Paris, partie or, partie fange
21 juillet
1738 : « Je vous prie de faire venir chez vous le chevalier de Mouhy, et de lui demander
naturellement ce qu’il faut par an pour les Nouvelles qu’il fournit (…) Le
chevalier de Mouhy demeure rue des Moineaux, butte Saint-Roch. Vous pourriez
lui écrire un mot pour savoir ce qu’il faut par mois, et pourquoi il n’envoie
plus de nouvelles depuis huit jours. (…) S’il veut deux cents livres par an, à
condition d’être mon correspondant littéraire, et d’être infiniment secret,
volontiers. J’aurais mieux aimé mon d’Arnaud ; mais il n’a pas voulu seulement
apprendre à former ses lettres ».
Les deux
candidats s’avèreront, au final, aussi décevants l’un que l’autre. Le chevalier
de Mouhy, envoyé à la Bastille du 12 avril au 9 mai 1741 pour avoir fait
imprimer sans privilège, s’en libérera en devenant indicateur de police. Il
portait un nom presque prédestiné puisqu’on appelait, paraît-il, ces gens
« mouches » ou « mouchards » du fait d’un inquisiteur du
règne de François II nommé Desmochères, originaire du village de Mouchy.
Pour financer
tout ce qu’on lui demande, Moussinot
est encore chargé de vendre des actions, comme de la relance d’innombrables
débiteurs, qui ne sont autres que le prince de Guise, le duc de Richelieu, le
duc de Villars, le marquis d’Estaing, M. de Goesbriant… À tous, Voltaire a
prêté de l’argent, remboursable en rentes viagères, dont les versements tardent
la plupart du temps.
Préparation pour le portrait perdu, Musée nat. de Stocholm |
Hélas, du
travail de Michel Odieuvre, Voltaire
ne sera pas davantage content. Quand il répondra, plus tard, à l’un de ces
libelles qui affirment dévoiler son vrai visage, il aura cette comparaison :
« Cette peinture est aussi peu ressemblante que l’estampe au bas de
laquelle il a plu au sieur Odieuvre de mettre mon nom. Celui qui m’a voulu
définir, et celui qui m’a voulu graver, ne m’avaient jamais vu ni l’un ni
l’autre ».
Peut-être
Voltaire aurait-il dû s’adresser au comte
de Caylus, graveur passionné qui avait reproduit tous les Watteau de la collection de M. de Julienne, le drapier des
Gobelins. Voltaire avait souvent vu « au bout du banc » ce membre
honoraire de l’Académie royale de peinture et de sculpture qui étudiait le
peuple parisien comme il avait fait de l’archéologie : vêtu de drap brun,
les bas roulés sur de gros souliers, il fréquentait incognito guinguettes et
bals publics, où, une fois, un peintre d’enseignes, le prenant pour un
confrère, lui avait demandé de l’aider à finir.
Autre préparation, musée Lécuyer |
Paris ayant
décidé de la construction d’une nouvelle fontaine, rue alors de
Grenelle-Saint-Germain, le comte de Caylus l’a fait attribuer à Bouchardon. Voltaire, qui ne se préoccupe
pas que de la ressemblance de son portrait, lui écrit, le 9 janvier 1739 :
« Je n’ai rien à dire sur la belle fontaine qui va embellir notre capitale,
sinon qu’il faudrait que M. Turgot [Michel-Étienne
Turgot, élu prévôt des marchands en 1729] fut notre Édile et notre Prêteur
perpétuel. Les Parisiens devraient contribuer davantage à embellir leur ville,
à détruire les monuments de la barbarie gothique, et particulièrement ces
ridicules fontaines de village qui défigurent notre ville. Je ne doute pas que
Bouchardon ne fasse de cette fontaine un beau morceau d’architecture ;
mais qu’est-ce qu’une fontaine adossée à un mur dans une rue, et cachée à
moitié par une maison ? Qu’est-ce qu’une fontaine qui n’aura que deux
robinets, où les porteurs d’eau viendront remplir leurs seaux ? Ce n’est
pas ainsi qu’on a construit les fontaines dont Rome est embellie. Nous avons
bien de la peine à nous tirer du goût mesquin et grossier. Il faut que les
fontaines soient élevées dans les places publiques, et que ces beaux monuments
soient vus de toutes parts. Il n’y a pas une seule place publique dans le vaste
faubourg Saint Germain : cela fait saigner le cœur. Paris est comme la
statue de Nabuchodonosor, en partie or, et en partie fange. »
Des fontaines
grandioses, cornes d’abondance aux cataractes attirant la foule, au centre de
places publiques dont elles évinceraient les statues de rois, c’est la ville se
voyant vivre, son activité, embellie d’art, étant à elle-même son propre
spectacle, au lieu d’habitants tournés avec déférence vers le souverain. Le
temple grec avait été un bâtiment abritant la statue d’un dieu, la place royale
parisienne était exactement, sur ce modèle, un temple à ciel ouvert ;
Voltaire lui opposait Rome et les fontaines du Bernin sur ses places.
Voltaire urbaniste
De Bruxelles,
où il seconde Émilie dans un procès d’héritage compliqué, Voltaire poursuit son
dialogue avec le comte de Caylus, auquel il écrit, le 21 août 1740 :
« En vérité, vous êtes un homme charmant, vous protégez tous les arts, vous
encouragez toute espèce de mérite ; il semble que vous soyez né à Berlin.
Du moins, il me semble qu’on ne suit guère votre exemple à la cour de France.
Je vous avertis que, tant qu’on n’emploiera son argent qu’à bâtir ce monument
de mauvais goût qu’on nomme Saint-Sulpice, tant qu’il n’y aura pas de belles
salles de spectacle, des places, des marchés publics magnifiques à Paris, je
dirai que nous tenons encore à la barbarie. Hodieque
manent vestigia ruris. » [« Demeurent encore aujourd’hui des
traces de notre passé rustique », c’est le vers 160 de la première épître
d’Horace, au Livre II.]
Notons en
passant que le « monument de mauvais goût » qu’évoque Voltaire est,
pourtant, le pendant exact du Saint-Gervais qu’il admire tant : c’est une
façade (à l’antique, de Servandoni)
à laquelle manquent une église qui lui soit assortie (le corps en est de style
jésuite), et une place (la rue Férou étant si étroite qu’elle n’a même pas
permis un perron débordant). Les différences d’appréciation tiennent, sans
doute, aux qualité respectives de Desbrosses
(sic) et de Servandoni, peut-être aussi au fait que celui qui a su mobiliser
par tous les moyens, y compris une loterie, les sommes nécessaires à
l’achèvement d’un édifice resté en souffrance depuis quarante ans, est ce curé Languet de Gergy qui refusa à Mlle Lecouvreur une sépulture décente.
Mais surtout, à
sa préoccupation du paysage urbain, de la beauté formelle, architecturale,
d’édifices qu’il voudrait à la fois visibles et à voir, Voltaire ajoute dans
cette seconde lettre un souci de la réunion du peuple, de lieux où la ville
s’éprouve dans sa communauté rassemblée, et qui, certes, ne soient pas
dépourvus de qualités esthétiques – (« magnifiques » les marchés
publics et « belles » les salles de spectacle) –, mais pour une
fonction d’abord civique.
Voltaire ne va
cesser de répéter ces idées simples. Dans son Siècle de Louis XIV
dont il vient de publier le premier Essai,
et plus précisément dans le « catalogue d’artistes célèbres » qui en
est l’introduction, à l’article Jules
Hardouin-Mansart, il écrit : « On reproche à la ville de Paris de
n’avoir que deux fontaines dans le bon goût ; l’ancienne, de Jean Goujon, et la
nouvelle, de Bouchardon : encore sont-elles toutes deux mal placées ».
[Celle de Jean Goujon était appuyée à l’église des Saints-Innocents, à l’angle
des rues Saint-Denis et Aux Fers (aujourd’hui Berger), et ne comptait, de ce
fait, que trois arcades.]
« On lui
reproche de n’avoir d’autre théâtre magnifique que celui du Louvre, dont on ne
fait point d’usage – [par Louvre il faut entendre la « salle des
Machines » des Tuileries, ce palais étant inoccupé depuis la fin de la
Régence] –, et de ne s’assembler que dans des salles de spectacle sans goût,
sans proportion, sans ornement, et aussi défectueuses dans l’emplacement que
dans la construction. »
Cette fois,
c’est sur le théâtre que Voltaire insiste : il ne le veut pas seulement
fonctionnel et beau, mais encore, et c’est moins évident, bien placé, ce qui
s’entend comme pour les fontaines : dégagé. Pourquoi donc ? Aucun des
théâtres de son temps ne l’est, aucun du siècle précédent ne l’a été :
l’Opéra n’est que l’aile sud-est du Palais-Royal, la salle des Machines un
chaînon de la longue ligne du palais des Tuileries, la Comédie-Française est
engoncée parmi les maisons. Le théâtre que Voltaire appelle de ses vœux, c’est
la salle isolée que construira Charles
de Wailly peu après la mort du philosophe, et non s’en s’être inspiré de ses
idées, que l’on connaît comme l’Odéon.
Un texte publié
en 1742, et qui pourrait être antérieur, Ce
qu’on ne fait pas et ce qu’on pourrait faire, est plus précis encore :
« Ces carrefours irréguliers, et dignes d’une ville de barbares, peuvent
se changer en places magnifiques. (…) Vos marchés publics devraient être à la
fois commodes et magnifiques ; ils ne sont que malpropres et dégoûtants. Vos
maisons manquent d’eau, et vos fontaines publiques n’ont ni goût ni propreté.
Votre principal temple est d’une architecture barbare ; l’entrée de vos
spectacles ressemble à celle d’un lieu infâme ; les salles où le peuple se
rassemble pour entendre ce que l’univers doit admirer n’ont ni proportion, ni
grandeur, ni magnificence, ni commodité ».
Le théâtre est
donc vu comme le lieu « où le peuple se rassemble pour entendre ce que
l’univers doit admirer ». C’est lui donner beaucoup d’importance,
retrouver quelque chose de sa solennité antique. Pour pareil rôle, aussi
cérémoniel, on imagine bien que le bâtiment vers lequel converge la cité, avec
la ferveur d’une procession, doive être isolé comme il l’était en Grèce. Il
n’est pas indifférent que celle-ci ait été païenne. Par le détour d’Athènes,
l’urbanisme de Voltaire joue le Théâtre contre le Temple, le vers contre la
liturgie – et, à la Comédie-Française, les vers sont tellement souvent les siens !
« Écraser l’infâme » n’est pas encore à l’ordre du jour ; il
s’agit au moins, déjà, de couvrir sa voix.
Une position digne de Constantinople
Durant l’année
1739, il sera beaucoup question, dans les lettres qu’envoie Voltaire à l’abbé
Moussinot, de l’hôtel Lambert ; d’abord comme d’un projet :
« Mon cher abbé, je vous donne rendez-vous un jour au palais Lambert. Ah !
que de tableaux et de curiosités, si j’ai de l’argent ! Allez donc voir mon
appartement. C’est celui où est la galerie adossée à la bibliothèque ».
L’hôtel du président aux comptes Nicolas
Lambert de Thorigny, dit Lambert le Riche, était passé aux mains du Fermier
général Claude Dupin ; celui-ci
s’est vu contraint de le céder pour honorer les dettes de jeu de son plus jeune
fils ; l’occasion est à saisir. Voltaire demandera donc bientôt à
Moussinot d’acheter des meubles.
Entre-temps, en
effet, Voltaire a écrit, de Cirey, à Frédéric, prince royal de Prusse, le 15
avril 1739 : « Il y a apparence qu’au retour des Pays-Bas nous
songerons à nous fixer à Paris. Mme du Châtelet vient d’acheter une maison bâtie par un
des plus grands architectes de France, et peinte par Lebrun et par Lesueur :
c’est une maison faite pour un souverain qui serait philosophe ; elle est
heureusement dans un quartier de Paris qui est éloigné de tout ; c’est ce qui
fait qu’on a eu pour deux cent mille francs ce qui a coûté deux millions à
bâtir et à orner ; je la regarde comme une seconde retraite, comme un second
Cirey ».
Comme un second
Cirey, dont le château se trouve à près de trois cents kilomètres de
Paris ! C’est qu’à la pointe de l’île Saint-Louis, on est à la lisière des
faubourgs, « éloigné de tout », ce qui ne veut dire que de l’axe
mondain du Pont-Neuf, reliant l’Opéra du Palais-Royal à la Comédie-Française,
par les cafés Gradot et Procope ; il est donc possible d’y mener la même
vie studieuse qu’à Cirey.
source: Gallica |
Falkener étant
à présent en poste à la Porte ottomane – il y a été nommé ambassadeur –, c’est
une comparaison avec la Corne d’or qui vient naturellement sous la plume de
Voltaire : l’hôtel Lambert est « un des plus beaux de Paris, et situé
dans une position digne de Constantinople car il a vue sur la rivière, une
vaste perspective s’ouvrant devant toutes ses fenêtres, semée de jolies
maisons ».
Curieusement,
dès 1743, « l’autre Cirey » est devenu dans ses lettres la
« petite retraite du faubourg Saint-Honoré », rue Traversière,
aujourd’hui Molière, à deux pas de ce Palais-Royal si mondain. Mme du Châtelet
aura séjourné à peine plus d’un mois, celui de mai 1742, à l’hôtel
Lambert ; Voltaire jamais, sans qu’on sache pourquoi.
Diderot, lui, a occupé dans l’île Saint-Louis une pauvre chambre de
la rue des Deux-Ponts ; c’était entre une, semblable, de la rue du
Vieux-Colombier et une autre, identique, de la rue de l’Observance, devenue
Antoine-Dubois, devant le couvent des Cordeliers. Il vit d’expédients,
« donne des leçons de mathématiques sans en savoir un mot », à en
croire le Neveu de Rameau. « L’allée des Soupirs », cette
promenade de platanes qui se trouvait du côté de l’actuelle rue de Fleurus,
dans un jardin du Luxembourg bien plus vaste qu’aujourd’hui, est son
territoire. On l’y voit, « en été, (…) en redingote de peluche grise,
éreintée par un des côtés, avec la manchette déchirée et les bas de laine noirs
et recousus par derrière avec du fil blanc »…
Les parades des
aghas et des janissaires de l’ambassadeur de la Sublime Porte, ses Heyduques et
ses Chatirs, ont un autre genre de pittoresque. Depuis que Saïd Méhémet Pacha a fait son entrée solennelle à Paris, le 7
janvier 1742, empruntant le parcours protocolaire menant du faubourg
Saint-Antoine à l’hôtel des Ambassadeurs extraordinaires de la rue de Tournon,
par un froid qui a étréci le cortège sur la seule partie de la chaussée où
fumier et sable avaient été répandus sur la neige gelée, ses cavalcades et ses
défilés se déploient au jardin du Luxembourg.
par Joseph Aved, musée de Versailles |
Le parcours
officiel des ambassadeurs, après avoir franchi la porte Saint-Antoine et
traversé la place Royale, gagne la Seine par la rue de la Monnaie puis fait le
tour du bassin du Louvre, longeant le fleuve vers l’aval jusqu’au pont Royal,
et remontant les quais de l’autre rive jusqu’au Pont-Neuf. Il emprunte ensuite
la rue Dauphine et celle de la Comédie, entre Procope et Théâtre-Français, suit
enfin la rue de Condé, de sorte de passer devant le palais du Luxembourg avant
de redescendre la rue de Tournon. Il a ainsi soigneusement évité de longer la
colonnade du Louvre, qu’il n’a pas admirée davantage, de biais, lorsqu’il a
descendu le quai de l’École, masquée qu’elle est par quantité de constructions
parasites.
Depuis que
Louis XIV a choisi Versailles, le Louvre, inachevé, n’est plus entretenu
et croule lentement. Pour un peu, Saïd Méhémet Pacha assistait même à sa
démolition. « Il fut proposé, sous le ministère du cardinal de Fleury, écrira l’abbé
de Raynal quelques années plus tard dans ses Nouvelles littéraires,
d’abattre le Louvre pour vendre les matériaux. Cette extravagante proposition
fut écoutée, mise en délibération, et allait passer tout d’une voix, lorsqu’un
membre de cette assemblée, qui heureusement pour l’honneur de la nation n’avait
ni fièvre ni transport, demanda qui serait le garant de l’entreprise de cette
démolition, dont les exécuteurs pouvaient s’assurer d’être assommés par tous
les citoyens au premier coup de marteau. La seule crainte d’une émotion fit échouer
l’indigne projet de détruire le plus bel édifice qui soit dans
l’univers. »
Ainsi Jean-Jacques Rousseau, arrivé de Lyon
sur ses 30 ans, à l’automne de 1741, connaîtra-t-il encore le Louvre, tandis
que descendu « à l’hôtel Saint-Quentin, rue des Cordiers, proche la
Sorbonne, vilaine rue, vilain hôtel, vilaine chambre, mais où cependant avaient
logé des hommes de mérite », il aura bientôt tout loisir d’admirer les
janissaires au Luxembourg.
Ses espoirs de
conquérir Paris par un système de notation musicale de son invention ayant fait
long feu, il lui faudra « n’aller plus au café que de deux jours l’un, et
au spectacle que deux fois la semaine ». Puis, pour tuer le temps, « tous
les matins, vers les dix heures, [il devra se] promener au Luxembourg, un
Virgile ou un [Jean-Baptiste] Rousseau dans [sa] poche, et là, jusqu’à l’heure
du dîner, » chassera toute autre pensée par des exercices de mémoire,
s’essayant « à retenir tous les poètes par cœur ».
« À l’égard de la dépense des filles, je n’eus
aucune réforme à y faire, n’ayant mis de ma vie un sol à cet usage »,
assurent ses Confessions. Diderot est sans doute moins chaste :
« Conviens, Diderot (me disait un jour M. de Montmorin [l’évêque de
Langres]), conviens que tu n’es un impie que parce que tu es un libertin. —
Croyez-vous donc, Monseigneur, que je le sois à propos de
bottes ? [c’est-à-dire sans raison] », racontera-t-il à
d’Escherny.