LE PAR(AD)IS DU MONDAIN (I. 1735-1738)


(septième épisode de Paris, la ville rêvée de Voltaire, commencée ici avec la livraison de novembre 2013)

« Le paradis terrestre est où je suis. »
Par ce dernier vers, à l’été de 1736, Voltaire clôt Le Mondain. Vers qui ne signifie pas, bien sûr, que « ma » seule présence transfigure tout lieu en paradis, propos de Roi-Soleil, mais simplement que « j’ai » découvert le paradis terrestre en ce lieu ci où « je » me trouve maintenant. À Cirey, donc, le paradis, comme le prouvait déjà surabondamment le poème des « Il faut… » ? Non, à Paris, au contraire, où il a été permis à Voltaire de revenir, en mars 1735. À cette réserve que Paris est paradis pour le « mondain », rôle auquel il faut d’autant moins cantonner l’auteur qu’un Fermier général, La Popelinière, a été son modèle.
Ce sur quoi ils s’accordent pourtant l’un et l’autre, c’est qu’un des principaux attraits de Paris est à l’Opéra :
« Il faut se rendre à ce palais magique
Où les beaux vers, la danse, la musique,
L’art de tromper les yeux par les couleurs,
L’art plus heureux de séduire les cœurs,
De cent plaisirs font un plaisir unique. »
S’inspirer à la fois de l’opéra et du théâtre anglais, c’est ce à quoi s’est essayé le nouveau triomphe de Voltaire sur la scène de la Comédie-Française, Alzire ou les Américains, « un roman mis en action », comme le définira son épître dédicatoire à Émilie du Châtelet.
Depuis 1718 et Œdipe – et cela durera jusqu’à sa mort, soixante ans plus tard –, Voltaire est quasi à demeure sur la scène du Théâtre-Français, auquel il donnera plus de cinquante pièces, pratiquement une par an, plus que n’en ont écrit Corneille et Racine réunis.
Durant l’un des courts entractes de cette permanence, Diderot a tout de même pu voir, quelques mois avant Alzire, la Gaussin, au côté de Mlle Quinault cadette, interpréter le rôle de Constance dans Le Préjugé à la mode de Nivelle de La Chaussée. Il se trouve que, dans la vie, « cette actrice trompait son mari avec un autre acteur, cet acteur avec le chevalier, et le chevalier avec un troisième, que le chevalier avait surpris entre ses bras ». Les gens du beau monde occupant alors la scène de la Comédie française autant que les acteurs, n’en laissant à ces derniers que le milieu, le chevalier croit y tenir sa vengeance : « Il s’est promis de déconcerter l’infidèle par sa présence et par ses regards méprisants, de la troubler et de l’exposer aux huées du parterre. La pièce commence, sa traîtresse paraît ; elle aperçoit le chevalier, et, sans s’ébranler dans son jeu, elle lui dit en souriant : “Fi ! le vilain boudeur qui se fâche pour rien”.  Le chevalier sourit à son tour. Elle continue : “Vous venez ce soir ?” Il se tait. Elle ajoute : “Finissons cette plate querelle, et faites avancer votre carrosse...”. Et savez-vous dans quelle scène on intercalait celle-ci ? Dans une des plus touchantes de La Chaussée, où cette comédienne sanglotait et nous faisait pleurer à chaudes larmes. Cela vous confond ; et c’est pourtant l’exacte vérité ».
Diderot ne cite cette anecdote à l’interlocuteur fictif de son Paradoxe ni pour décrire les mœurs des actrices ni pour se plaindre de la présence du public sur la scène ; simplement à l’appui d’une démonstration : la qualité du jeu du comédien est construite et ne naît pas de son identification au personnage.
C’est l’époque où le jeune Diderot ne vit que « pour le bonheur », et ne le goûte pleinement que dans les orgies faites chez Landelle, ce traiteur du 4, rue de Buci, qui accueillit en 1730 la première loge maçonnique de Paris et, trois ans plus tard, les dîners bimensuels de la société bachique dite du Caveau, regroupant Alexis Piron, Crébillon fils et le peintre Boucher pour les jeunes gens, au côté du déjà quinquagénaire Jean-Philippe Rameau. « J’y jouissais avec excès de tous les plaisirs que nous y rassemblions, plaisirs des sens et plaisirs de l’esprit, dans des conversations vives, animées, avec deux ou trois de mes amis, au milieu des plus excellents vins et des plus jolies femmes. Je rentrais à nuit chez moi, à moitié ivre, je la passais entière à travailler et jamais je ne me sentais plus de verve et de facilité. »
Rameau par Greuze, Gallica
Mais, à 23 ans, il est bientôt fini pour lui le temps des « orgies » : un sien cousin, le père Ange, carme déchaussé du couvent du Luxembourg, a été chargé de sa surveillance, et quand, à l’hiver de 1736, Diderot abandonne le bureau du procureur Clément de Ris, il se voit couper les vivres par son père, et laissé face au remboursement de ses dettes.
On ne se réunit plus à l’entresol du président Hénault comme on l’a fait durant sept ans, tous les samedis, de cinq heures du soir à huit heures : le cardinal de Fleury, Premier ministre de fait, a conseillé à la société de s’en abstenir. Et Mme de Lambert est morte – « Dame de beaucoup d’esprit, écrira Voltaire, elle a laissé quelques écrits d’une morale utile et d’un style agréable. Son traité De l’Amitié fait voir qu’elle méritait d’avoir des amis ». Seul, sur la rive droite, le salon de Mme de Tencin reçoit encore.
Le dîner auquel, à présent, le marquis d’Argenson est fort assidu, comme Pont de Veyle, autre condisciple du jeune Arouet, comme Voltaire lui-même, le chevalier d’Orléans, Grand Prieur du Temple, Duclos, Crébillon fils, M. de Maurepas, ministre de la Maison du roi depuis l’âge de 17 ans et, de surcroît, celui de la Marine depuis 25, est, au faubourg Saint-Germain, celui de « la société du bout du banc ». Deux fois par semaine, rue d’Anjou-Dauphine, aujourd’hui rue de Nesle, chacun apporte à Mlle Quinault cadette, la soubrette de la Comédie-Française, fille de Jean Quinault qui en était lui-même sociétaire, son tribut, de vers ou de prose. C’est un rendu pour un prêté : c’est elle qui a soufflé à Nivelle de La Chaussée l’idée du Préjugé à la mode ; à Voltaire celle de L’Enfant prodigue.

Travailler pour le roi de Prusse ?


« Les comédiens avaient affiché Britannicus. L’heure de commencer étant venue, un acteur vint annoncer qu’une des actrices nécessaires pour représenter Britannicus venait de tomber malade : ainsi qu’ils ne joueraient point cette pièce ; mais que, pour dédommager les spectateurs, ils donneraient la première représentation d’une comédie nouvelle en cinq actes et en vers. Le public ne fut point la dupe de cette petite ruse. » Pour autant, il ne devina pas qui était l’auteur de cet Enfant prodigue qu’on lui proposait.
Si cette petite supercherie a été nécessaire, c’est que Voltaire est de nouveau menacé. En août, le prince royal de Prusse, Frédéric II, a pu lui écrire : « Monsieur, quoique je n’aie pas la satisfaction de vous connaître personnellement, vous ne m’en êtes pas moins connu par vos ouvrages. (…) Votre Henriade me charme, et triomphe heureusement de la critique peu judicieuse que l’on en a faite. La tragédie de César nous fait voir des caractères soutenus ; les sentiments y sont tous magnifiques et grands ; et l’on sent que Brutus est ou Romain ou Anglais. Alzire ajoute aux grâces de la nouveauté cet heureux contraste des mœurs des sauvages et des Européens. Vous faites voir, par le caractère de Gusman, qu’un christianisme mal entendu, et guidé par le faux zèle, rend plus barbare et plus cruel que le paganisme même. (…) À quoi n’a-t-on pas lieu de s’attendre de l’auteur de tant de chefs-d’œuvre ! Quelles nouvelles merveilles ne vont pas sortir de la plume qui jadis traça si spirituellement et si élégamment le Temple du Goût ! C’est ce qui me fait désirer si ardemment d’avoir tous vos ouvrages. Je vous prie, Monsieur, de me les envoyer, et de me les communiquer sans réserve. Si parmi les manuscrits il y en a quelqu’un que, par une circonspection nécessaire, vous trouviez à propos de cacher aux yeux du public, je vous promets de le conserver dans le sein du secret, et de me contenter d’y applaudir dans mon particulier ».
À Paris, le Mondain a pourtant déplu au pouvoir, pour quelque plaisanterie concernant Adam, ou pour un vers désignant Colbert dans la Défense du Mondain, qui avait suivi de premières critiques ? « Ah ! que Colbert était un esprit sage ! », aurait suffi pour que le cardinal de Fleury y entendît que lui ne l’était pas. « Il est possible que les vers sur Adam fussent le prétexte, et que les vers sur Colbert fussent la cause. »
Après deux mois d’exil en Hollande, Voltaire n’est de retour à Cirey qu’au mois de mars de 1737. Pendant la décennie suivante, le château d’Émilie va être son – leur – cabinet de travail, et Paris son fournisseur. Les lettres de Voltaire à l’abbé Moussinot, futur auteur d’un Mémoire sur la ville souterraine, découverte au bas du mont Vésuve, c’est-à-dire Herculanum, et chargé de dénicher tout ce dont ils ont besoin, dessinent la cartographie complète du commerce parisien. Au chanoine de Saint-Merry, Voltaire assure ainsi que pour les cosmétiques de « Pompon Newton », comme il surnomme Émilie (les pompons désignent alors des colifichets de coiffure), il n’y a que Provost, Au Signe des parfums, rue Saint-Antoine. « Qu’on achète chez lui un énorme pot de pâte, telle qu’il en fournit à Mme la marquise du Châtelet. Mais, au nom de Dieu, qu’on n’aille point ailleurs que chez ce Provost ! »
Une autre fois, ce sera à nouveau « un gros pot de pâte liquide », mais aussi douze paires de gants fins blancs : « Il faut prendre les plus petites mains. Des gants pour vos mains un peu étroits seront assez mon fait ». Et puis reviendra « l’énorme pot de pâte liquide », auquel sera joint « un très petit pot de pommade de concombre ».
Le 20 avril 1737, la commande porte sur « deux petites pinces de toilette pour femme. Il ne faut pas de ces petites pinces du quai de Gesvres, mais de celles qu’on vend rue Saint-Honoré. Elles coûtent, je crois, vingt ou vingt-quatre sous ». Une seule demande, deux mois plus tard, n’est pas assortie d’une adresse : « Je vous prie d’ajouter au paquet vingt livres de poudre fine à poudrer, et dix livres de poudre à poudrer de senteur. Cela fait trente livres, avec une bouteille d’essence de jasmin. Priez madame votre sœur de faire cette emplette ».
Procope par Atget, 1898. Gallica
Il faut enfin satisfaire au confort douillet et à la gourmandise : « Voulez-vous bien m’envoyer un bâton d’ébène, long de deux pieds ou environ, pour servir de manche à une bassinoire d'argent ? Je suis un philosophe très voluptueux ». Ou encore : « Procope doit m’envoyer un paquet de friandises, marrons glacés, cachou, pastilles, à votre adresse [rue de la Lanterne, derrière Saint-Merry]. Je vous supplie de le faire payer ».

L’Enseigne de Gersaint


L’Enseigne de Gersaint, ce panneau publicitaire hâtivement brossé par Watteau peu de temps avant sa mort, à l’automne de 1720, semble inviter à entrer chez un marchand de tableaux. Gersaint vendait pourtant, sur le pont Notre-Dame, bien plus que la seule peinture, du « superflu, chose très nécessaire », selon la définition du Mondain : des objets de laque et des porcelaines de Chine aussi bien que des curiosités naturelles et des instruments scientifiques. On pourrait le comparer à un ensemblier décorateur d’aujourd’hui, avec toutefois une fonction d’assemblage plus importante, en couture comme en orfèvrerie, allant jusqu’à la monte des pendules dans leurs cartels, par exemple.
Esquisse de Watteau pour Gersaint, Cognac-Jay/Roger Viollet
Voltaire n’a pas eu recours à Gersaint durant cette période, et adresse Moussinot parfois chez des ensembliers de ce type, parfois chez chaque artisan séparément : « Voici, mon cher ami, une autre petite négociation. Mme la marquise du Châtelet a commandé un nécessaire à Hébert, Au Roi de Siam, qui a changé, je crois, de logement, et qui demeure rue Saint-Honoré, vis-à-vis l’oratoire. Il faudrait lui donner douze cents livres d’avance, pour l’argenterie qu’il doit employer à cet ouvrage ». Ou, plus tard : « Faites chercher, je vous prie, une montre à secondes chez Leroi, ou chez Lebon, ou chez Tiout, enfin la meilleure montre soit d’or, soit d’argent il n’importe ; le prix n’importe pas davantage ». On l’a vu aussi passer commande d’un « joli secrétaire » qu’il veut offrir à Mlle Quinault.
À Cirey, chaque jour, Pompon abrite Newton derrière un grand tablier noir pour des expériences de physique : Voltaire et la marquise du Châtelet concourent tous deux, et séparément, pour le prix de l’Académie des sciences, sur la nature du feu. Les instructions données à Moussinot se précipitent : « Je vous prie aussi de m’acheter quatre miroirs concaves de trois pouces de diamètre. Il faut prendre garde qu’ils aient tous quatre le même foyer. Cela coûte un écu pièce, et se trouve sur le quai des Morfondus ». Une douzaine de jours plus tard : « Il faudrait m’avoir : 1° Un excellent thermomètre ; un baromètre : les plus longs sont les meilleurs ; 2° Deux terrines qui résistent au feu le plus violent, et qui puissent tenir huit ou dix livres de plomb chacune, ou plus, s’il se peut ; 3° Quatre creusets : cela se vend à la halle où on les trouve ; il n’y a qu’une boutique ; 4° Deux petites retortes [cornues] de verre ».
Moussinot doit, de plus, interroger des savants : « Voici maintenant la grâce que je vous demande : transportez-vous chez votre voisin le sieur Geoffroy, apothicaire de l’Académie des sciences ; liez conversation avec lui au moyen d’une demi-livre de quinquina que vous lui achèterez et que vous m’enverrez. 1° Ayez la bonté de lui demander s’il a fait l’expérience rapportée par Lemery, chapitre V, et s’il a trouvé que vingt livres de plomb calciné pèsent vingt-cinq livres ; 2° S’il a vu les expériences de l’antimoine au verre ardent ; si l’antimoine acquiert du poids en se pénétrant des rayons du soleil, et si aucune matière ne s’y mêle ; 3° S’il a vu, et s’il a fait les expériences du cuivre et de l’étain dans des retortes de verre. Vous êtes un négociateur très habile ; vous saurez aisément ce que M. Geoffroy pense de tout cela, et vous m’en manderez des nouvelles, le tout sans me commettre le moins du monde ».
Il n’en a jamais fini : « Je vous avais demandé des thermomètres et des baromètres : j’insiste encore fortement là-dessus. On en transporte au bout du monde. Vous pourriez consulter sur cela M. Grosse ou M. Nollet, qui demeure quai des Théatins, chez M. le marquis de Locmaria. Ce M. Nollet en vend de très bons ». Il vend ceux qu’il construit, comme fait tout artisan, à l’exception de ces « merciers », « marchands de tout, faiseurs de rien » comme l’est Gersaint. L’abbé Nollet conçoit les siens avec Du Fay et Réaumur ; Voltaire lui commandera, en 1738, un cabinet d’instruments d’une valeur de 10 000 livres, et débauchera l’un de ses aides :
Watteau, détail de l'Enseigne de Gersaint
« Il viendra vous voir un jeune homme nommé M. Cousin [il demeure rue Saint-Denis, vis-à-vis le Grand-Châtelet, chez M. Harny], qui travaille actuellement chez l’abbé Nollet, et qui viendra bientôt à Cirey, où j’espère lui faire un sort agréable. En attendant, je vous prie de lui donner vingt pistoles, et de le bien encourager. Il a une belle main, il dessine, il est machiniste, il étudie les mathématiques, il s’applique aux expériences, il va apprendre à opérer à l’Observatoire. Si d’Arnaud avait de pareils talents, je l’aurais rendu heureux, si même il avait eu le courage de se former à écrire. »
D’Arnaud, c’est Baculard d’Arnaud – Voltaire trouve son nom ridicule, lui a conseillé d’en changer et donne donc l’exemple –, écolier externe au collège d’Harcourt, qui lui a fait parvenir quelques vers, ainsi qu’une tragédie consacrée à la Saint-Barthélemy. Durant cinq ans, Voltaire va envoyer Moussinot « chez M. Delacroix, rue Mouffetard, troisième porte cochère », où il loge, porteur de quelque cadeau en argent, et de la recommandation de lui faire acquérir une belle écriture afin qu’il puisse être placé.