(douzième épisode du
Paris, la ville rêvée de Voltaire,
commencé ici avec la livraison de novembre 2013)
C’est moi le barbare, moi que personne n’entend
« Cette année 1749, l’été fut d’une chaleur excessive,
raconte Jean-Jacques. On compte deux lieues de Paris à Vincennes. Peu en état
de payer des fiacres, à deux heures après-midi j’allais à pied quand j’étais
seul, et j’allais vite pour arriver plus tôt. Les arbres de la route toujours
élagués à la mode du pays, ne donnaient presque aucune ombre, et souvent, rendu
de chaleur et de fatigue, je m’étendais par terre n’en pouvant plus. Je
m'avisai, pour modérer mon pas, de prendre quelque livre. Je pris un jour le Mercure de France ; et tout en marchant
et le parcourant, je tombai sur cette question proposée par l'Académie de Dijon
pour le prix de l'année suivante, Si le
progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs.
À l’instant de cette lecture je vis un autre univers et je devins un autre
homme. (…) En arrivant à Vincennes j’étais dans une agitation qui tenait
du délire. Diderot l’aperçut :
je lui en dis la cause, et je lui lus la prosopopée de Fabricius, écrite en
crayon sous un chêne. Il m’exhorta de donner l’essor à mes idées, et de
concourir au prix. Je le fis, et dès cet instant je fus perdu. Tout le reste de
ma vie et de mes malheurs fut l’effet inévitable de cet instant
d’égarement. »
C’est là le bilan que tirent les Confessions ; sur le
moment, Rousseau est fier de son
audace, de prendre son époque à contre-courant : Barbarus hic ego sum, qui non intellegor ulli, « Ici, c’est
moi le barbare, moi que personne n’entend », cette citation d’Ovide ouvrira
son Discours
sur les Sciences et les Arts.
Émilie du Châtelet en "Pompon Newton", par La Tour |
Le 4 septembre, Madame
du Châtelet, enceinte de Saint-Lambert
met au monde une fille, qui ne vivra pas. Le 10 septembre, elle en meurt. Le
jour-même, Voltaire écrit à d’Argental,
dans une confusion manifeste : « Ah ! mon cher ami je n’ai plus que
vous sur la terre. Quel coup épouvantable ! Je vous avais mandé le plus heureux
et le plus singulier accouchement. Une mort affreuse l’a suivi. Et pour comble
de douleur il faut encore rester un jour dans cet abominable Lunéville qui a
causé sa mort. Je vais à Cirey avec M. Du Châtelet. De là je reviens pleurer
entre vos bras le reste de ma malheureuse vie. Conservez-nous Mme d’Argental. Écrivez-moi
par Vassy à Cirey. Ayez pitié de moi mon cher et respectable ami, écrivez-moi,
à Cirey. Voilà la seule consolation dont je sois capable. V. »
A la mi-octobre, il s’est un peu repris, et son éloge
funèbre d’Émilie retrouve des termes sensiblement identiques pour Baculard d’Arnaud ou le chevalier de Jaucourt : « J’arrivai
ces jours passés à Paris, mon cher monsieur. J’y trouvai les marques de votre
souvenir, et de la bonté de votre cœur ; vous devez assurément être au nombre
de ceux qui regrettent une personne unique, une femme qui avait traduit Newton
et Virgile, et dont le caractère était au-dessus de son génie. Jamais elle
n’abandonna un ami, jamais je ne l’ai entendue médire. J’ai vécu vingt ans avec
elle dans la même maison. Je n’ai jamais entendu sortir un mensonge de sa
bouche. J’espère que vous verrez bientôt son Newton. Elle a fait ce que l’Académie
des sciences aurait dû faire. Quiconque pense honorera sa mémoire, et je
passerai ma vie à la pleurer. Adieu, je vous embrasse tendrement. V. »
Il a repris le bail de l’appartement de « Pompon
Newton », au-dessous du sien, rue Traversière-Saint-Honoré, dont le
marquis du Châtelet souhaitait se défaire, et il le propose à un vieil ami
commun, depuis longtemps retourné dans sa province. Voltaire avait connu le
toulousain d’Aigueberre à
Louis-le-Grand mais quelque chose le lui rendait cher plus encore que cette
camaraderie de collège : c’est lui qui lui avait « fait renouveler
connaissance » avec Émilie, connue enfant place royale et devenue dans
l’intervalle Mme du Châtelet. « Vous revenez, dites-vous, à Paris ; Dieu
le veuille! Si vous faites cas d’une vie douce, avec d’anciens amis et des
philosophes, je pourrais bien faire votre affaire. J’ai été obligé de prendre à
moi seul la maison que je partageais avec Mme du Châtelet. Les lieux
qu’elle a habités nourrissent une douleur qui m’est chère, et me parleront
continuellement d’elle. Je loge ma nièce, Mme
Denis, qui pense aussi philosophiquement que celle que nous regrettons, qui
cultive les belles-lettres, qui a beaucoup de goût, et qui, par-dessus tout
cela, a beaucoup d’amis, et est dans le monde sur un fort bon ton. Vous
pourriez prendre le second appartement, où vous seriez fort à votre aise ; vous
pourriez vivre avec nous, et vous seriez le maître des arrangements. Je vous
avertis que nous tiendrons une assez bonne maison. Elle y entre à Noël ».
D’Aigueberre ne viendra finalement pas et c’est sa nièce
que Voltaire installera à l’étage d’Émilie. Au sien, renouvelant la vie de
Cirey, il fera installer un théâtre, « dans lequel il pouvait se rendre de
plein pied en sortant de son appartement, raconte Longchamp. (…) Au moyen de quelques gradins établis sur les côtés,
et que M. de Voltaire appelait ses loges, cent personnes environ y pouvaient
être assises, et une vingtaine d’autres au moins, debout dans une espèce de
vestibule ou antichambre, pouvaient encore jouir du spectacle. »
Un quartier de gros pain, quelques cerises
Émilie n’étant plus là pour lui donner la réplique,
Voltaire doit trouver des acteurs, « dociles, disposés à écouter ses
conseils, et qui voulussent bien jouer ses pièces comme il désirait qu’elles le
fussent. » Longchamp se met en chasse. A l’hôtel Jaback, rue Saint-Merri,
où se vendent toutes sortes de bijoux et d’articles de Paris qui en tirent leur
nom, - « Monsieur le chevalier, criera un mercier ambulant dans Jacques
le fataliste, jarretières, ceintures, cordons de montre, tabatières du
dernier goût, vraies jaback, bagues, cachet de montre ! » -, il
découvre une troupe d’amateurs : « Mandron, ouvrier tapissier, ne jouait pas mal les rôles de père et
de rois : sa taille et sa figure le favorisaient dans cet emploi. Il avait pour
second acteur un nommé Lekain »,
fils d’orfèvre et orfèvre lui-même.
Lekain. Gallica |
Il se trouve que ce garçon de 20 ans a déjà été, dans
le grenier de l’hôtel Jaback, l’Orosmane de Zaïre, le Séide de Mahomet,
le Brutus de La Mort de César, on ne saurait rêver plus heureux hasard.
C’est surtout la preuve que le théâtre de Voltaire restait bien vivant pour la
nouvelle génération, ces pièces datant pour la première de 1732 et pour la
dernière de 1735, et largement au-delà du monde aristocratique. Longchamp leur
explique que le maître a besoin d’eux pour l’essai de quelques-unes de ses
pièces, dont il désire voir l’effet « aux chandelles » avant de les donner à la
Comédie-Française.
Oreste est déjà trop avancée pour cela, dont la première a lieu
le 12 janvier 1750. L’accueil n’est pas bon. Voltaire se corrige aussitôt,
comme il en a l’habitude. « M. de Voltaire est un homme bien singulier, disait Fontenelle, il compose ses pièces
pendant leur représentation. » La deuxième n’est donnée que le 19
janvier ; malgré Melle Gaussin,
Melle Clairon, il n’y en aura guère
que sept autres, jusqu’au 7 février 1750.
Melle Clairon, par La Tour. Gallica |
Un public moins
enthousiaste, le vide laissé dans sa vie par la disparition de Mme du Châtelet,
il n’en fallait pas plus pour que Voltaire se décide à répondre aux sirènes de
Berlin. Quand Lekain, qu’il laisse derrière lui pour occuper la scène, fait ses
débuts à la Comédie-Française, le 14 août 1750, en Titus d’une reprise de Brutus, Voltaire est déjà parti. Le 22
août 1750, le marquis de Puisieux, successeur de d’Argenson l’aîné aux affaires
étrangères, informe le comte Tyrconnel, ambassadeur de France à Berlin :
« Vous apprendrez que le roi de Prusse a fait demander Voltaire au roi. Sa
majesté le lui a accordé. Elle a pensé que cette complaisance serait agréable à
ce prince, et que si d’un côté elle laissait aller un académicien que
quelques-uns de ses ouvrages rendent célèbre elle n’avait d’ailleurs rien à
regretter dans ce sacrifice. Je doute fort qu’à la longue le roi de Prusse
s’accommode du caractère de monsieur de Voltaire. Ceci pour vous seul… »
Le 28 août, il ajoute : « Vous ferez bien de ménager M. de Voltaire
suivant le degré de crédit et de confiance qu’il pourra acquérir ; je ne vous
dis rien de son caractère, vous le connaissez de reste, vous devez le prévenir
qu’il ne pourra pas garder la place d’historiographe du roi, étant incompatible
avec un homme qui est absent, et à un autre service ».
Voltaire dira plus tard qu’à l’annonce de cette petitesse,
il se jura de ne plus jamais retourner à Versailles.
Dans le quartier qu’il vient de quitter, Casanova, 25 ans, qui arrive à
Paris, est emmené à l’Opéra : « Ce qui me plut beaucoup à l’Opéra
français, ce fut la promptitude avec laquelle les décorations se changeaient
toutes à la fois par un coup de sifflet ; chose dont on n’a pas la moindre
idée en Italie. Je trouvai également délicieux le début de l’orchestre au coup
d’archet ; mais le directeur, avec son sceptre, allant de droite à gauche avec
des mouvements forcés comme s’il avait dû faire aller tous les instruments par
la seule force de son bras, me causa une espèce de dégoût ».
Rousseau écrira à ce sujet, dans son Dictionnaire de la Musique,
qui reprend, corrige et complète ses articles écrits pour l'Encyclopédie : « Combien les
oreilles ne sont-elles pas choquées à l’Opéra de Paris du bruit désagréable et
continuel que fait avec son bâton celui qui bat la mesure et que le Petit Prophète [de Boehmischbroda,
fantaisie attribuée à Grimm] compare
plaisamment à un bûcheron qui coupe du bois. (…) L’opéra de Paris est le seul
théâtre de l’Europe où l’on batte la mesure sans la suivre ; partout
ailleurs on la suit sans la battre. »
Marie Fel, par La Tour, 1757 |
A la sortie du spectacle, il n’y a que deux pas à faire
jusqu’à la rue Saint-Thomas du Louvre et la maison de la fameuse cantatrice Marie Fel, l’une des interprètes
favorites de Rameau, et la future
Colette du Devin du village
de Jean-Jacques Rousseau. A 37 ans, « elle avait trois enfants
charmants en bas âge qui voltigeaient dans la maison, raconte Casanova.
« Je les adore, me dit-elle.
- Ils le méritent par leur beauté, lui répondis-je, quoique
chacun ait une expression différente.
- Je le crois bien ! l’aîné est fils du duc d’Annecy ;
le second l’est du comte d’Egmont, et le plus jeune doit le jour à Maison Rouge,
qui vient d’épouser la Romainville.
- Ah ! excusez, de grâce ; je croyais que vous
étiez la mère de tous trois.
- Vous ne vous êtes point trompé, je le suis. »
En disant cela,
elle regarde Patu et part avec lui d’un grand éclat de rire (…) Mlle Le Fel
n’était pourtant pas effrontée ; elle était même de bonne compagnie ;
-[elle sera les trente années suivantes la compagne fidèle, la confidente, le soutien
de Quentin La Tour] -, mais elle
était ce qu’on appelle au-dessus des préjugés. »
Thérèse et
Jean-Jacques habitent maintenant cet hôtel du Languedoc, rue de
Grenelle-Saint-Honoré, (devenue la partie sud, numéros impairs, de la rue
Jean-Jacques Rousseau), que font revivre
les Confessions : « Si nos
plaisirs pouvaient se décrire, ils feraient rire par leur simplicité : nos
promenades tête à tête hors de la ville, où je dépensais magnifiquement huit ou
dix sous à quelque guinguette ; nos petits soupers à la croisée de ma fenêtre,
assis en vis-à-vis sur deux petites chaises posées sur une malle qui tenait la
largeur de l'embrasure. Dans cette situation, la fenêtre nous servait de table,
nous respirions l'air, nous pouvions voir les environs, les passants ; et,
quoique au quatrième étage, plonger dans la rue tout en mangeant. Qui décrira,
qui sentira les charmes de ces repas, composés, pour tout mets, d'un quartier
de gros pain, de quelques cerises, d'un petit morceau de fromage et d'un
demi-setier de vin que nous buvions à nous deux ? Amitié, confiance, intimité,
douceur d'âme, que vos assaisonnements sont délicieux ! Quelquefois nous
restions là jusqu'à minuit sans y songer, et sans nous douter de l'heure »…
Mme de Puisieux, - l’ex maîtresse de Diderot et non
l’épouse du ministre -, rapporte La
Bigarrure, et c’est la preuve de la nouvelle notoriété de l’encyclopédiste,
« passant, avec deux de ses enfants, sous les fenêtres de M. Diderot, et
apercevant sa femme qui venait d’y mettre la tête, elle prit ce moment pour
invectiver contre elle… (Elle lui dit) - Tiens, maîtresse guenon, regarde ces
deux enfants, ils sont de ton mari, qui ne t’a jamais fait l’honneur de t’en
demander autant ».