Ford
France puis Simca Poissy : la collaboration sous toutes ses formes
Le roman le Complot contre l’Amérique, de Philip Roth, ainsi que nombre d’essais récents ont rappelé le
philonazisme du magnat de l’automobile Henry
Ford. C’est par sa filiale française, Ford France, et en l’occurrence grâce
à l’usine de Poissy, construite à partir du second semestre de 1938 et devenue
opérationnelle en zone occupée en 1940, que le patron de la firme de Detroit a
matérialisé ses sentiments en une collaboration en bonne et due forme à
l’effort de guerre allemand. Onze lettres échangées entre Edsel Ford, le fils d’Henry, et Maurice Dollfus, président de Ford
SAF (Société anonyme française), qui s’échelonnent de janvier à octobre 1942,
postérieurement donc à Pearl Harbour et à l’état de belligérance entre les
États-Unis et l’Allemagne nazie, sont pleines de félicitations réciproques sur
les bonnes affaires réalisées avec la Wehrmacht, qui nécessitent la
construction de trois nouveaux grands bâtiments à Poissy. Comme l’écrit le
Français à l’Américain : « L’attitude de stricte neutralité que vous
avez adoptée, votre père et vous, a été un atout incalculable pour la
prospérité de vos entreprises en Europe. »
Henry et Edsel Ford. Gallica |
Le 2 septembre 1944, Maurice
Dollfus est arrêté pour collaboration et transféré à Drancy. Il est très vite
libéré – est-il possible de s’en prendre au chargé d’affaires d’un allié
? –, et Ford SAF, de la même façon qu’elle honorait la veille les
commandes de l’armée nazie, répare maintenant le matériel de guerre des troupes
américaines. Il en recevra même, en octobre 1945, une éminente distinction
octroyée aux sociétés dont la production a participé à la victoire des Alliés.
Pour cause de tripartisme, de
présence du PCF au gouvernement, et de bataille de la production, les résistants
de la CGT travaillent à Poissy main dans la main avec un président qui
déclarait avoir été le premier Français à se rendre à Berlin après l’armistice
de 1940 ! Quand Maurice Dollfus rapporte des États-Unis le projet de la
voiture « Vedette », et celui du moteur Diesel de camion
« Hercules », on voit les délégués CGT de Poissy intervenir auprès de
la Fédération des métaux pour récupérer les machines nécessaires ; on les
voit encore rencontrer leurs homologues de chez Chausson, à Gennevilliers, parce
que les carrosseries destinées à Ford SAF ne s’y font ni assez vite ni assez
bien ; et de surcroît s’employer à obtenir auprès des autorités chargées
de la répartition des contingents d’acier supplémentaires.
En échange, quand, après le
tournant anti-atlantiste de novembre 1947, le leader CGT du C.E. se voit
contesté dans le syndicat par les nouveaux convertis à la radicalité, le
président Dollfus le conforte dans sa position en lui accordant l’augmentation
d’une prime de rendement depuis longtemps attendue.
La maison mère américaine que ces
pratiques ne satisfont plus, et pas davantage le coût de cette politique
sociale, fait succéder à Dollfus un autre collaborateur notoire, neveu par
alliance de Louis Renault et
ministre de Vichy : François
Lehideux. Celui-ci entreprend aussitôt, dès janvier 1950, de diviser
par deux le budget du C.E. pour le ramener au minimum légal. Peu après, la fin
du blocage national des salaires amène une grève de la métallurgie qui arrive à
Poissy. L’usine, occupée par les grévistes, se transforme pendant quatre
semaines en camp retranché. La CGT coupe les routes pour empêcher les jaunes
d’arriver ; les cars de ramassage ne s’y aventurent plus. « Les
dirigeants roulaient portes fermées pour ne pas se faire éjecter de leur
voiture aux abords de l’usine ; ils travaillaient la porte de bureau
verrouillée pour ne pas se retrouver à la rue », raconte un ancien à
Jean-Louis Loubet et Nicolas Hatzfeld[1].
L’usine est barricadée pour
empêcher les C.R.S. d’y pénétrer. « Mais ils sont quand même entrés,
explique un autre. Les ouvriers les attendaient avec des bruts de fonderie, à
la porte de l’usine. Les C.R.S. sont arrivés de l’autre côté du site, par la
Seine avec des bateaux. Là, ils ont cassé les glaces du hall à coups de crosse,
ils ont pris les grévistes à revers. Puis ils ont ramassé tout le monde et
relevé les noms. Presque tous ont été virés. La direction a alors installé des
tourniquets pour contrôler les entrées. C’était une drôle d’époque. »
En 1952, Ford Detroit reprend la
main, pour céder bientôt Poissy à Henri
Théodore Pigozzi, patron idéologue, auteur de la Doctrine Simca, qui dans son usine de Nanterre a imposé son
syndicat maison, les Autonomes. La méthode Simca appliquée à Poissy, aidée par
la crise de Suez qui entraîne une mévente de ces grosses cylindrées que sont
les Vedettes, et qui permet ainsi le licenciement de plus du tiers du
personnel, CGT en tête, vient à bout du syndicat : aux élections de
délégués du personnel, la CGT passe d’environ 60 % des voix en 1955 à
6 % en 1958 ; dans le même temps, Autonomes et Indépendants passent
de moins de 27 % à 87 %.
PSA-Talbot-Poissy, grève de 1984, atelier B3. Eyeda/Keystone-Fr |
Tout comme les
« hommes-secteurs » créés par Édouard
Michelin vers 1930, et implantés chez Citroën par Pierre Michelin à partir de 1935 sous le nom d’« agents de
secteur », ou comme les « techniciens sociaux » introduits dans
les ateliers de Peugeot en juillet 1936 à l’initiative du directeur technique
et des fabrications Ernest Mattern,
Simca a des « conseillers d’ateliers », choisis par la direction,
souvent des fidèles passés par l’école d’apprentissage, faisant fonction
d’intermédiaires entre le personnel ouvrier et l’encadrement, court-circuitant
ainsi les délégués syndicaux.
D’un côté donc, les
« conseillers d’atelier » se substituent aux délégués, quant à ce qui
porte le nom de syndicat – la CFT en l’occurrence, dernier avatar des
Indépendants –, il se fond dans la direction du personnel au sein de
laquelle quelques-uns de ses hommes ont des responsabilités.
Chrysler, qui rachète
progressivement Simca, pérennise le système, qu’il transmet intact, en 1978, au
groupe PSA-Peugeot Citroën, pour lequel la méthode, on l’a vu, n’est d’ailleurs
pas d’une totale nouveauté.
15 novembre 1974. Cliché CFDT |
Paris-Brune, c’est, sortis de
terre au printemps 1962, huit étages au bord des boulevards extérieurs, pour y
trier le courrier de la banlieue parisienne, puis le courrier d’entreprise, le
fameux Cedex, mis en place ici en 1966, six ans avant son extension au reste de
la France. Répartis en quatre roulements, nuit et jour et sept jours sur sept,
ils sont plus de 1 000 postiers sur 10 000 m2 de salles de travail, presque
tous de moins de trente ans, et pour la plupart exilés de leur province : dans
le sud, les postes sont attribués en priorité aux rapatriés, tandis que
l’automatisation des centraux téléphoniques contraint à reclasser partout sur
place nombre de demoiselles du téléphone. La CGT annonce 500 adhérents au
centre de tri et, après 68, tout ce que Paris connaît de groupuscules s’y est
implanté, sans compter que le restaurant d’entreprise du 123 boulevard Brune,
géré par les syndicats, est devenu la cantine gauchiste des militants
étudiants.
Il y a aussi à Paris-Brune
l’équivalent d’une cellule d’entreprise du PS, Georges Sarre, militant FO du centre de tri, étant le fondateur de
l’Association des postiers socialistes destinée à implanter le parti sur les
lieux de travail. Comme il est également cofondateur du CERES (Centre d’études,
de recherches et d’éducation socialiste, l’aile gauche de la SFIO, qui a donné
la majorité à François Mitterrand au congrès d’Épinay en 1971), c’est devant
Paris-Brune que la télévision envoie ses caméras à chaque décision ou congrès
de ce courant.
En 1974, Paris-Brune, fer de
lance des six bureaux-gares parisiens, est en grève du 22 octobre au 2 décembre
pour l’augmentation uniforme des salaires, la titularisation de tous les
auxiliaires, le refus du démantèlement des PTT.
« Ce qu’il y a de bien, dans
le tri, c’est quand ça s’arrête, confie à sa sœur, Max Morel, personnage du Paris-Brune, de Maxime Vivas, (Le Temps
des cerises - VO Éditions, 1997). Et la
grève arrête le tri. Elle nous rend une
fierté perdue : le fonctionnaire devient citoyen. Il n’est plus tenu d’obéir
aux claquements de doigts, il devient incontrôlable, on envoie des flics pour
le surveiller, il se sent fort. Tant que la grève durera, on évitera de lui
parler avec morgue, on n’essaiera pas d’imposer, on négociera. La grève est le
seul vrai bonheur que j’aurai connu ici jusqu’à ce jour. »
Le 19 avril 1980, dans les 50 000
personnes qui suivent l’enterrement de Jean-Paul
Sartre, Bernard-Henri Lévy a su distinguer les militants du centre de tri :
« Ces vivants. Ces fantômes. Ces insurgés et ces petits-bourgeois mêlés dans un
brouhaha retenu. Ces gauchistes. Cette délégation de mondains masqués par les
drapeaux rouges et noirs des postiers de Paris-Brune. La gerbe de la NRF et
celle de l’Amicale des Algériens de France. Ces paparazzi à l’affût. » (Le Siècle de Sartre.)
À l’automne 1988, lors de la
grève des « camions jaunes » dirigée contre l’ouverture au privé du transport
du courrier, l’appel à la reprise n’est pas suivi dans la région parisienne par
une partie des adhérents de la CFDT-PTT, qui se voient exclus par leur
fédération. La majorité d’entre eux va fonder SUD (Solidaires, Unitaires et
Démocratiques), et début 1989, le groupe des Dix s’élargit en s’ouvrant à
Sud-PTT. La nouvelle fédération postale n’obtient, aux élections
professionnelles qui ont lieu trois mois après sa naissance, de représentativité
que sur la région parisienne mais, la CFDT décidant de soutenir la loi Quilès
de séparation des PTT en deux opérateurs publics distincts, La Poste et France
Télécom, qui ouvre la voie à la privatisation, d’autres syndicats
départementaux de la CFDT-PTT font défection à leur tour et rejoignent Sud-PTT.
Cette même année 1991,
Paris-Brune est détruit : « Une noria de camions emportait les débris, sans
doute vers une fosse commune. Toute une tranche de vie était gommée. “Après
notre jeunesse, dit Linarès, ils nous volent notre mémoire.”