(onzième épisode du Paris, la ville rêvée de Voltaire,
commencé ici avec la livraison de novembre 2013)
Vers la fin d’août 1748, Voltaire, si l’on en croit Longchamp,
est arrivé chez Procope déguisé en curé, avec soutane et bréviaire, le visage
caché entre perruque en désordre, lunettes et tricorne, pour épier ce qui s’y
dit de Sémiramis, sa nouvelle pièce. Il trouve dans ces bavardages
matière à quelques corrections, les fait distribuer aux acteurs, et s’en
retourne à Lunéville.
Là, il surprend Mme
du Châtelet dans les bras du poète Saint-Lambert,
grand maître de la garde-robe du roi Stanislas, et de dix ans le cadet d’Émilie.
Il n’en tire que le sujet d’une épître, qu’il adresse à son rival :
Saint-Lambert, ce n’est que pour toi
Que ces belles fleurs sont écloses ;
C’est ta main qui cueille les roses
Natoire, Apothéose de Voltaire dédiée à Mme du Châtelet, lors du séjour à Cirey 1770. Gallica |
Et les épines sont pour moi. (…)
Mais je vois venir sur le soir,
Du plus haut de son aphélie,
Notre astronomique Émilie
Avec un vieux tablier noir,
Et la main d’encre encor salie.
Elle a laissé là son compas,
Et ses calculs, et sa lunette
Elle reprend tous ses appas
Porte-lui vite à sa toilette
Ces fleurs qui naissent sous tes pas,
Et chante-lui sur ta musette
Ces beaux airs que l’Amour répète,
Et que Newton ne connut pas.
A Paris, dans son hôtel « vis-à-vis la bibliothèque du
roi », La Popelinière, qui a
fait passer au peigne fin la chambre de son épouse, voit ses soupçons
confirmés : la plaque de cheminée, mobile, permet au duc de Richelieu, leur voisin, d’y pénétrer à loisir. Madame est
aussitôt chassée. « Le dernier jour de décembre, relate le Journal
de Barbier, veille du jour de l’an
et jour renommé pour l’affluence du monde au Palais [de la Cité, dont la
galerie marchande est à la mode depuis Corneille], pour les étrennes, on avait
étalé publiquement dans les boutiques de petites cheminées en carton avec une
plaque qui s’ouvrait, derrière laquelle on voyait un homme et une femme qui se
guettaient… »
La paix d’Aix-la-Chapelle a enfin mis un terme, le 18
octobre 1748, à la guerre de succession d’Autriche. Depuis quelques mois déjà,
« la ville de Paris cherche avec soin l’emplacement d’une place où l’on
puisse mettre la statue du roi régnant, nous apprennent les Nouvelles
Littéraires de l’abbé de Raynal.
Gresset a adressé une assez mauvaise
pièce de vers au magistrat pour l’engager à préférer pour cela une colonne que
Catherine de Médicis, la plus mauvaise de nos reines, avait fait construire
pour y faire ses enchantements. » L’idée de la colonne de l’hôtel de
Soissons n’aura pas de suite. Après bien des tribulations, le roi offrira
finalement un terrain de la couronne, au bout du jardin des Tuileries et, au
renvoi de Maurepas, le comte d'Argenson ajoutant le
département de Paris à ses attributions militaires, c’est à lui qu’il reviendra
de faire dresser les plans de la place dédiée à Louis XV, que nous
connaissons aujourd’hui comme celle de la Concorde.
A l’énoncé du projet, la réaction de Voltaire ne s’est pas
fait attendre : « Il s’agit bien d’une place! Paris serait encore
très incommode et très irrégulier quand cette place serait faite ; il faut
des marchés publics, des fontaines qui donnent en effet de l’eau, des
carrefours réguliers, des salles de spectacle ; il faut élargir les rues
étroites et infectes, découvrir les monuments qu’on ne voit point, et en élever
qu’on puisse voir. »
Une seconde actualité parisienne tient à une construction
de plus dans la cour carrée déjà bien encombrée du Louvre, là où le plan de
Colbert prévoyait une statue royale. Voltaire s’en offusque dans des stances
qui sont insérées dans un opuscule de La
Font de Saint-Yenne, intitulé l’Ombre du grand Colbert, le Louvre, et la
ville de Paris.
Sous quels débris honteux, sous quel amas rustique
On laisse ensevelis ces chefs-d’œuvre divins !
Quel barbare a mêlé la bassesse gothique
A toute la grandeur des Grecs et des Romains ?
Mais, ô nouvel affront ! quelle coupable audace
Vient encore avilir ce chef-d’œuvre divin ?
Quel sujet entreprend d'occuper une place
Faite pour admirer les traits du souverain !
Encore une fois, il faut vouloir
L’une et l’autre occasion poussent Voltaire à délaisser ces
allégories dans lesquelles la description de Persépolis amène à s’interroger
sur l’état de Paris, pour une exhortation directe adressée à ses concitoyens,
un appel à l’action : Des embellissements de Paris, qui
sera publié en 1750 et réimprimé en 1751. « Nous possédons dans Paris de
quoi acheter des royaumes ; nous voyons tous les jours ce qui manque à notre
ville, et nous nous contentons de murmurer. On passe devant le Louvre, et on
gémit de voir cette façade, monument de la grandeur de Louis XIV, du zèle de
Colbert, et du génie de Perrault, cachée par des bâtiments de Goths et de
Vandales. Nous courons aux spectacles, et nous sommes indignés d’y entrer d’une
manière si incommode et si dégoûtante, d’y être placés si mal à notre aise, de
voir des salles si grossièrement construites, des théâtres si mal entendus, et
d’en sortir avec plus d’embarras et de peine qu’on n’y est entré. Nous
rougissons, avec raison, de voir les marchés publics établis dans des rues
étroites, étaler la malpropreté, répandre l’infection, et causer des désordres
continuels. Nous n’avons que deux fontaines dans le grand goût, et il s’en faut
qu’elles soient avantageusement placées ; toutes les autres sont dignes d’un
village. Des quartiers immenses demandent des places publiques ; et, tandis que
l’arc de triomphe de la porte Saint-Denis et la statue équestre de Henri le
Grand, ces deux ponts, ces deux quais superbes, ce Louvre, ces Tuileries, ces
Champs-Élysées, égalent ou surpassent les beautés de l’ancienne Rome, le centre
de la ville, obscur, resserré, hideux, représente le temps de la plus honteuse
barbarie. Nous le disons sans cesse ; mais jusqu’à quand le dirons-nous sans y
remédier? (…)
Il est temps que ceux qui sont à la tête de la plus
opulente capitale de l’Europe la rendent la plus commode et la plus magnifique.
Ne serons-nous pas honteux, à la fin, de nous borner à de petits feux
d’artifice, vis-à-vis un bâtiment grossier [L’Hôtel de
ville], dans une petite place destinée à l’exécution des criminels
[la place de Grève]. Qu’on ose élever son esprit, et on fera ce qu’on voudra.
Je ne demande autre chose, sinon qu’on veuille avec fermeté. (…) Le roi, par sa
grandeur d’âme et par son amour pour son peuple, voudrait contribuer à rendre
sa capitale digne de lui. Mais, après tout, il n’est pas plus roi des Parisiens
que des Lyonnais et des Bordelais ; chaque métropole doit se secourir
elle-même. Faut-il à un particulier un arrêt du conseil pour ajuster sa maison?
Le roi d’ailleurs, après une longue guerre, n’est point en état à présent de
dépenser beaucoup pour nos plaisirs, et, avant d’abattre les maisons qui nous
cachent la façade de Saint-Gervais, il faut payer le sang qui a été répandu
pour la patrie. (…)
Encore une fois, il faut vouloir. Le célèbre curé de
Saint-Sulpice voulut, et il bâtit, sans aucun fonds, un vaste édifice. Il nous
sera certainement plus aisé de décorer notre ville avec les richesses que nous avons
qu’il ne le fut de bâtir avec rien Saint-Sulpice et Saint-Roch. Le préjugé, qui
s’effarouche de tout, la contradiction, qui combat tout, diront que tant de
projets sont trop vastes, d’une exécution trop difficile, trop longue. Ils sont
cent fois plus aisés pourtant qu’il ne le fut de faire venir l’Eure et la Seine
à Versailles, d’y bâtir l’Orangerie, et d’y faire les bosquets. »
Pendant que le vouloir de ses concitoyens balance, Voltaire
poursuit sans relâche ce pourquoi il peut : polir la langue qui police la
cité. Et si du temple le théâtre n’a pas la majesté, qu’au moins il ait le
recueillement. « M. de la Place, traducteur du Théâtre anglais, rapporte Collé dans son Journal historique, me
dit un fait dont il me jura avoir été le témoin ; il prétend qu'à la troisième
représentation de Nanine, où il assistait, il s'éleva un petit ricanement dans le
parterre. Alors Voltaire, qui était placé aux troisièmes loges en face du
théâtre, se leva et cria tout haut : « Arrêtez, barbares, arrêtez! » et le
parterre se tut. »
Ne pas prendre de la ciguë pour du persil
La première de Nanine
avait eu lieu le 16 juin 1749. Un peu plus tôt, Voltaire avait reçu, avant sa
parution dans le commerce, une Lettre
sur les aveugles à l’usage de ceux
qui voient. Partant de l’actualité, - une opération de la cataracte
réussie par Réaumur sur une aveugle
née -, et de ce qu’on en pouvait inférer concernant la théorie sensualiste de
la connaissance, Diderot y élargissait
son propos au problème des aveugles : contredisant l’idée d’une divine
providence, ils apparaissaient comme les accidents d’une nature qui, avec ses
hasards, s’auto-engendrait ; le matérialisme athée était au bout.
Illustration de l'édition de 1772. Gallica |
Voltaire s’était lui-même intéressé aux aveugles dans ses Eléments de la philosophie de Newton ;
séjournant à Paris pour sa Nanine, il
invite donc Diderot : « J’ai lu avec un extrême plaisir votre livre,
qui dit beaucoup, et qui fait entendre davantage. Il y a longtemps que je vous
estime autant que je méprise les barbares stupides qui condamnent ce qu’ils
n’entendent point, et les méchants qui se joignent aux imbéciles pour proscrire
ce qui les éclaire. (…) Je voudrais bien, avant mon départ pour Lunéville,
obtenir de vous, monsieur, que vous me fissiez l’honneur de faire un repas
philosophique chez moi, avec quelques sages. Je n’ai pas l’honneur de l’être,
mais j’ai une grande passion pour ceux qui le sont à la manière dont vous
l’êtes. Comptez, monsieur, que je sens tout votre mérite, et c’est pour lui
rendre encore plus de justice que je désire de vous voir et de vous assurer à
quel point j’ai l’honneur d’être, etc. »
« Le moment où j’ai reçu votre lettre, monsieur et
cher maître, répond Diderot, le 11 juin, a été un des moments les plus
doux de ma vie ; je vous suis infiniment obligé du présent que vous y avez
joint [la dernière édition de ses Eléments de la philosophie de Newton,
qui détaille une autre histoire d’aveugle-né]. Vous ne pouviez envoyer votre
ouvrage à quelqu’un qui fût plus admirateur que moi. On conserve précieusement
les marques de la bienveillance des grands ; pour moi, qui ne connais guère de
distinction réelle entre les hommes que celles que les qualités personnelles y
mettent, je place ce témoignage de votre estime autant au-dessus des marques de
la faveur des grands que les grands sont au-dessous de vous. Que ce peuple
pense à présent de ma Lettre sur les Aveugles tout ce qu’il voudra ;
elle ne vous a pas déplu ; mes amis la trouvent bonne ; cela me suffit. »
Après réfutation de quelques arguments de Voltaire qui,
lui, n’est pas athée, Diderot termine ainsi : « Il est donc très
important de ne pas prendre de la ciguë pour du persil, mais nullement de
croire ou de ne pas croire en Dieu ; « Le monde, disait Montaigne, est un
esteuf qu’il a abandonné à peloter aux philosophes », et j’en dis presque
autant de Dieu même. Adieu, mon cher maître. »
Le 24 juillet, son domicile est perquisitionné. Diderot
avait quitté la rue Mouffetard pour échapper à la surveillance du curé de
Saint-Médard, il était allé habiter chez un tapissier de la rue de l’Estrapade ;
sa Promenade
du sceptique, un manuscrit inédit, y est saisie, une lettre de cachet
l’envoie à Vincennes. « On a arrêté aussi M. Diderot, homme d’esprit et de
belles-lettres » : c’est la première fois qu’il est question de lui
dans le journal de Barbier ; il
a changé de statut.
Le donjon de Vincennes en 1820. Gallica |
Vincennes est la prison idéale pour un encyclopédiste, pourrait-on
dire : dix ans plus tôt, une manufacture de porcelaine, bientôt royale,
s’est installée dans la tour du Diable du château ; François Boucher vient lui donner des motifs d’enfants potelés
quand Diderot arrive au donjon. Mais l’Encyclopédie réclame sa présence à
Paris, et les libraires s’entremettent ; le 21 août, il est élargi, reste
seulement prisonnier sur parole « dans un parc qui n'est pas même fermé de
murs ». Barbier poursuit, dans son Journal : « Pour le sieur Diderot, il est à
Vincennes et a même à présent la liberté du parc de Vincennes pour se promener
avec qui il veut. Il restera peut-être encore quelques temps. Les libraires
pour qui il travaille pour le Dictionnaire de l’Encyclopédie, ont
beaucoup parlé pour lui à M. le chancelier et aux ministres. »
Rousseau est
alors à Fontenay-sous-Bois, à l’invitation du baron de Thun, gouverneur du jeune prince héréditaire de
Saxe-Gotha, qu’il a rencontrés l’un et l’autre chez Mme Dupin ; il fait en
cette compagnie la connaissance de Grimm
avec qui il se liera d’amitié. Retour à Paris, il apprend l’amélioration des
conditions de détention de Diderot. « Tous les deux jours au plus tard,
malgré des occupations très exigeantes, j'allais, soit seul, soit avec sa
femme, passer avec lui les après-midi, racontent les Confessions. »
Diderot lui a confié près de quatre cents articles musicaux, à rendre dans un
délai record, et alors qu’il doit réunir aussi du matériau pour les Dupin qui
se sont lancés dans une réfutation de l’Esprit des lois. Les Confessions ne font pas état pour autant
de séances de travail à Vincennes.
« Les Libraires intéressés à l'édition de
l'Encyclopédie, écrivent bientôt ces derniers au comte d’Argenson, pénétrés des
bontés de Votre Grandeur, la remercient très humblement de l'adoucissement
qu'elle a bien voulu apporter à leurs peines en rendant au Sr. Diderot, leur
éditeur, une partie de sa liberté. Ils sentent le prix de cette grâce, mais si,
comme ils croient pouvoir s'en flatter, l'intention de Votre Grandeur, touchée
de leur situation, a été de mettre le Sr. Diderot en état de travailler à
l'Encyclopédie, ils prennent la liberté de lui représenter très
respectueusement que c'est une chose absolument impraticable ».
A part Rousseau, en effet, et d’Alembert que Jean-Jacques y trouve en arrivant, aucun des
collaborateurs de l’Encyclopédie n’a fait le voyage : « Quand le Sr.
Diderot a été arrêté, poursuivent les libraires, il avait laissé de l'ouvrage
entre les mains de plusieurs ouvriers sur les verreries, les glaces, les
brasseries ; il les a mandés depuis peu de jours qu'il jouit de quelque
liberté, mais il n'y en a eu qu'un qui se soit rendu à Vincennes, encore a-ce
été pour être payé du travail qu'il avait fait sur l'art et les figures du
chiner des étoffes. Les autres ont répondu qu'ils n'avaient pas le temps
d'aller si loin et que cela les dérangeait. »