(neuvième épisode du Paris, la
ville rêvée de Voltaire, commencé ici avec la livraison de novembre
2013)
Vingt ans plus tôt, une précédente ambassade de la Sublime Porte,
conduite par le père de Saïd Méhémet Pacha – il avait été reçu au
Palais-Royal par le Régent, aux Tuileries par le petit roi ; son fils l’était,
par Louis XV, à Versailles –, avait inspiré à Montesquieu ses Lettres
persanes. Cette fois, l’ambassadeur ottoman n’est pas sitôt parti que Voltaire
donne à la Comédie-Française Le
Fanatisme ou Mahomet le prophète. Simple coïncidence : Voltaire a
commencé les cinq actes de sa nouvelle tragédie en vers dès 1736, et il l’a
testée à Lille, où ses représentations ont été triomphales, à la fin d’avril
1741.
Dans la pièce, un jeune fanatique, que Voltaire définit comme un « esprit
amoureux de son propre esclavage », commet un parricide. Le Prophète, qui l’a
inspiré, est en réalité un athée cynique dont la prédication n’est que le moyen
le plus utile à son pouvoir – « Quiconque ose penser n’est pas né pour me
croire ». Mais s’il s’agit d’une pièce que l’on dirait aujourd’hui militante –
« Jean-Jacques n’écrit que pour écrire, moi j’écris pour agir », dira Voltaire
vingt-cinq ans plus tard (à ce moment, Rousseau n’écrit pas du tout) –,
il s’y trouve des sentiments incestueux qui toujours intéresseront Voltaire :
Mahomet est épris de celle qu’il a élevée comme sa fille ; un frère et une sœur
s’aiment en ignorant leur lien de parenté. La pièce est interdite à Paris au
bout de trois jours ; ce n’est pas du fait des mahométans.
Diderot n’avait
sûrement pas raté la tragédie nouvelle, et il était assurément, six mois plus
tard presque jour pour jour, devant une autre, de Voltaire encore : La Mérope française. Le futur
encyclopédiste se rappellerait longtemps l’atmosphère de ce temps-là : « Nos
théâtres étaient des lieux de tumulte, les têtes les plus froides
s’échauffaient en y entrant, et les hommes sensés y partageaient plus ou moins
le transport des fous. On s’agitait, on se remuait, on se poussait ; l’âme
était mise hors d’elle-même. La pièce commençait avec peine, était souvent
interrompue ; mais survenait-il un bel endroit, c’était un fracas incroyable,
les bis se redemandaient sans fin ; on s’enthousiasmait de l’acteur et de
l’actrice. L’engouement passait du parterre à l’amphithéâtre et aux loges. On
était arrivé avec chaleur, on s’en retournait dans l’ivresse ; c’était comme un
orage qui allait se dissiper au loin, et dont le murmure durait encore
longtemps après qu’il s’était écarté. Voilà le plaisir ».
Ce 20 février 1743, « tel fut l’enthousiasme du parterre, dira Sainte-Beuve
dans ses Causeries du lundi,
que, par une innovation glorieuse, il demanda l’auteur à grands cris, et que,
porté en triomphe dans la loge de la maréchale de Villars, Voltaire, aux
applaudissements répétés des spectateurs, dut être embrassé par la belle-fille
de celle-ci, la jeune duchesse de Villars ».
Pour Diderot, ce sont les dernières soirées du tumulte théâtral, la fin
de la vie de bohème et du libertinage : il s’est épris d’Anne-Antoinette
Champion, une lingère très sérieuse qui vit avec sa mère rue Boutebrie,
celle du collège Maître-Gervais, mitoyen de Louis-le-Grand, et il compte bien
l’épouser.
Un succès tel que celui de Mérope semblait avoir désarmé l’envie,
poursuit Sainte-Beuve, et Voltaire crut qu’il pouvait sans trop d’ambition
aspirer au fauteuil académique, que la mort du cardinal de Fleury, le 29
janvier, venait de laisser vacant. L’influence du duc de Richelieu et de
Mme de La Tournelle lui avait déjà obtenu l’agrément de Louis XV, qui,
dans un souper, avait annoncé que ce serait lui « qui prononcerait l’oraison
funèbre du cardinal ».
C’est parmi les fleurs de Plaisance, au château de Pâris-Duverney,
que Mme de La Tournelle avait rencontré le roi, qui allait la faire sa
maîtresse, et duchesse de Châteauroux. Les Pâris n’y avaient pas forcément
prêté la main, le roi passait alors en revue de corps toutes les sœurs
Mailly-Nesle : il avait commencé par Mme de Mailly-Rubempré, avait
poursuivi avec Mme de Vintimille, qu’avaient emportée ses couches de
1741 ; Mme de La Tournelle venait logiquement ensuite. Une épigramme montrait
que Paris n’en était pas étonné :
« La première en oubli, la seconde en poussière
La troisième est en pied, la quatrième attend [la duchesse de Lauraguais]
Et fera place à la dernière. [Il y avait une cinquième sœur, Mme de
Flavacourt]
Choisir une famille entière
Est-ce être infidèle ou constant ! »
Les Pâris, dans le cercle d’influence qui les associait aux Tencin
– la marquise et son frère, désormais cardinal et ministre d’État –, sans
compter le duc de Richelieu, avaient, au cas où, un autre fer au feu : leur
filleule, Jeanne-Antoinette Poisson avait été mariée à Lenormant
d’Étiolles, se frottait au monde dans le salon de Mme de Tencin, tenait à
l’occasion un rôle dans Zaïre
sur le théâtre du château de son époux.
Jeanne-Antoinette Poisson. Gallica |
La guerre de Succession d’Autriche, engagée depuis deux longues années,
prenait mauvaise tournure pour le royaume : l’allié prussien, une fois la
Silésie engrangée, avait signé une paix séparée avec l’Autriche ; le maréchal
de Belle-Isle se voyait contraint d’évacuer Prague, de faire retraite. À cette
guerre, Voltaire était doublement intéressé. Pâris-Duverney, comme le
rappellera plus tard la Correspondance de Grimm, avait obtenu « la direction
générale des vivres des troupes du roi, qu’il garda pendant toute la guerre de
1741, et qui lui valut une fortune immense. Il est aussi l’auteur de la grande
fortune de M. de Voltaire, à qui il donna un intérêt dans les vivres pendant
cette guerre ; il en résulta des sommes considérables, et le bienfaiteur fut
souvent cité comme un homme d’État dans les ouvrages de son obligé ».
D’autre part, Frédéric II, maintenant sur le trône de Prusse, est
ce prince royal avec lequel Voltaire entretenait des relations épistolaires
amicales dès 1736. Le poète pourrait tenter de le ramener dans la guerre aux
côtés de la France. Voltaire se rend à Aix-la-Chapelle pour y rencontrer son
royal ami au début de septembre 1742, sans le fléchir. Six mois plus tard, Jean-François
Boyer, ancien évêque de Mirepoix que l’on continue de désigner par
ce titre, grand aumônier de la dauphine, triste inventeur des « billets de
confessions » infligés aux jansénistes, membre de l’Académie française et de
toutes ses succursales, a réussi à en écarter Voltaire. On lui a préféré l’abbé
de Luynes, évêque de Bayeux.
Si l’on en croit un rapport de police, Voltaire se serait vanté, pour
forcer cette porte, « qu’il trouverait le secret de faire agir les tétons de
madame de La Tournelle ». Celle-ci l’ayant appris, quand il vint la visiter à
sa toilette, « en lui découvrant sa gorge » : « Eh bien, Voltaire, que
feriez-vous de mes tétons si vous en étiez le maître ? » et lui en se jetant à
ses pieds : « Je les adorerais ».
L’armée de l’Angleterre, du Hanovre et de l’Autriche, commandée par
Georges II, défait le 23 juin 1743 celle du maréchal de Noailles à Dettingen,
sur le Main. La route du royaume de France s’ouvre par l’Alsace devant les
coalisés. Les rapports de police poursuivent leurs dénonciations : « On dit que
Voltaire déclame hautement contre les Français, les ministres, l’Académie, et
surtout contre l’évêque de Mirepoix et l’on blâme le gouvernement de ne l’avoir
pas mis à la Bastille pour les derniers discours qu’il tint publiquement chez
Gradot avant son départ ».
Photomontage d'un rapprochement sur les couv. de Roger Peyrefitte |
Voltaire se fait attendre. « Que de choses à lui reprocher ! et que son
cœur est loin du mien ! », confie Émilie à d’Argental. Et l’absence
dure. S’il allait rester ? : « Je ne reconnais plus celui d’où dépend et mon
mal et mon bien, ni dans ses lettres, ni dans ses démarches. Il est ivre
absolument ». Et elle « plus folle, plus perdue d’amour que tous les romans
ensemble », selon Mme de Tencin qui la laisse dans cet état pitoyable le 21
octobre 1743.
Des vers et des triangles
« J’ai aussi passé par Cirey », écrit le président Hénault à d’Argenson
le cadet, ministre de la Guerre depuis janvier 1743 ; « c’est une chose
rare. Ils sont là tous deux seuls, comblés de plaisirs. L’un fait des vers de
son côté, et l’autre des triangles. La maison est d’une architecture romanesque
et d’une magnificence qui surprend. Voltaire a un appartement terminé par une
galerie qui ressemble à ce tableau que vous avez vu de l’école d’Athènes, où
sont assemblés des instruments de tous les genres, mathématiques, physiques,
chimiques, astronomiques, mécaniques, etc.; et tout cela est accompagné
d’ancien laque, de glaces, de tableaux, de porcelaines de Saxe, etc. Enfin, je
vous dis que l’on croit rêver. »
Cirey, le petit théâtre du château |
Cirey, la porte dessinée par Voltaire |
Une lueur d’intérêt chez ce roi que tout ennuie, la désormais duchesse de
Châteauroux bien en place, des fêtes pour le mariage du dauphin qui s’annonce :
la situation est prometteuse. Aussi, quand le président Hénault passe par
Cirey, Voltaire est-il en train de travailler à un opéra, La Princesse de Navarre, que Rameau
doit mettre en musique. « Il m’a lu sa pièce, continue le Président. J’en ai
été très content. Il n’a pas omis aucun de mes conseils, ni aucune de mes
corrections, et il est parvenu à être comique et touchant. Mais que dites-vous
de Rameau, qui est devenu bel esprit et critique, et qui s’est mis à
corriger les vers de Voltaire ? J’en ai écrit à M. de Richelieu deux fois. »
La pauvre Mme de La Tournelle n’aura guère été duchesse qu’un an, elle
meurt tandis que Voltaire s’installe à Versailles pour diriger les répétions de
sa Princesse de Navarre. Mais, au bal
masqué qui suit la représentation de l’opéra, le 25 février 1745,
Jeanne-Antoinette Poisson, travestie en bergère, réussit à retrouver le roi
pourtant déguisé en if taillé, en tous points semblable à ceux de son parc.
Trois mois plus tôt, d’Argenson l’aîné a été promu ministre des Affaires
étrangères. L’avenir n’est plus ouvert, il est béant. Au printemps, Voltaire
est historiographe de Sa Majesté, aux appointements annuels de deux mille
livres, assortis d’une pièce à Versailles pour faciliter ses recherches dans
les archives officielles. On lui promet la première place vacante de
gentilhomme ordinaire ; il a 50 ans.
Dans le public des fêtes données à Paris et Versailles en l’honneur du
mariage du dauphin, Jean-Jacques Rousseau n’est pas venu en simple spectateur.
Il a déjà esquissé dans sa jeunesse des brouillons d’opéras, paroles et musique
; il a commencé, à Paris, de songer à un projet mieux construit, en trois
actes, chacun sur un sujet différent, qui aurait pour titre Les Muses galantes. Et puis, « un
soir, nous disent ses Confessions,
près d’entrer à l’Opéra, me sentant tourmenté, maîtrisé par mes idées, je
remets mon argent dans ma poche, je cours m’enfermer chez moi, je me mets au
lit, après avoir bien fermé tous mes rideaux pour empêcher le jour d’y
pénétrer, et là, me livrant à tout l’oestre poétique et musical, je composai
rapidement en sept ou huit heures la meilleure partie de mon [premier] acte ».
Cette chambre se trouve à côté du jeu de paume de la rue Verdelet,
emportée depuis par la rue Étienne-Marcel, qui donnait dans la rue Plâtrière,
désormais Jean-Jacques Rousseau. S’il doit y faire le noir, c’est qu’il n’est
que six heures du soir, début en ce temps des spectacles à l’Opéra, et qu’on
est au mois de juin, peut-être au jour anniversaire de ses 30 ans. Le
lendemain, Jean-Jacques n’a plus qu’à confier sa partition à Philidor,
le joueur d’échecs professionnel, également musicien, pour « quelques
remplissages ».
Si Jean-Jacques est venu loger rue Verdelet, c’est pour se rapprocher de Louis
Claude Dupin, dit de Francueil, fils d’un Fermier général, et beau-fils
donc de la seconde et jeune épouse de ce dernier, fille du richissime financier
Samuel Bernard. Le petit citoyen de Genève n’était heureusement pas arrivé à
Paris sans quelques adresses : celles de l’abbé de Mably et du
philosophe sensualiste Condillac, l’un et l’autre frères du prévôt
général du Lyonnais dont Jean-Jacques a été le précepteur des enfants ; du comte
de Caylus, de Fontenelle, de Marivaux, sans compter le duc de
Richelieu auquel il a déjà été présenté à Lyon, alors que celui-ci rejoignait
son gouvernorat du Languedoc.
La soutenance de son «
Projet concernant de nouveaux signes pour la musique » devant l’Académie des
sciences, permise par Réaumur, a multiplié ses relations. « Mes fréquentes
visites à mes Commissaires et à d’autres académiciens, ajoutent les Confessions, me mirent à portée de faire
connaissance avec tout ce qu’il y avait à Paris de plus distingué dans la
littérature. » Enfin, un père jésuite lui a dit : « Puisque les musiciens,
puisque les savants ne chantent pas à votre unisson, changez de corde et voyez
les femmes. (…) On ne fait rien dans Paris que par les femmes : ce sont comme
des courbes dont les sages sont les asymptotes ; ils s’en approchent sans
cesse, mais ils n’y touchent jamais ».
Portrait d'un musicien, présumé être Jean-jacques Rousseau / [attribué à] F. Boucher. Gallica |