(quinzième épisode du Paris, la ville rêvée de Voltaire, commencé ici avec la livraison
de novembre 2013)
Voltaire est si prodigue qu’il fournit à tous mots et images, même au parti antiphilosophique, qui a le vent en poupe depuis la condamnation de l’Encyclopédie. Sa lettre à Rousseau, placée en préface à L’Orphelin de la Chine, se retrouve prise au pied de la lettre sur la scène du Français : Crispin, où l’on devine aisément Jean-Jacques, y fait son entrée à quatre pattes, attiré par une laitue qu’il se met à brouter. La suite est chez Barbier : « Le vendredi 2 de ce mois [mai 1760], on a joué à la Comédie-Française une comédie en trois actes, en vers, intitulée Les Philosophes, qui est une critique des ouvrages et des opinions de Diderot, éditeur de l’Encyclopédie, de Duclos, historiographe de France, de Jean-Jacques Rousseau, de Genève, de M. Helvétius et d’autres [par exemple, Mme Geoffrin en Cidalise, Mme d’Épinay en « mère fouettard »]. J’y assistai aux premières places. Elle a été applaudie et critiquée tout à la fois. Elle a eu jusqu’au 15 de ce mois sept représentations. La curiosité et la critique y ont toujours attiré beaucoup de monde, d’autant que cela fait une pièce de parti ; mais en général elle est critiquée, quant à la pièce, et fort condamnée pour la méchanceté ».
Voltaire est si prodigue qu’il fournit à tous mots et images, même au parti antiphilosophique, qui a le vent en poupe depuis la condamnation de l’Encyclopédie. Sa lettre à Rousseau, placée en préface à L’Orphelin de la Chine, se retrouve prise au pied de la lettre sur la scène du Français : Crispin, où l’on devine aisément Jean-Jacques, y fait son entrée à quatre pattes, attiré par une laitue qu’il se met à brouter. La suite est chez Barbier : « Le vendredi 2 de ce mois [mai 1760], on a joué à la Comédie-Française une comédie en trois actes, en vers, intitulée Les Philosophes, qui est une critique des ouvrages et des opinions de Diderot, éditeur de l’Encyclopédie, de Duclos, historiographe de France, de Jean-Jacques Rousseau, de Genève, de M. Helvétius et d’autres [par exemple, Mme Geoffrin en Cidalise, Mme d’Épinay en « mère fouettard »]. J’y assistai aux premières places. Elle a été applaudie et critiquée tout à la fois. Elle a eu jusqu’au 15 de ce mois sept représentations. La curiosité et la critique y ont toujours attiré beaucoup de monde, d’autant que cela fait une pièce de parti ; mais en général elle est critiquée, quant à la pièce, et fort condamnée pour la méchanceté ».
J.-J. à quatre pattes dans Les Philosophes |
Choiseul ayant
autorisé, voire ordonné qu’on représentât la farce de Palissot, Bouret le
Magnifique comme son gendre Vilmorin
ont crié au chef-d’œuvre, au nouveau Molière, regretté sans doute que Voltaire
y fût épargné.
Le
patriarche, de Ferney, appelle à la résistance : « La persécution
éclate de tous côtés dans Paris, écrit-il à d’Alembert ; les jansénistes et les jésuites se joignent pour
égorger la raison, et se battent entre eux pour les dépouilles. Je vous avoue
que je suis aussi en colère contre les philosophes qui se laissent faire que contre
les marauds qui les oppriment. (…) Le Dictionnaire
encyclopédique continue-t-il ? sera-t-il défiguré et avili par de lâches
complaisances pour des fanatiques ? ou bien sera-t-on assez hardi pour dire des
vérités dangereuses ? est-il vrai que de cet ouvrage immense, et de douze ans
de travaux, il reviendra vingt-cinq mille francs à Diderot, tandis que ceux qui
fournissent du pain à nos armées gagnent vingt mille francs par jour ?
Voyez-vous Helvétius ? Connaissez-vous Saurin
? [c’est le fils d’un membre de l’Académie des sciences, pilier de Gradot au
début du siècle ; un ami d’Helvétius et l’auteur d’un Spartacus donné le 20
février précédent] Qui est l’auteur de la farce contre les philosophes ? Qui
sont les faquins de grands seigneurs, et les vieilles p… dévotes de la cour qui
le protègent ? ».
« Il
serait bien à désirer que les frères fussent unis, conseille-t-il à Thiriot : ils écraseraient leurs
indignes adversaires, qui les mangent l’un après l’autre. Il faudrait que les
Da, Dé, Di, Do, Du, les H, les G, etc. [soit, sans doute, d’Alembert, (Mme)
d’Épinay, Diderot, d’Holbach,
Duclos, Hélvetius, Grimm]
soupassent tous ensemble deux fois par semaine. »
Le
mot de « frère » qui, à Potsdam, ironisait sur sa vie monacale, s’est
chargé de la solidarité des combats, évoque à présent une espèce de maçonnerie.
Voltaire va désormais s’adresser à d’Alembert comme à « [s]on cher
frère », s’enquérir dans ses lettres de frère Diderot, frère Saurin ou
frère Helvétius, puis désigner Diderot comme « frère Platon », pour
en faire finalement, en verlan : « Tonpla ».
Sans
attendre, en tant que leur père supérieur, il défend sa communauté. Voltaire a
le bras long, et au bout du bras un fouet qui l’allonge encore et, de Ferney,
cingle à Paris. L’image est de Diderot, dans une lettre à son « Cher
Maître » : « Il est bon que ceux d’entre nous qui sont tentés de
faire des sottises sachent qu’il y a, sur les bords du lac de Genève, un homme
armé d’un grand fouet dont la pointe peut les atteindre jusqu’ici ». Cette
même lettre, Diderot la signe, quelques lignes plus bas, à la façon du Carthago delenda est de Caton, mais par
un détournement d’une ode d’Horace dont il remplace la Chloé par un académicien
tout frais : « et Pompignianos semel arrogantes sublimi tange
flagello », c’est-à-dire « et que l’arrogant Pompignan soit frappé
encore une fois d’une lanière divine ».
Jean-Jacques
Lefranc,
marquis de Pompignan, a été élu au
fauteuil de Maupertuis le 10 mars
1760. Son discours de récipiendaire attaquait incongrûment ses confrères, chez
qui il ne voyait que mépris de la religion, haine de l’autorité, morale
corrompue, philosophie sapant le Trône et l’Autel, sans compter des attaques de
la richesse suscitées par l’envie.
Voltaire
lui répond par des Facéties parisiennes, une salve de poèmes courts, qui font si
bien mouche que le ridicule empêchera Pompignan de remettre jamais les pieds ni
à l’Académie ni à Paris.
La
seconde exécution publique est celle de Fréron,
dont l’Année littéraire insupporte Voltaire depuis beau temps. La
Comédie-Française voit donc arriver, le 26 juillet 1760, Le Café ou l’Écossaise, une comédie censément anglaise d’un M. Hume,
parent du fameux David Hume, dont un personnage de journaliste véreux se nomme
Wasp, ce que l’on peut traduire par « guêpe » ou
« frelon ». Le soir de la première, Fréron est au milieu de
l’orchestre. « Il soutint, rapporte Collé
dans son Journal, assez bien les premières scènes ; mais M. de Malesherbes, qui était à côté de lui,
le vit ensuite plusieurs fois devenir cramoisi et puis pâlir. Il avait placé sa
femme au premier rang de l’amphithéâtre pour exciter, nous dit Favart, par sa jolie figure les
partisans de son mari contre la pièce. Une personne de ma connaissance, ajoute
Favart, était auprès d’elle, et lui disait : — Ne vous troublez point, Madame,
le personnage de Wasp ne ressemble en aucune façon à votre mari. M. Fréron
n’est ni calomniateur ni délateur. — Ah ! Monsieur, répondit-elle ingénument,
on a beau dire, on le reconnaîtra toujours. » Marivaux assure qu’elle se trouva mal.
Huber, Le Lever du philosophe de Ferney. Au mur, la tête de Turc Fréron. Gallica |
Fréron
tentera d’expliquer dans son journal que le succès de la pièce n’a été dû qu’à
une cabale menée par Sedaine,
Diderot, Grimm et Lamorlière avec,
sous leurs ordres, les typographes et les libraires de l’Encyclopédie, leurs garçons de boutique, des clercs de procureurs,
des écrivains sous les charniers [ainsi Voltaire désignera-t-il, dans sa Pucelle
d’Orléans, les écrivains publics du cimetière des Innocents] , des
apprentis chirurgiens et perruquiers, des laquais et des Savoyards ; mais
déjà on n’appelait plus sa feuille que d’un surnom pris à la pièce : L’Âne littéraire.
Écraser le fanatisme et l’hypocrisie, l’infâme persécution
L’édition
de la pièce sera préfacée par son « traducteur », « Jérôme
Carré, natif de Montauban, demeurant dans l’impasse de Saint-Thomas-du-Louvre ;
car j’appelle impasse, Messieurs, ce que vous appelez cul-de-sac. Je trouve
qu’une rue ne ressemble ni à un cul ni à un sac. Je vous prie de vous servir du
mot impasse, qui est noble, sonore, intelligible, nécessaire, au lieu de celui
de cul, en dépit du sieur Fréron, ci-devant jésuite ».
Sur
ce problème de nomination, Voltaire reviendra encore à trois reprises dans son
œuvre. Il aura finalement influencé non pas seulement la forme des voies de la
capitale, mais encore leur nomenclature.
Une
autre affaire bien parisienne suscite sa verve pratiquement au même
moment : celle qui met en cause Ramponeau
(sic), le pape de la Courtille. Qu’un cabaretier jugeât les planches de la
comédie plus indignes que celles de ses barriques, qu’il pût rompre
l’engagement souscrit, et se voir soutenu par l’Église, au prétexte qu’un
contrat de damnation – puisque celle-ci attendait immanquablement le comédien
-, ne pouvait être légitime, il y avait là matière à un Plaidoyer ironique, et à
égratigner Jean-Jacques Rousseau au passage.
Et
matière encore à étymologie, les tréteaux du théâtre étant dressés le plus
souvent sur le boulevard ou le rempart, l’un ou l’autre mot désignant la même
chose – « Boulevart : fortification, rempart. Belgrade est le
boulevart de l’Empire ottoman du côté de la Hongrie ». « On devrait
dire “boulevert”, parce qu’autrefois le rempart était couvert de gazon, sur
lequel on jouait à la boule ; on appelait le gazon le vert ; de là le mot
boule-vert, terme que les Anglais ont rendu exactement par bowlinggreen. Les Parisiens croient bien prononcer en disant
boulevart, le pauvre peuple dit boulevert. »
Et
comme Voltaire n’est jamais en repos, le 3 septembre, la Comédie-Française
donne sa nouvelle tragédie : Tancrède. « Monsieur et cher
maître, lui écrit Diderot, l’ami Thiriot aurait bien mieux fait de vous
entretenir du bel enthousiasme qui nous saisit ici, à l’hôtel de
Clermont-Tonnerre, lui, l’ami Damilaville,
et moi, et des transports d’admiration et de joie auxquels nous nous livrâmes,
deux ou trois heures de suite, en causant de vous et des prodiges que vous
opérez tous les jours, que de vous tracasser de quelques méchantes observations
communes que je hasardai entre nous sur votre dernière pièce. (…) Ah !,
mon cher maître, si vous voyiez la
Clairon traversant la scène, à demi renversée sur les bourreaux qui
l’environnent, ses genoux se dérobant sous elle, les yeux fermés, les bras
tombants, comme morte ; si vous entendiez le cri qu’elle pousse en apercevant
Tancrède, vous resteriez plus convaincu que jamais que le silence et la
pantomime ont quelquefois un pathétique que toutes les ressources de l’art
oratoire n’atteignent pas. (…)
Meissonier, Lecture chez Diderot. 1888. Gallica |
« Mais
est-ce que je finirai cette causerie sans vous dire un mot de la grande
entreprise ? Incessamment le manuscrit sera complet,
les planches gravées, et nous jetterons tout à la fois onze volumes in-folio
sur nos ennemis. Quand il en sera temps, j’invoquerai votre secours. Adieu, monsieur
et cher maître. Pardonnez à ma paresse. Ayez toujours de l’amitié pour moi.
Conservez-vous ; songez quelquefois qu’il n’y a aucun homme au monde dont la
vie soit plus précieuse à l’univers que la vôtre », etc.
Voltaire
lui répond : « Monsieur et mon très digne maître, j’aurais assurément
bien mauvaise grâce de me plaindre de votre silence, puisque vous avez employé
votre temps à préparer neuf volumes de l’Encyclopédie.
Cela est incroyable. Il n’y a que vous au monde capable d’un si prodigieux
effort. Vous aurait-on aidé comme vous méritez qu’on vous aide ? Vous savez
qu’on s’est plaint des déclamations, quand on attendait des définitions et des
exemples ; mais il y a tant d’articles admirables, les fleurs et les fruits
sont répandus avec tant de profusion qu’on passera aisément par-dessus les
ronces. L’infâme persécution ne
servira qu’à votre gloire ; puisse votre gloire servir à votre fortune, et
puisse votre travail immense ne pas nuire à votre santé ! Je vous regarde comme
un homme nécessaire au monde, né pour l’éclairer, et pour écraser le fanatisme et l’hypocrisie. Avec cette multitude de
connaissances que vous possédez, et qui devrait dessécher le cœur, le vôtre est
sensible. (…) Adieu ; je vous aime, je vous révère, je vous suis dévoué pour le
reste de ma vie ».
« Écraser »
et « infâme » sont déjà en italiques dans cette lettre, prêts à se
cristalliser en mot d’ordre. Mais, avant, il faut encore à Voltaire relever une
erreur concernant Paris chez Rousseau, dans sa Nouvelle Héloïse :
« À Paris, le riche, dit-il, “arrache un reste de pain noir à l’opprimé
qu’il feint de plaindre en public”. Il est étrange, Monsieur [c’est
prétendument le marquis de Ximenez qui s’adresse à Voltaire], que Jean-Jacques
ne sache pas que personne ne mange de pain bis à Paris, qu’il y est inconnu, et
qu’il s’en faut beaucoup que M. Volmar, et son baron, et sa Julie, aient mangé
du pain aussi blanc qu’en mange le dernier des pauvres de Paris. C’est une des
choses qui étonne le plus les étrangers dans notre vaste et opulente ville. Le
bon petit homme nous parle des cinquièmes étages : il y a été souvent ; il dit
que c’est là qu’on apprend à connaître les véritables mœurs de la ville ; qu’il
y retourne donc, et il verra si l’on y mange du pain noir, comme il nous le
reproche ».
Au
XIXe siècle encore, toutes les tentatives de faire changer aux
ouvriers parisiens leurs habitudes de consommation, en faveur d’un pain moins
cher, demeureront vaines.
Rousseau
a quelques excuses, depuis quatre ans déjà il vit aux abords de la forêt de Montmorency,
et ne vient plus à Paris que du bout des pieds. L’hôtel des Luxembourg, rue
Saint-Marc, a, comme tous les bâtiments mitoyens, des jardins qui montent
jusqu’au rempart et, pour une partie de celui du duc, sur l’emplacement de
l’actuel passage des Panoramas. Ils « me pressèrent si fort d’aller les y
voir quelquefois, que j’y consentis malgré mon aversion pour Paris (…). Encore
n’y allais-je que les jours convenus, uniquement pour souper, et m’en retourner
le lendemain matin. J’entrais et sortais par le jardin qui donnait sur le
boulevard, de sorte que je pouvais dire, avec la plus exacte vérité, que je
n’avais pas mis le pied sur le pavé de Paris ».
Paris, entre Saint-Barthélemy et Opéra-Comique
Quand
Voltaire combat le parti antiphilosophique par l’esprit, Diderot le fait par le
cœur. Il s’agit de montrer que l’on peut être loin de l’observance religieuse
et aussi bon qu’un croyant ; philosophe et vertueux. En février 1761, la
Comédie-Française donne son Père de famille, et il en rend
compte à Voltaire : « Il s’est élevé du milieu du parterre des voix
qui ont dit : “Quelle réplique à la satire des Philosophes !”. Voilà le mot que je voulais entendre. Je ne sais
quelle opinion le public prendra de mon talent dramatique, et je ne m’en soucie
guère ; mais je voulais qu’on vît un homme qui porte au fond de son cœur
l’image de la vertu et le sentiment de l’humanité profondément gravés, et on
l’aura vu. Ainsi Moïse peut cesser de tenir les mains élevées vers le ciel. On
a osé faire à la reine l’éloge de mon ouvrage. C’est Brizard [interprète du rôle titre] qui m’a apporté cette nouvelle
de Versailles. Adieu, mon cher maître, je sais combien vous avez désiré le
succès de votre disciple, et j’en suis touché. Mon attachement et mon hommage
pour toute ma vie.
P.S.
On revient de la troisième représentation. Succès, malgré la rage de la
cabale. »
Le Testament, édité par Voltaire en 1762. Gallica |
Pendant
que Diderot prêche d’exemple, Voltaire continue d’accumuler des arguments. Le
mémoire du curé ardennais Jean Meslier
circule depuis déjà une trentaine d’années. Voltaire l’a jugé, alors, « écrit
du style d’un cheval de carrosse ». La lutte contre « l’infâme » l’amène
maintenant à en résumer l’argumentation, qu’il limite à l’examen rationaliste
de la religion chrétienne, soit le dixième de son contenu ; il laisse de
côté son matérialisme athée et sa dénonciation sociale. Il invite ses
correspondants à diffuser ce Testament, et ainsi fait-il du Sermon des cinquante. Il
s’agirait-là des travaux de cinquante protestants qui, convenant
que la Réforme n’a pas été
menée à son terme, invitent à la poursuivre pour aboutir à « un culte sage
et simple d’un Dieu unique ».