(douzième et dernier épisode de Paris des avant-gardes, commencé avec l'article d'août 2012)
Nadja au nom d’ampoule.
Le 4 octobre 1926, « après m’être arrêté quelques
minutes devant l’étalage de la librairie de l’Humanité et avoir fait
l’acquisition du dernier livre de Trotsky »,
à savoir Europe et Amérique,
écrit-il au début de Nadja, André Breton continue vers l’Opéra. Peu
après être passé devant Saint-Vincent de Paul, il croise une jeune femme qui se
rend, dit-elle, chez un coiffeur du boulevard Magenta ; il rebrousse
chemin pour l’accompagner et ils iront s’attabler « à la terrasse d’un
café voisin de la gare du Nord »
Le
surlendemain, Breton va chercher un stylo donné à réparer après qu’il l’eut
abîmé en tombant dans l’escalier. Le stylo s’était retourné contre lui et sa
plume s’était plantée dans son portefeuille, auréolant sa chemise d’une large
tache verte. « Poignardé par sa plume ! Quelle plus belle mort pour
un écrivain ? », lui avait dit Prévert
qui descendait avec lui. En allant chercher son stylo, Breton revoit Nadja, et
c’est le premier baiser dans un taxi.
Le 21 mars 1927, Nadja, hallucinée, est emportée de son
hôtel pour être internée. Restent de l’inscription de cette aventure dans la
ville, 44 photographies, certaines de Jacques-André
Boiffard, reproduites dans le livre éponyme : l’affiche lumineuse de
« Mazda » sur les grands boulevards, qui rappelle que Nadja se
figurait sous l’apparence d’un papillon
dont le corps serait formé par une ampoule de cette marque, au nom étrangement
proche du sien ; la statue d’Etienne Dolet, place Maubert, qui causait à
Breton « un insupportable malaise » ; un arc, n’ouvrant sur
rien, avec cette légende : « Non : pas même la très belle
et très inutile Porte Saint-Denis… »
Breton expliquera, dans Les Vases communicants, sa fascination « par
l’isolement des deux portes (l’autre étant bien sûr la porte Saint-Martin) qui
doivent leur aspect si émouvant à ce que naguère elles ont fait partie de
l’enceinte de Paris, ce qui donne à ces deux vaisseaux, comme entraînés par la
force centrifuge de la ville, un aspect totalement éperdu, qu’elles ne
partagent pour moi qu’avec la géniale tour Saint-Jacques ».
L’alchimiste Nicolas
Flamel, dont la maison se trouve 51 rue de Montmorency, aurait financé la
reconstruction de cette tour Saint-Jacques et fait orner sa façade de hiéroglyphes.
Dans ce quartier habitait enfant Robert
Desnos qui, adolescent, avait travaillé rue Pavée. C’est le Paris qu’il
décrira dans un poème presque classique, Quartier
Saint-Merri mais en 1927, dans La Liberté ou l’amour !,
Paris n’est que le théâtre d’une lutte d’icônes publicitaires, Bébé Cadum
contre Bibendum, à laquelle participent les trois peintres de Ripolin et les
garçons de l’apéritif Saint-Raphaël.
La tour, elle est dans Deuil
pour deuil : « Ces ruines sont situées sur les bords d’un fleuve
sinueux. La ville dut avoir quelque importance à une époque ancienne. Il
subsiste encore des bâtiments monumentaux, un réseau de souterrains, des tours
d’une architecture bizarre et variée. »
Je veux bien faire acte d’obscurantisme...
« Sur ces places désertes et ensoleillées, poursuit le
poème en prose, nous avons été envahis par la peur. Malgré notre anxiété,
personne, personne ne s’est présenté à nous. Ces ruines sont inhabitées. Au
sud-ouest s’élève une construction métallique ajourée, très haute et dont nous
n’avons pu déterminer l’usage. Elle paraît prête à s’écrouler car elle penche
fort et surplombe le fleuve. »
En juillet, Drieu La
Rochelle publie une « lettre aux surréalistes sur l’amitié et la
solitude » qui vante Le Paysan
de Paris, d’Aragon, sur
lequel la presse a fait le black-out, comme une « œuvre décisive qui
semble ouvrir une espèce de Sturm und Drang du 20e siècle. »
La solitude, c’est Breton qui en souffre, Simone, sa femme,
ayant décidé de passer ses vacances sans lui mais en compagnie de Morise, des Tanguy et de Marcel Noll.
Dans l’atelier de Raymond Queneau,
rentré du service militaire, square Desnouettes, près de la porte de
Versailles, Georges Bataille
rencontre Sylvia Maklès, la cadette
de Bianca, femme de Théodore Fraenkel
depuis 1922. Depuis son mariage, Bianca a laissé la médecine pour la comédie,
chez Dullin, sous le pseudonyme de Lucienne
Morand ; Sylvia, veut suivre la même voie et habite chez sa sœur comme
elle serait pensionnaire au conservatoire.
Aragon poursuit sa ronde avec Nancy Cunard ; l’héritière aux bracelets d’ivoire s’achète le
Puits carré, une vieille ferme, à La Chapelle-Réanville, à côté de Vernon, et y
fait installer une presse vénérable pour y éditer, à l’ancienne, de la poésie
contemporaine. Aragon s’y fait la main en traduisant la Chasse au snark de Lewis Carroll.
Au Cyrano, Emmanuel
Berl vient demander à Breton une préface pour une réédition du Madame
Putiphar de Petrus Borel. Il est accompagné d’une jeune fille dont Breton
tombe immédiatement amoureux. Le lendemain, Suzanne Musard lui raconte son histoire : la pauvreté
d’Aubervilliers, le bordel de la rue de l’Arcade, dont l’a sortie Berl qui y
accompagnait son ami Drieu La Rochelle...
Il faut tirer Suzanne des griffes de ce libertin et Breton
dépêche Marcel Duhamel, qui ressemble au prince de Galles, réclamer
diplomatiquement la liberté de la jeune femme. Cela fait, Breton part avec elle
dans le midi.
Le 27 janvier 1928, les surréalistes sont rue du Château
pour une première séance de recherches sur la sexualité. Commencé par des
banalités masculines, l’échange devient vif à propos d’homosexualité, Queneau
et Prévert ne manifestant aucune phobie à cet égard. Le débat est carrément
violent lors d’une seconde séance, quatre jours plus tard, quand Aragon y voit
une habitude sexuelle comme les autres. Breton préfère alors « faire acte
d’obscurantisme » pour mettre fin immédiatement à la discussion.
Une confiance quelle qu’elle soit...
A la cinquième séance, en février, à la question « Êtes-vous
monogame ? », Breton, Ernst,
Sadoul, Noll, Unik ont répondu par l’affirmative ; Queneau dit :
Non ! On s’indigne, il persiste : « Aucune femme ne pourra me
satisfaire ni me rendre monogame. Et puis merde ! » Breton proteste
contre ce dernier mot, Queneau s’explique : « Je mourrais bien pour
l’amour ou pour la révolution, mais je sais bien que je ne rencontrerai ni l’un
ni l’autre.... Une confiance quelle qu’elle soit dans la vie me paraît
anti-surréaliste. »
En même temps qu’elle rend compte de ces recherches, la Révolution surréaliste, en
mars, célèbre le cinquantenaire de l’hystérie, « dont le type parfait nous
est fourni par l’observation de la délicieuse X. L. entrée à la Salpêtrière
dans le service du docteur Charcot le 21 octobre 1875, à l’âge de 15 ans
½. » C’est une occasion d’évoquer la figure de Babinski, « l’homme le plus intelligent qui se soit attaqué à
cette question », dont Breton dira encore trente-cinq ans plus tard, en
1962 : « Je m’honore toujours de la sympathie qu’il m’a montrée –
l’eût-elle égaré jusqu’à me prédire un grand avenir médical ! – et à ma
manière je crois avoir tiré parti de son enseignement auquel rend hommage la
fin du premier manifeste du surréalisme. »
On marie déjà, le 20 mars, Sylvia Maklès à Georges
Bataille, avant que Théodore Fraenkel, son beau-frère, n’ait réussi à la
séduire. Après la septième séance des recherches, du 6 mai, Queneau enlève Janine Kahn, la belle-sœur de Breton,
et l’emmène au Lavandou. Or Janine était l’aimée de Pierre Unik ; Breton n’apprécie guère.
A l’été, Marcel Noll est chargé de vendre à Mme Cuttoli le Nu bleu de Braque, qu’Aragon lui a confié, et de lui en faire suivre à Venise,
où il séjourne avec Nancy, les 25 000 francs, - plus de cent fois son prix
d’achat ! -, nécessaires à tenir son rang. Cet été-là, Marcel Noll tente
de se tuer parce qu’il a dépensé de l’argent qui ne lui appartenait pas.
Le chèque finira néanmoins par atteindre son destinataire
mais Nancy s’est éprise d’un pianiste de jazz et, début octobre, Aragon
débarque rue du Château, brisé. Dans la maison où l’un de ses poèmes est
calligraphié sur la mezzanine, deux étudiants venus de Nancy, Georges Sadoul et André Thirion ont pris la relève de Prévert, Tanguy, Duhamel. Tous
deux travaillent pour Hours Press, les éditions de Nancy Cunard, mais Aragon
lui-même continue de se rendre un jour ou deux par semaine à la
Chapelle-Réanville. « J’étais follement amoureux d’une femme
extraordinairement belle. D’une femme en qui j’avais cru, comme à la réalité
des pierres. D’une femme que j’avais cru qui m’aimait. J’étais son chien. C’est
ma façon », écrira-t-il, d’une autre peut-être mais c’est toujours la même
façon.
En novembre, au bar de la Coupole, qui vient d’ouvrir, une
habituée du groupe réuni autour d’Ilya
Ehrenbourg, liée aux futuristes et formalistes russes, veut lui parler. Elsa Triolet a lu le Paysan de Paris,
il la prend pour une espionne.
L’examen critique du sort fait à Trotski.
Puis Maïakovski arrive à Paris et Aragon en
est curieux, Elsa organise la rencontre qui a lieu le 6, à la Coupole encore ou
rue du Château. Aragon s’est alors lancé, pour oublier, dans une liaison avec
une danseuse viennoise mais Elsa sera la plus forte.
Éluard et Gala sont à Arosa, dans les Grisons, la
vallée voisine de celle de Davos. Breton a engagé une procédure de divorce avec
Simone et espère bien refaire sa vie avec Suzanne Muzard ; contre toute
attente, c’est Emmanuel Berl que celle-ci épouse, le 1er décembre,
pour le quitter aussitôt et venir s’installer chez Breton.
Cette même année 1928, Benjamin
Péret s’est marié avec la cantatrice brésilienne Elsie Houston et a fait ainsi la connaissance de Mario Pedrosa, son beau-frère, lequel a
rallié l’opposition de gauche de Trotski. Les nouveaux époux iront
prochainement habiter le Brésil.
Par un courrier du 12 février 1929, Breton demande à tous
ceux qui s’étaient retrouvés contre la guerre du Maroc, soit près de
quatre-vingts personnes, leur position idéologique actuelle et leur opinion sur
les possibilités et la nature d’une action commune. Artaud, Vitrac, Leiris, Masson, Boiffard, Tual, Limbour, Soupault, Naville choisissent de ne pas répondre,
signant ainsi, pour Leiris et ses amis, par exemple, qui n’ont jamais été
exclus, leur retrait du mouvement.
Les autres sont convoqués par Aragon, Fourrier, Péret, Queneau et Unik, « le lundi 11 mars à 8 h 30
très précises, au bar du Château, 53 rue du Château, angle de la rue
Bourgeois », c’est à dire pour Sadoul et Thirion de l’autre côté de la
rue, avec pour thème de discussion « l’examen critique du sort fait
récemment à Léon Trotski ».
Simone Breton vient s’y afficher au côté de Morise, qui
préside la séance, Queneau fait un rapport introductif, et Breton interroge la
« qualification morale » de chacun, mettant vite en cause les jeunes
gens qui, dix mois plus tôt, ont fondé une nouvelle revue qui a pour titre Le Grand Jeu : Roger Vailland, René Daumal, Roger
Gilbert-Lecomte, etc. La réunion tourne au procès des tièdes et des
déistes, dont Aragon et Breton donneront un compte-rendu à la revue belge Variétés, qui marquera la sortie
de Desnos, l’ex prophète.
Le 3 juin, Michel Leiris devient secrétaire de rédaction de
la revue Documents, fondée
par Georges Henri Rivière et Georges
Bataille grâce aux fonds du marchand d’art Georges
Wildenstein, directeur de la
Gazette des Beaux-Arts. Le Moulin Rouge et les Lew Leslie’s Blackbirds, puis Virginia
West, chanteuse et « coloured girl » du cabaret, réunissent les
uns et les autres par delà les opinions. Leiris et Bataille en écrivent dans le
n° 4 de la revue, en septembre tandis qu’Eli
Lotar, photographe d’origine roumaine, va pour elle, avec André Masson,
visiter les abattoirs de la Villette et de Vaugirard d’où naît ce cliché de
pieds de veaux alignés au garde-à-vous contre un mur noir comme des membres
amputés de mutilés de guerre.
Le Surréalisme ASDLR.
Suzanne Musard a prolongé les oscillations de son
incertitude, quittant une nouvelle fois Breton le 23 mai, lui revenant. Gala se
tourne vers Salvador Dali tandis qu’Éluard
fait la connaissance de Maria Benz,
dite Nusch, une jeune artiste-médium.
Une voyante aurait dit à Éluard, si l’on en croit Madeleine Riffaud, quand il
était adolescent, avant son départ pour le sanatorium : "Quand vous
aurez 17 ans, vous rencontrerez la première femme de votre vie. Vous resterez
ensemble pendant dix-sept ans. Puis vous vous séparerez. Ensuite, vous
rencontrerez la femme de votre vie d'homme. Ce sera le grand amour. Au bout de
dix-sept ans, cette union sera brisée. Alors, vous rencontrerez la femme de
votre mort."
Sur le conseil de Bataille, Leiris va voir le 6 septembre,
pour commencer une analyse trois semaines plus tard, Adrien Borel, qui sera à l’écran, après la guerre, le curé de Torcy
dans Le Journal d’un curé de campagne
de Robert Bresson.
Le 15 décembre, le numéro 12 et seul de l’année de la
Révolution surréaliste contient le Second
Manifeste du surréalisme, qui tranche la question de l’art
prolétarien : « Aussi fausse que toute entreprise
d’explication sociale autre que celle de Marx est pour moi tout essai de
défense et d’illustration d’une littérature et d’un art dits
« prolétariens », à une époque où nul ne saurait se réclamer de la
culture prolétarienne, pour l’excellente raison que cette culture n’a pu encore
être réalisée, même en régime prolétarien. »
Dans sa publication en volume, en juin, le Second
Manifeste est accompagné d’un prière d’insérer qui affirme que
« Breton fait, dans ce livre, la somme des droits et des devoirs de
l’esprit », au-dessus des signatures, qui délimitent le groupe à la
date : Maxime Alexandre, Aragon, Bunuel, Char, Crevel, Dali, introduit par Miró dans le surréalisme dès son
arrivée à Paris en mars de l’année précédente, Éluard, Ernst, Malkine, Péret, Sadoul, Tanguy,
Thirion, Unik.
Les autres, sur une idée de Desnos, ont retourné le vieux cadavre
d’Anatole France contre Breton avec, en ouverture du tract, un photo-montage
qui le représente les yeux fermés, une larme de sang au coin des paupières, le
front ceint d’une couronne d’épines : n’a-t-il pas 33 ans ? On
retrouve dans les signataires Georges Bataille et ses collaborateurs de Documents
issus du groupe de la rue Blomet, Ribemont-Dessaigne
le dadaïste, Morise, Prévert et Queneau.
Sylvia Bataille venue demander une
dédicace à Breton, tombe au Cyrano sur Prévert qui n’est plus surréaliste, ils
en repartent ensemble, discutent toute la nuit en marchant, désormais, elle
sera de sa bande.
Dans le premier numéro du Surréalisme ASDLR (au service de la Révolution), le
nouveau titre de la revue, en juillet 1930, paraît L’âne pourri, un texte de Dali consacré à la paranoïa, que
lit Jacques Lacan, un homme qui à vingt ans avait rencontré Breton et
Soupault chez Adrienne Monnier,
avait écouté passionnément la lecture de l’Ulysse
de Joyce chez Sylvia Beach, et avait lu les textes surréalistes.
Trotskisme et freudisme insolubles.
Lacan demande un rendez-vous à Dali, qui le reçoit dans sa
chambre d’hôtel, un morceau de sparadrap collé sur le bout de nez, ce dont
Lacan fait mine de ne pas s’apercevoir. Le même numéro rend hommage à
Maïakovski, qui s’est suicidé le 14 avril, éreinte le dernier recueil de
Desnos, et le dernier ouvrage d’Emmanuel Berl, ce qui n’est peut-être pas sans
rapport avec des conflits personnels.
Au service de la Révolution, le surréalisme perd les deux
tiers des lecteurs de sa précédente formule en tombant à 350 exemplaires.
Aragon part en URSS avec Elsa, qui doit y voir sa sœur
éprouvée par le suicide de Maïakovski. Le voyage a été retardé par des soucis
d’argent, Sadoul, sous le coup d’une condamnation à trois mois de prison, veut
en profiter pour se mettre à l’abri, et Thirion propose, maintenant que l’on
sait qu’à Kharkov se tiendra, du 6 au 11 novembre, la Seconde Conférence
internationale des écrivains révolutionnaires, de constituer une délégation. Et
quitte à partir au pays des Soviets, autant régulariser d’abord des adhésions
au parti restées jusque-là bien formelles.
Avant qu’ils n’en reviennent, maintenant qu’ils sont dûment
encartés, on leur demande de signer, le 1er décembre, une
condamnation du trotskysme, du freudisme idéaliste, et du Second Manifeste
en ce qu’il « contrarie le matérialisme dialectique » ; et ils
le font.
Dans le n°3 du Surréalisme ASDLR, Aragon publie une
longue lettre dans laquelle il tente de se justifier. Et voilà que Littérature
de la Révolution mondiale publie de lui un poème militant, Front Rouge, qui lui vaut, le 16
janvier 1932, d’être inculpé d’incitation de militaires à la désobéissance et
de provocation au meurtre dans un but de propagande anarchiste. Bien qu’hostile
à la poésie de circonstance, Breton le soutient par un tract et une pétition,
c’est l’Affaire Aragon.
La parution du n°4 du Surréalisme ASDLR vient
envenimer des rapports qui semblaient devoir s’arranger. La revue publie un
texte de Dali, Rêverie, conte
érotique dont l’héroïne est une fillette de onze ans qui n’en sort pas tout à
fait indemne. Les communistes : Aragon, Sadoul, Unik, Maxime Alexandre,
sont aussitôt convoqués par leur parti, en les personnes de Léon Moussinac et Jean Fréville, pour s’entendre accuser de freudisme, de
pornographie... et sommer « de ne plus puiser dans le domaine ou ces
collisions [de la vie humaine] se montrent de beaucoup les plus riches, je veux
dire le domaine sexuel », rapporte Breton qu’ils en informent et qui
espère que « ce sera, un jour, l’honneur des surréalistes d’avoir enfreint
une interdiction de cet ordre, d’esprit si remarquablement
petit-bourgeois. »
Seulement Breton le rapporte dans une brochure qu’il
consacre à l’affaire : Misère de
la poésie. Aragon lui avait précisé que des propos internes au parti ne
pouvaient être rendus publics. A leur parution, Aragon rompt avec Breton.
L’éloignement se concrétise par un nouveau départ pour l’URSS ; il y
restera un an.
Le docteur Jacques Lacan.
Le même Léon Moussinac, dans le même temps qu’il condamne
Aragon et les autres déviationnistes, recommande à un groupe d’agit-prop en mal
de textes, le futur groupe Octobre, Jacques Prévert comme fournisseur agréé.
Si les objets fétiches des communistes sont les ciseaux et
le stylo à raturer, celui des surréalistes est maintenant « Tasse,
sous-tasse et cuillère recouvertes de fourrure », dit « déjeuner en fourrure », que crée Meret Oppenheim qui leur a été
présentée par Giacometti. Le 2
décembre, l’Affaire est dans le sac,
le premier film des frères Prévert, est donné au Hollywood, le cinéma situé au
rez-de-chaussée de l’immeuble où habite Breton.
La thèse de Jacques Lacan, De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité,
est chroniquée à la fois par René Crevel dans le numéro de mai 1933 du Surréalisme
ASDLR, par Dali, en juin, dans le premier numéro du Minotaure : « C’est à elle que nous devons de nous
faire, pour la première fois, une idée homogène et totale du phénomène hors des
misères mécanistes où s’embourbe la psychiatrie courante » ; enfin
par Jean Bernier dans cette Critique sociale qu’ont fondée Boris Souvarine et Colette Peignot avec des anciens du PCF, et dont se sont rapprochés
Queneau, Jacques Baron, Michel
Leiris. Elle ne l’est nulle part ailleurs.
Les surréalistes étaient-ils à sa soutenance, à la fac de
médecine, en novembre ? L’avaient-ils reçue, publiée par Le François
d’après le manuscrit qu’avait tapé dans son grenier de la rue Garancière Olesia Sienkiewicz, la deuxième femme
de son grand ami Pierre Drieu La Rochelle, devenue sa maîtresse ? Ils
avaient pu constater, comme le note Élisabeth
Roudinesco, qu’elle « ne mentionnait aucun des grands textes
surréalistes qui l’avaient inspirée et passait sous silence les noms de Dali,
[dont la rencontre avait été décisive] de Breton et d’Éluard », alors que,
dès l’année précédente, son étude consacrée à la schizophrénie « prenait
en compte les expériences de l’Immaculée
Conception » que ces deux derniers avaient co-signée.
Pourtant, c’est encore à la table de Breton, au Cyrano, que
Lacan est vu par Georges Bernier, un
étudiant en philosophie intéressé par les avant-gardes, qui sera son premier et
seul analysant de longue durée, d’abord dans le meublé « laid et
sombre », au rez-de-chaussée d’un immeuble de la rue de la Pompe, que
Lacan n’occupait guère quand il était interne à Saint-Anne, puis boulevard
Malesherbes.
Mais c’est avec des dissidents, Queneau, Bataille, que
Lacan assiste au séminaire d’Alexandre
Kojève à l’École pratique des hautes études. Là, c’est Queneau qui note
l’interprétation donnée de la Phénoménologie de l’esprit et qui en
permettra la transcription. On ne voit Breton que rarement aux discussions de
terrasse qui prolongent le séminaire, place de la Sorbonne, où se retrouvent Merleau-Ponty, Pierre Klossowski, Alexandre
Koyré.
L’Ondine et les commissaires.
Avec
l’Ondine, Jacqueline Lamba,
rencontrée dans un café de la place Blanche, Breton marche au hasard toute la
nuit du 29 mai 1934 au long d’un axe nord-sud, de Montmartre au Quartier Latin,
mettant ses pas dans les étapes du poème automatique Tournesol, qui publié en
1923, s’avère rétrospectivement prémonitoire. Le 14 août, il l’épouse ; il
a deux témoins : Éluard et Giacometti.
Éluard
épouse Nusch, Rose Maklès se marie
avec André Masson. Avec La Nuit du
Tournesol, qui paraît dans le numéro 7 du Minotaure, en juin 35,
illustrée par Brassaï, Breton
reviendra sur le « hasard objectif » de sa rencontre avec Jacqueline,
écrite onze ans plus tôt.
Leiris
a retrouvé, le 29 juin 34, le chemin du divan d’Adrien Borel qui, en sa qualité
de président de la SPP, inaugurait quelque mois plus tôt, au 137 boulevard
Saint-Germain, l’Institut de psychanalyse fondé grâce à Marie Bonaparte.
Crevel, exclu du parti pour avoir signé Paillasse !, le tract
dénonçant les palinodies d’Aragon, a tout fait pour y être réintégré mais de
nouveau il soutient avec ses amis un manifeste contre l’exclusion de Trotski du
territoire français.
Un an plus tard, il se donne entièrement à la préparation,
par une organisation satellite du parti, du Congrès international des écrivains
pour la défense de la culture, quand Breton gifle Ehrenbourg, croisé par
hasard, qui venait de traiter les surréalistes de pédérastes et de fainéants.
Naturellement, on ne veut plus entendre parler, pour le congrès, ni de Breton
ni des surréalistes. Crevel rame à contre-courant jusqu’à ce qu’il se suicide,
le 18 juin 1935.
Le samedi suivant, Bertolt
Brecht, Alexis Tolstoï, dont les
symbolistes avaient apprécié les vers, Boris
Pasternak et de nombreux Soviétiques quittent le Palace-Hôtel, au coin du
boulevard Saint-Germain et de la rue du Four, pour la Mutualité et la séance
solennelle d’ouverture. Les surréalistes attendent, jusqu’au lundi, qu’on leur
permette d’y prendre la parole. Encore n’est-ce qu’à minuit passé qu’Éluard
peut commencer de lire un texte de Breton appelant les intellectuels à prendre
garde que le récent pacte Laval-Staline ne favorise pas le retour à l’idée de
patrie et ne soit pas dirigé contre le peuple allemand. Déjà un organisateur
annonce qu’il faut rendre la salle et la suite se perd dans le brouhaha de la
sortie.
En réaction au 14 juillet du vélodrome Buffalo, où se prête
le serment du Front populaire, les surréalistes cherchent une nouvelle forme
d'action commune et se rapprochent du groupe de La Critique sociale jusqu’à fonder un nouveau mouvement
Contre-Attaque, qui se réunit chez Lacan, boulevard Malesherbes. Le 7 octobre
1935, une résolution explique que, face aux idées revivifiées de patrie et de
nation, une nouvelle violence est à diriger contre les démocraties, et une
intraitable dictature du peuple armé nécessaire. Le programme de Contre-attaque
est publié le mois suivant dans Position
politique du surréalisme.
L’indépendance de l’art.
Breton participe à la défense de Victor Serge, retenu en URSS contre sa volonté, avec le psychiatre Gaston Ferdière, celui qui essayera sur
Artaud, à l’hôpital de Rodez, entre 1943 et 1945, le traitement nouveau que
constitue alors l’électrochoc, et qu’on retrouvera en 1972 dans un Comité des
psychiatres français contre l’utilisation de la psychiatrie à des fins
politiques.
Le groupe Contre-Attaque, qui vient de donner une
conférence dans les deux cents mètres carrés du grenier que Jean-Louis Barrault loue au 7 rue des
Grands-Augustins, se dissout en mars 1936.
Le 2 février 1937 paraît L'Amour fou qui, avec dix-huit planches photographiques de
Brassaï, Man Ray, Dora Maar, Cartier-Bresson, retisse les temps du Chien qui fume, des « petites
rues du quartier des halles… » et de l’Ondine en train d’écrire à celui
qu’elle ne connaît pas encore, dans le café des Oiseaux, au bas de la rue
Lepic.
Breton dirige rue de Seine une galerie surréaliste, à
l'enseigne freudienne de Gradiva,
et Queneau entreprend une analyse avec Mme Lowtzky, à Passy :
« Enfin me voilà donc couché / sur un divan près de Passy. / Je raconte
tout ce qu’il me plaît : / je suis dans le psychanalysis. / Naturellement
je commence / par des histoires assez récentes / que je crois assez importantes
/ par exemple que je viens de me fâcher avec mon ami... » Ne cherchez pas,
il s’appelle Untel dans Chêne et
Chien qui paraît cette année-là.
L'Exposition internationale du Surréalisme, montée avec la
collaboration scénographique de Marcel
Duchamp et l'aide de Georges Hugnet,
ouvre à la galerie des Beaux-Arts du 140 rue du Faubourg Saint-Honoré, le 17
janvier 1938, et le déjeuner en fourrure de Meret Oppenheim en est le
clou. En guise de catalogue, Breton et Éluard ont publié un Dictionnaire abrégé du surréalisme.
Trois mois plus tard, Breton et Jacqueline arrivent à
Veracruz où ils sont accueillis par le peintre Diego Rivera, qui les héberge dans sa maison de San Angel. Avec
Trotski s'élabore un manifeste invitant à la création d'une Fédération
internationale de l'art révolutionnaire indépendant (la F.I.A.R.I.) que Breton
et Diego Rivera signent seuls le 25 juillet. Pour un art révolutionnaire indépendant indique que
« si, pour le développement des forces productives matérielles, la
révolution est tenue d’ériger un régime socialiste de plan centralisé,
pour la création intellectuelle elle doit dès le début même établir et assurer
un régime anarchiste de liberté individuelle. Aucune autorité, aucune
contrainte, pas la moindre trace de commandement !
Ce que nous voulons : l’indépendance de l’art – pour
la révolution ; la révolution – pour la libération définitive de
l’art. »
Ils s’ennuyaient beaucoup.
A leur retour à Paris, à l’automne, Breton veut persuader Éluard
de se retirer de la revue Commune
que dirige Aragon, et leur rupture devient définitive. Il étaient trois nés
« de la conjonction d’Uranus avec Saturne, qui eut lieu de 1896 à 1898, et
n’arrive que tous les quarante-cinq ans, comme Breton l’écrivait dans le Second
manifeste, cette conjonction qui caractérise le ciel de naissance d’Aragon,
celui d’Éluard et le mien ».
En
novembre, au Flore, Lacan croise par hasard Sylvia Bataille. Ce jour-là, c’est
le coup de foudre, alors qu’il l’a déjà courtisée, sans succès deux ans plus
tôt ; ils ne se quittent plus.
La
bande à Prévert fréquente le Flore depuis que Raymond Queneau, premier lauréat
du prix des Deux-Magots, l’a emmenée par esprit de contradiction, arroser son
prix chez le concurrent.
Simone de Beauvoir
décrit cette terrasse, au printemps de 1939, devenue le rendez-vous des gens de
cinéma : les frères Prévert, Grémillon,
Aurenche, les anciens membres du
groupe Octobre, de très jolies filles : « La plus éclatante, c’était Sonia Mossé ». « Parfois
Jacqueline Breton faisait une apparition ».
Sartre et elle ont aimé L’affaire est dans le sac, Drôle de drame et le récent Quai des brumes, tous deux de Marcel Carné : « le dialogue
de Prévert, les images de Carné, le brumeux désespoir qui enveloppait le film
nous avait émus : là aussi, nous étions d’accord avec notre époque qui vit
en Quai des brumes le chef-d’œuvre du cinéma français. Cependant les
jeunes oisifs du Flore nous inspiraient une sympathie nuancée
d’impatience ; leur anticonformisme leur servait surtout à justifier leur
inertie ; ils s’ennuyaient beaucoup. (...) Ils passaient leurs journées à
exhaler leur dégoût en petites phrases blasées entrecoupées de bâillements. Ils
n’en avaient jamais fini de déplorer la connerie humaine. »
Dans sa garnison champêtre des confins frontaliers, Sartre
en a pourtant la nostalgie, quand il écrit à Simone de Beauvoir, le 20 mai
1940 : « Je ne serais pas à la campagne, si c’était la paix. Je
serais à la terrasse du Flore, avec vous autres, je mangerais des œufs
brouillés sur toasts et nous tendrions l’oreille pour surprendre les propos de
Sonia, de Prévert et d’Agnès Capri. »
Le 25 octobre 1942, dans Paris occupé, Michel Leiris
rencontre Sartre et ils discutent de leurs livres respectifs, la
Nausée et l’Age d’homme.
Quatre mois plus tard, il note dans son Journal : « Rêve de
cette nuit : je me rends dans un lieu qui participe plus ou moins de l’ancien
45, rue Blomet (où Masson et Miro avaient autrefois leurs ateliers) et de la
rue du Château (où habitaient Prévert, Tanguy et Duhamel) ; il y a une ou
plusieurs cours, avec de nombreux ateliers de rez-de-chaussée. Je dois
retrouver là toutes sortes de personnes réunies pour un cocktail ou réunion
dansante plus ou moins « zazou » : gens de l’entourage de
Prévert {d’où j’ai appris, effectivement, il y a quelques jours, qu’il se
trouve en ce moment à Paris}, Lili Masson... »
Les poètes à la vue immense.
En juillet 1943, on n’a pas cessé d’être, ou bien l’on est
revenu à la terrasse du Flore. Là, Sartre, Simone de Beauvoir, Raymond Queneau,
Maurice Merleau-Ponty, Albert Camus
discutent d’un projet de revue pour l’après-guerre. Il est sûr que la NRF,
que Drieu La Rochelle a fait basculer du côté de la collaboration, ne survivra
pas à une défaite des Allemands, qui ne fait plus de doute depuis leur
capitulation à Stalingrad. La conversation se poursuit souvent chez Michel et
Zette Leiris.
Leiris a lu l’Invitée :
« Ce livre est peut-être une peinture du « style de vie » propre
à certains intellectuels français de ma génération ». L’Honneur des poètes est le fait des éditions de
Minuit : vingt-deux poèmes anonymes qu’Éluard a écrits ou recueillis
auprès d’Aragon, de Desnos, de quelques autres. Il en a rédigé la préface dans
l’appartement qu’il occupe avec Nusch depuis la fin de 1940, au 3ème étage
droite du 35 rue de La Chapelle, (devenue rue Max-Dormoy), devant des murs
pleins de sous-verres protégeant des croquis de l’un ou de l’autre faits par Valentine Hugo, par Picasso : « Whitman animé par son
peuple, Hugo appelant aux armes, Rimbaud aspiré par la Commune, Maïakovski
exalté, exaltant, c’est vers l’action que les poètes à la vue immense, sont, un
jour ou l’autre, entraînés. »
De Prévert, remonté à Paris comme l’a su Leiris, on vient
de voir Lumière d’été,
réalisé par Jean Grémillon, tandis
que Carné s’apprête à tourner, aux studios de la Victorine, la première époque
des Enfants du Paradis.
La production, arrêtée par la capitulation de l’Italie, est
reprise par Pathé et, le 15 mars 1944, on tourne à nouveau, cette fois dans les
studios de la rue Francœur, où l’on croise Sartre qui a été engagé par un tout
nouveau « département des scénarios » chargé de fournir à l’écran des
œuvres originales. Quoi de plus naturel alors que de retrouver Sartre à la
terrasse des cinéastes, celle du Flore, que Prévert rejoint en quelques minutes
depuis l’hôtel de Nice qu’il habite, rue des Beaux-Arts.
De nouvelles figures garnissent les tables, Michelle Vian et celle qui a été
figurante dans Les Visiteurs du Soir
comme dans Adieu Léonard sous
le nom de Simone Signoret, et
qui revient de la campagne où son compagnon, Yves Allégret, s’est caché pour échapper au STO, avec Serge Reggiani, Danièle Delorme et Daniel
Gélin.
Les combats de la libération de Paris voient Leiris et
Sartre, qui se sont engagés au Comité du Théâtre du Front National et ont pour
mission, de ce fait, d’occuper la Comédie française, se hâter, être les
spectateurs de l’histoire, ou mettre à l’abri leurs proches entre le 53 bis
quai des Grands-Augustins, domicile des Leiris, les différents hôtels dont
Sartre, le Castor et Jacques Bost
sont des habitués : La Louisiane, 60 rue de Seine, le Welcome, à l’angle
de la même rue et du boulevard Saint-Germain, le Chaplain, du 11 bis de la voie
éponyme, et les appartements des Salacrou,
rue de Montpensier, d’où l’on a une belle vue sur les jardins du Palais-Royal,
et le 1 bis de l’avenue Foch.
L’existentialisme est un humanisme.
Quand Francis
Lemarque, ancien d’un groupe Mars, frère d’Octobre, arrive au Flore, en
avril 45, en descendant la rue de Rennes avec des béquilles depuis l’hôpital
Léopold Bellan, des galons de lieutenant et une croix de guerre gagnée pendant
la campagne d’Allemagne, il est accueilli comme un... déserteur du camp
antimilitariste. Il aurait tout intérêt à payer à boire à tout le monde s’il
veut faire taire les quolibets, comme le lui conseille le peintre Oscar Dominguez, surréaliste depuis
plus de dix ans, avant de le remercier du verre par un croquis sur son plâtre.
Ceux qu’il s’agit d’abreuver ce jour-là sont des anciens d’Octobre, Prévert,
Queneau, et le jeune Boris Vian que La Rue, le vieux titre de Jules
Vallès recréé par Léo Sauvage, a
réunis.
En août, Jean-Louis Barrault part à la recherche de Desnos
et apprend les circonstances de sa mort, à la libération des camps :
« Il avait contracté le typhus. Il agonisait. Deux étudiants tchèques
apportaient les derniers soins à ces moribonds. Ils étaient férus de
surréalisme, ils avaient lu Nadja de Breton. Dans le livre, il y a une
page de photos où les surréalistes se sont fait représenter imaginant leur
masque de mort. Parmi ces masques, on peut voir celui de Desnos. Voyant Desnos
mourant sur son lit, les étudiants se rappellent cette photo et vérifient dans Nadja.
« C’est bien lui ! » Ils retournent à son chevet, se penchent à
son oreille et prononcent son nom. Desnos se ranime et murmure :
« Mon matin le plus matinal. » Ils firent tout pour le sauver : rien
n’y fit. »
Début novembre, après la générale des Bouches inutiles, de Simone de Beauvoir, la fête est
manquée. Aux Temps modernes,
Leiris, en charge de la poésie, voit refuser la couverture proposée par
Picasso, refuser une pièce de Tzara,
et il n’est presque jamais d’accord avec Sartre et le Castor.
Sartre vient de donner sa conférence fameuse, qui sera
publiée sous le titre l’Existentialisme
est un humanisme, et Leiris note dans son journal, le 4 février
1946 : « Au temps du surréalisme j’ai fait, à point nommé, des rêves
d’allure « surréaliste » ; puis, au cours de ma psychanalyse, un
certain nombre de rêves typiquement « psychanalytiques ». Il
semblerait aujourd’hui que mes rêves – au demeurant beaucoup plus rares et bien
moins transposés – tendent à prendre [une] couleur
« existentialiste ». »
Un an plus tard, Nico
Papatakis, que Prévert a connu valet de ferme-hôtel, pendant la guerre, du
côté de Tourette-sur-Loup, transforme un petit bistrot de la rue de la Harpe en
cabaret, et sa cuisine en loge : cela s’appelle La Rose rouge et les
« entraîneuses » en sont des intellos qui ont noms Anne-Marie Cazalis, Annabelle qui sera Buffet, et Gréco, la
benjamine, qui a tout juste 20 ans.
Francis Lemarque vient y chanter, Michel de Ré, directeur d’une troupe qui compte parmi ses membres
Juliette Gréco et Roger Vadim, y met
en scène un sketch de Prévert, En
famille.
Les nuits de Saint-Germain-des-Prés.
Gréco
a déniché dans une imprimerie de la rue Dauphine un bar ouvert à peu près toute
la nuit. Devenus des familiers du lieu, Roger Vadim, Roger Pierre, Jean-Marc
Thibault et les filles de la Rose rouge ont demandé au patron la permission
d’en débarrasser la cave, puis aux copains de s’inscrire et c’est devenu un
club, le Tabou. Les chemises à carreaux, les jeans, les baskets étaient arrivés
avec les Américains, c’est désormais la tenue des « rats de cave »
pour danser le be-bop, ici ou au Lorientais de la rue des Carmes où Luter joue
son jazz Nouvelle-Orléans.
Albert Camus, qui adore danser, est au Tabou tous les
soirs, avec Jean Genet, les trois
frères Vian, des musiciens américains de passage, Alexandre Astruc, Queneau... Entre les caves, la cour du Dragon,
démolie dans les années trente, est un authentique terrain vague aux
broussailles poussant sur les ruines restées en l’état.
L’existentialisme est dans les étages, dans la salle du
premier, au Flore, où Sartre écrit le plus souvent, ou au quatrième de
l’immeuble d’angle de la rue Bonaparte et de la place Saint-Germain-des-Prés,
son appartement. Seule sa parodie est au sous-sol : Le Cercle vicieux, qu’a écrit Roger Pierre et qu’il
interprète au Tabou avec Annabel, Jean-Marc Thibault, Frédéric O’Brady, figure du théâtre ouvrier des années 30, qui a
été l’instructeur de Francis Lemarque, Boris Vian et d’autres, tous empêtrés
dans des béquilles qui les rendent malhabiles à attraper les mouches sans se
cogner dans le mur.
« Sartre est seulement venu regarder ici à quoi
ressemblait la faune qu’il avait inventée », comme le dit Michel de Ré, ou
plutôt que la presse lui avait fait parrainer en baptisant
« existentialistes » ceux qu’on croyait jusque-là
« zazous » ou « rats de cave ».
Et la diffusion est immédiate, Une nuit à Saint-Germain-des-Prés, le spectacle de Guillaume Hanoteaux, est en tournée
dans le Midi tout l’été 1949 : Daniel Gélin y campe une sorte de Boris
Vian, Alice Sapritch une intello
façon Simone de Beauvoir, et il y a encore Pierre
Tchernia, l’orchestre de Claude
Luter, Moustache à la batterie
et des boppers acrobatiques devenus quasiment une troupe professionnelle.
Au cinéma, c’est Rendez-vous
de juillet, de Jacques Becker, avec Daniel Gélin, Brigitte Auber, Nicole
Courcel, Maurice Ronet, et
Claude Luter, le Lorientais ayant été reconstitué dans les studios de la rue
Francœur ; puis La rose rouge,
un film de Marcel Pagliero.
Pourtant, c’est sur la rive droite, au Bœuf sur le toit
maintenant rue de Ponthieu que Juliette Gréco fait ses débuts professionnels,
avec trois chansons seulement à son répertoire : de Queneau, « Si tu
t’imagines fillette, fillette / Kça va kça va kça / Kça va kça va
kça... », Dans la rue des
Blancs-Manteaux, de Jean-Paul Sartre, où l’« On avait mis des
tréteaux / Avec un bel échafaud... », enfin La Fourmi de Robert Desnos, « Une fourmi de 18 mètres /
Avec un chapeau sur la tête, ça n’existe pas (bis) ». Joseph Kosma avait fait la musique de toutes.