la nostalgie la plus prononcée, il est dommage que la couleur soit bise et sans ressort. Cependant ce tableau, tel qu'il est, nous paraît le meilleur de tous ceux que M. Scheffer a exposés.
Mignon regrettant la patrie. Louis. Harvard Art Museums comme son pendant
La Mignon aspirant au ciel nous a rappelé la Médora assise sur une roche et guettant le retour du corsaire: cette figure quoique gracieuse et noble nous plaît moins que l'autre. Les bras sont jolis, mais un peu vides; la tête est mieux faite que le corps comme dans presque tous les personnages de M. Scheffer, qui traduit avec plus de bonheur la rêverie de l'âme que l'aspect de la nature physique. »

Les critiques savent-ils qui se cache derrière Esméralda ou Mignon ? Gautier assurément oui, qui est l’ami d’un peintre romantique de sa génération Fernand Boissard de Boisdenier, né en 1813, déjà l’amant de Marix depuis deux ans.
Outre Boissard, fréquente encore l’Astic une pittoresque bande de jeunes peintres unis par des liens matrimoniaux croisés et une association d’aide mutuelle. Meissonier, né en 1815, grandi rue des Blancs-Manteaux, vient d’épouser cinq mois plus tôt la sœur de son camarade Steinheil, débarqué de Strasbourg et alors occupé aux cartons de vitraux pour l’église Saint-Germain-l'Auxerrois. Trimolet a marié Rolande, la sœur de Daubigny, qui étouffe de devoir graver sur bois d’innombrables vues prises sur la route du chemin de fer de Paris à Saint-Cloud, puis autant de dessins de Paris.
Ils sont du quartier, on l’a dit pour Meissonnier, et Daubigny a fait son apprentissage auprès de son père dans cet hôtel du seizième siècle qui encoigne sa tourelle en surplomb au 54, rue Vieille du Temple ; on le retrouvera rue de la Cerisaie, quai d’Anjou puis quai de Bourbon. C’est à l’Astic qu’ils s’épanchent. Meissonnier voudrait bien, lui aussi, se consacrer à d’autres travaux que ceux, alimentaires, qu’il doit aux éditeurs Curmer et Hetzel pour la Bible de Royaumont ou les livres de Bernardin de Saint-Pierre. Alors un soir, ils signent là de leurs initiales une convention passée à cinq (s’est joint à eux le sculpteur Geoffroy-de-Chaume) : quatre d’entre eux travailleront d’arrache-pied à entretenir, durant une année, le cinquième à ne rien faire… d’autre que l’oeuvre de sa vie ! Évidemment, chacun sera  à son tour, par roulement, le bénéficiaire de cette sinécure. Ils parviennent à louer au 22, rue des Amandiers-Popincourt (auj. rue du Chemin-Vert, passée la rue Popincourt), autant dire à la campagne, un rez-de-chaussée avec jardin, et c’est Trimolet qui étrenne l’atelier.
Musée de l'AP-HP. Charmet/Bridgeman
Dans cette thébaïde, Trimolet a trouvé le moyen de peindre une scène toute urbaine, des sœurs de charité distribuant des secours aux pauvres, comme il a pu les voir faire rue du Cloître-Saint-Merri ou au passage Saint-Pierre de la rue Saint-Antoine (auj. rue de l'hôtel Saint-Paul). Et c’est ainsi qu’au Salon de 1839, où triomphe incognito Marix, on peut voir aussi, si l’on a des yeux pour voir, La Maison de secours.
Le Polytechnic journal de San Francisco, le remarque, qui fait de Trimolet l'égal de Raphael et de Dürer, rien moins, ainsi que le jury académique qui attribue une médaille d'or à cette œuvre bien hardie pour une époque où la misère n’est tolérée en peinture que revêtue d’oripeaux pittoresques autant qu’exotiques. Mais le tableau n’est pas acheté, et aucune commande ne suit. C’est une déception terrible pour le quintet.

En quittant le giron paternel, Marix est allée, soi-disant « fleuriste », prendre une pièce sur cour à l’hôtel Pimodan du 17, quai d’Anjou, à quelques pas de chez Boissard qui habite au numéro 3. Le 1er avril 1845, les inséparables amants, - « Dante avait Béatrix Mais Boissard a Marix », a pu écrire Pétrus Borel -, déménagent pour l’étage noble de l’hôtel Pimodan (auj. Lauzun). Geoffroy-de-Chaume succède à ce moment-là à Daubigny au 13, quai d’Anjou, tandis que Daumier, à son mariage, s’installe au 9. Geoffroy-de-Chaume obtient l’autorisation de prendre un moulage du corps de la belle que Paul Delaroche vient de peindre nue à l’hémicycle de l’école des Beaux-Arts ; Boissard en fait une fausse blonde, Madeleine oblige, pour un Christ déposé de la Croix aujourd’hui à la cathédrale Saint-Gatien de Tours.

Baudelaire, qui habite au-dessus, descend retrouver chez le couple Balzac, Delacroix, Gautier, le docteur Moreau, Apollonie Sabatier, dans un club des Haschischins resté célèbre.
Marix cesse de fréquenter l’Astic deux ans plus tard et rompt, après dix ans, d’avec son inséparable au bénéfice d’Ahlefeld, secrétaire d’ambassade, qu’elle épousera en 1851 : elle a 29 ans, lui 45 ; il mourra en 1855, tout ça loin du Marais, au Schleswig.