LE PARIS DE L’ABSENT (II. 1755-1759)


 (quatorzième épisode du Paris, la ville rêvée de Voltaire, commencé ici avec la livraison de novembre 2013)

Il prend envie de marcher à quatre pattes


Le 20 août 1755, le Discours sur l’origine de l’inégalité, de Jean-Jacques Rousseau, a été mis en vente à Paris ; la première de L’Orphelin de la Chine est du même jour. « Il n’est pas indifférent de remarquer, note la Correspondance littéraire de Grimm que, dans la tragédie de L’Orphelin de la Chine, nos actrices ont paru pour la première fois sans paniers. M. de Voltaire a abandonné sa part d’auteur au profit des acteurs pour leurs habits. » La couleur locale des costumes et décors, riche et chatoyante, est pour beaucoup dans le succès de la pièce.
J.J. par Quentin Latour, 1753.
Rousseau a envoyé son Discours à Voltaire. L’exilé rend publique sa lettre de remerciements, dont il fait la préface à l’édition de L’Orphelin de la Chine, l’utilisant avec ironie dans sa propre bataille : « Je conviens avec vous que les belles-lettres et les sciences ont causé quelquefois beaucoup de mal. (…) Dès que vos amis eurent commencé le Dictionnaire encyclopédique, ceux qui osèrent être leurs rivaux les traitèrent de déistes, d’athées, et même de jansénistes »…
Le début comme la fin ont un ton plus personnel : « J’ai reçu, Monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain ; je vous en remercie. Vous plairez aux hommes, à qui vous dites leurs vérités, mais vous ne les corrigerez pas. On ne peut peindre avec des couleurs plus fortes les horreurs de la société humaine, dont notre ignorance et notre faiblesse se promettent tant de consolations. On n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre bêtes ; il prend envie de marcher à quatre pattes, quand on lit votre ouvrage. Cependant, comme il y a plus de soixante ans que j’en ai perdu l’habitude, (…) je me borne à être un sauvage paisible dans la solitude que j’ai choisie auprès de votre patrie, où vous devriez être. (…) M. Chappuis m’apprend que votre santé est bien mauvaise ; il faudrait la venir rétablir dans l’air natal, jouir de la liberté, boire avec moi du lait de nos vaches, et brouter nos herbes. Je suis très philosophiquement et avec la plus tendre estime, etc. »
Jean-Jacques lui a déjà répondu, le 10 septembre : « C’est à moi, Monsieur, de vous remercier à tous égards. En vous offrant l’ébauche de mes tristes rêveries, je n’ai point cru vous faire un présent digne de vous, mais m’acquitter d’un devoir et vous rendre un hommage que nous vous devons tous comme à notre chef »…
Rousseau ne partage évidemment pas la conception pédagogique, voire sacramentelle, que Voltaire assigne au théâtre, et il fait, habilement, feu de tout bois : « Le peuple reçoit les écrits des sages pour les juger, non pour s’instruire. Jamais on ne vit tant de Dandins. Le théâtre en fourmille, les cafés retentissent de leurs sentences, ils les affichent dans les journaux, les quais sont couverts de leurs écrits ; et j’entends critiquer l’Orphelin, parce qu’on l’applaudit, à tel grimaud [un inculte prétentieux] si peu capable d’en voir les défauts qu’à peine en sent-il les beautés. »
Quant à la culpabilisation du « citoyen de Genève » : « Je suis sensible à votre invitation ; et si cet hiver me laisse en état d’aller, au printemps, habiter ma patrie, j’y profiterai de vos bontés. Mais j’aimerais mieux boire de l’eau de votre fontaine que du lait de vos vaches ; et quant aux herbes de votre verger, je crains bien de n’y en trouver d’autres que le lotos, qui n’est pas la pâture des bêtes [chez Homère, les dieux de l’Olympe en goûtaient avec plaisir] et le moly, qui empêche les hommes de le devenir [la plante préserva Ulysse de l’influence de Circé]. Je suis de tout mon cœur et avec respect [etc.] ».
À reproduire ce dialogue, on pourrait croire les correspondances équilibrées, or, de Rousseau nous possédons six mille lettres, de Voltaire plus de quinze mille, soit l’équivalent d’une lettre par jour, tous les jours, pendant cinquante ans. C’est dire que « Le Suisse libre », comme il signe l’une d’elles, à Diderot, est partout par l’écrit, reste le sujet de conversation de tous les salons, et ne quitte guère la scène. Comme si ce n’était pas assez, il y ajoute une collaboration à l’Encyclopédie, sous forme directe comme indirecte : en août 1756, d’Alembert est aux Délices et Voltaire lui « souffle » l’article Genève.
Dans l’intervalle, il y a eu le terrible tremblement de terre, et donc le poème Sur le désastre de Lisbonne, dans lequel Rousseau voit « un poème contre la Providence », comme Voltaire avait vu ironiquement dans son Discours, « un livre contre le genre humain ». Or, de la Providence, Jean-Jacques a un besoin personnel, et absolu : « Je la sens, je la crois, je la veux, je l’espère, je la défendrai jusqu’à mon dernier soupir ». « Rassasié de gloire et désabusé des vaines grandeurs, écrit-il à Voltaire, vous vivez libre au sein de l’abondance : bien sûr de l’immortalité, vous philosophez paisiblement sur la nature de l’âme ; et si le corps ou le cœur souffre, vous avez Tronchin pour médecin et pour ami ; vous ne trouvez pourtant que mal sur la terre ; et moi, homme obscur, pauvre et tourmenté d’un mal sans remède, je médite avec plaisir dans ma retraite, et trouve que tout est bien. D’où viennent ces contradictions apparentes ? Vous l’avez vous-même expliqué : vous jouissez ; mais j’espère, et l’espérance embellit tout. »
Mme de Pompadour par Quentin Latour, 1754.
La réponse de Voltaire, pourtant préoccupé alors par l’état de santé de Mme Denis, n’est pas sans chaleur : « M. d’Alembert vous dira quelle vie philosophique on mène dans ma petite retraite. Elle mériterait le nom qu’elle porte si elle pouvait vous posséder quelquefois. On dit que vous haïssez le séjour des villes ; j’ai cela de commun avec vous. Je voudrais vous ressembler en tant de choses que cette conformité pût vous déterminer à venir nous voir. L’état où je suis ne me permet pas de vous en dire davantage. Comptez que, de tous ceux qui vous ont lu, personne ne vous estime plus que moi, malgré mes mauvaises plaisanteries ; et que, de tous ceux qui vous verront, personne n’est plus disposé à vous aimer tendrement. Je commence par supprimer toute cérémonie. »
 
Dans la bibliothèque de la Pompadour, la Henriade de Voltaire, L'Esprit des lois de Montesquieu, le tome IV de l'Encyclopédie.

Que m’importera d’avoir été Voltaire ou Diderot


Le dévoilement de la colonnade du Louvre semble décidément une réalité. « Le roi, rappelle la Correspondance de Grimm, sur les avis de M. le marquis de Marigny, ayant ordonné de découvrir cette fameuse colonnade et d’achever le nouveau Louvre, cet événement très agréable au public a donné occasion à M. de La Font de Saint-Yenne de faire un autre dialogue pour célébrer cette époque. » À ce second dialogue, Voltaire n’a pas ajouté ses vers comme au premier, il « hait le séjour des villes » désormais, d’accord en cela avec Rousseau. Il n’est plus préoccupé que de l’Encyclopédie :
« Quoi !, écrit-il à d’Alembert, on ose dans un sermon, devant le roi, traiter de dangereux et d’impie un livre approuvé, muni d’un privilège du roi, un livre utile au monde entier, et qui fait l’honneur de la nation ! (Je ne parle que d’une bonne moitié du livre.) Et tous ceux qui ont mis la main à cet ouvrage ne mettent pas la main à l’épée pour le défendre ! ils ne composent pas un bataillon carré ! ils ne demandent pas justice ! M. de Malesherbes n’a-t-il pas été attaqué comme vous et vos confrères dans ce discours de harengère, appelé sermon, prononcé par Garasse-Chapelain, qui prêche comme Chapelain faisait des vers ? Je vous ai déjà mandé que j’avais écrit à Diderot il y a plus de six semaines : premièrement, pour le prier de vous encourager sur l’article Genève, en cas que l’on eût voulu vous intimider ; secondement, pour lui dire qu’il faut qu’il se joigne à vous, qu’il quitte avec vous, qu’il ne reprenne l’ouvrage qu’avec vous. Je vous le répète, c’est une chose infâme de n’être pas tous unis comme des frères dans une occasion pareille. »
D’Alembert, « excédé des avanies et des vexations que l’ouvrage lui attire, des satires odieuses et même infâmes », et se trouvant insuffisamment payé, est décidé à abandonner l’Encyclopédie. De tels propos le confortent ; Diderot rame à contre-courant. « Je ne sais ce qui s’est passé dans sa tête, écrit-il à Voltaire ; mais si le dessein de s’expatrier n’y est pas à côté de celui de quitter l’Encyclopédie, il a fait une sottise. Le règne des mathématiques n’est plus ; le goût a changé : c’est celui de l’histoire naturelle et des lettres qui domine. D’Alembert ne se jettera pas, à l’âge qu’il a, dans l’étude de l’histoire naturelle : et il est bien difficile qu’il fasse un ouvrage qui réponde à la célébrité de son nom. Quelques articles de l’Encyclopédie l’auraient soutenu avec dignité pendant et après l’édition. Voilà ce qu’il n’a pas considéré, ce que personne n’osera peut-être lui dire, et ce qu’il entendra de moi. (…) Mais, pour Dieu, ne me croisez pas. Je sais tout ce que vous pouvez sur lui, et c’est inutilement que je lui prouverai qu’il a tort si vous lui dites qu’il a raison. D’après tout cela, vous croirez que je tiens beaucoup à l’Encyclopédie, et vous vous tromperez. Mon cher maître, j’ai la quarantaine passée ; je suis las de tracasseries. Je crie depuis le matin jusqu’au soir : le repos, le repos ! Et il n’y a guère de jour que je ne sois tenté d’aller vivre obscur et mourir tranquille au fond de ma province. Il vient un temps où toutes les cendres sont mêlées ; alors que m’importera d’avoir été Voltaire ou Diderot, et que ce soit vos trois syllabes ou les trois miennes qui restent ? (…) Les libraires sentent aussi bien que moi que d’Alembert n’est pas un homme facile à remplacer ; mais ils ont trop d’intérêt au succès de leur ouvrage pour se refuser aux dépenses. Si je peux espérer de faire un huitième volume, deux fois meilleur que le septième, je continuerai ; sinon, serviteur à l’Encyclopédie : j’aurai perdu quinze ans de mon temps, mon ami d’Alembert aura jeté par les fenêtres une quarantaine de mille francs sur lesquels je comptais, et qui auraient été toute ma fortune ; mais je m’en consolerai, car j’aurai le repos. Adieu, mon cher maître ; portez-vous bien, aimez-moi toujours. »

La culture de la terre comme expérience de physique


D’Alembert a confirmé son retrait : il se bornera désormais à fournir quelques articles de
d'Alembert par Quentin Latour, 1753.
mathématiques ; Diderot est désormais le directeur unique de l’entreprise. Le 26 juin 1758, c’est donc à son éditeur que Voltaire s’adresse : « Vous ne doutez pas, Monsieur, de l’honneur et du plaisir que je me fais de mettre quelquefois une ou deux briques à votre grande pyramide. C’est bien dommage que, dans tout ce qui regarde la métaphysique et même l’histoire, on ne puisse pas dire la vérité. Les articles qui devraient le plus éclairer les hommes sont précisément ceux dans lesquels on redouble l’erreur et l’ignorance du public. On est obligé de mentir, et encore est-on persécuté pour n’avoir pas menti assez. Pour moi, j’ai dit si insolemment la vérité dans les articles Histoire, Imagination et Idolâtrie, que je vous prie de ne les pas donner sous mon nom à l’examen. Ils pourront passer si on ne nomme pas l’auteur ; et, s’ils passent, tant mieux pour le petit nombre de lecteurs qui aiment le vrai. Je vais faire un petit voyage à la cour palatine. Cette diversion m’empêche d’ajouter de nouveaux articles à ceux que M. d’Argental veut bien se charger de vous rendre. J’enverrai seulement Humeur (moral), et je l’adresserai à Briasson. (…) Je souhaite que vos peines vous procurent autant d’avantages que de gloire. Comptez qu’il n’y a personne au monde qui fasse plus de vœux pour votre bonheur, et qui soit plus pénétré d’estime et d’attachement pour vous que… le petit Suisse ».
Comme il l’a annoncé, Voltaire rend visite à l’électeur palatin, et fait à Schwetzingen ses premières lectures de Candide. Sur le chemin du retour, il s’arrête à Strasbourg, espérant obtenir par l’entremise du cardinal de Bernis, un protégé de Mme de Pompadour, récemment nommé aux Affaires étrangères, la permission de revenir à Paris. Mais le crédit de Bernis s’avère une étoile filante, et Voltaire comprend que son exil est définitif. Quand il écrit de nouveau à Diderot, il est châtelain de Ferney. « J’attends avec impatience votre nouveau tome de l’Encyclopédie ; je m’intéresse bien vivement à ce grand ouvrage et à son auteur ; vous méritiez d’avoir été mieux secondé. J’aurai la hardiesse de vouloir que l’article Idolâtrie soit de moi, s’il a passé, et j’aurais désiré que d’autres articles importants eussent été écrits avec la même passion pour la vérité. (…) Je n’ai pu, malgré cet intérêt, travailler beaucoup à votre nouveau tome. J’ai acheté, à deux lieues de mes Délices, une terre encore plus retirée, où je compte finir mes jours dans la tranquillité, mais où je me vois obligé de me donner beaucoup de soins les premières années. Ces soins sont amusants, et les travaux de la campagne me paraissent tenir à la philosophie ; les bonnes expériences de physique sont celles de la culture de la terre. Dans cet heureux oubli d’un monde pervers et frivole, j’interromprai mes travaux avec joie quand vous me demanderez des articles intéressants dont d’autres personnes ne se seront point chargées. Adieu, Monsieur ; honorez de quelque amitié un homme qui vous est attaché comme il voudrait que tous les philosophes le fussent, et qui est extrêmement sensible à tous vos talents. »  
Voltaire n’aura donné, en fait, à l’Encyclopédie que quarante-cinq articles consacrés à l’histoire et à la littérature, tout le contraire de brûlots. Rousseau, qui avait fourni la matière de la notice Économie politique, outre celles sur la musique, est affecté par l’article Genève, paru dans le tome VII, et met fin à sa collaboration.
Le 6 février 1759, le parlement de Paris condamne L’Encyclopédie, La Loi naturelle de Voltaire, et L’Esprit d’Helvétius, qui n’est pas l’un des auteurs de l’Encyclopédie. Le Journal de Barbier s’en fait naturellement l’écho : « Voilà, comme l’on voit, une grande déclaration contre les philosophes de ce siècle, tant M. Helvétius que MM. Diderot et D’Alembert, éditeurs de l’Encyclopédie, et autres, qui ont travaillé à cet ouvrage, accusés de vouloir introduire le déisme et le matérialisme, et de troubler, par leurs pernicieux principes, la religion et l’État. Tout cela se réduit à faire brûler le livre de L’Esprit, dont il y a eu deux ou trois éditions, sans aucune punition contre l’auteur ni le censeur, et, à l’égard de L’Encyclopédie, pour les sept volumes imprimés, à un examen très-difficile et très-long par neuf personnes, qui ont toutes leurs occupations et qui s’assembleront difficilement. Cela aboutira tout au plus à ordonner des cartons, pour réformer les articles où il y aura des erreurs, que l’on délivrera à ceux qui ont les sept volumes, ce qui pourrait être un préjudice pour les libraires, et à contenir les auteurs pour les tomes suivants, car le huitième est actuellement sous presse. Quoi qu’il en soit, il aurait peut-être été aussi prudent de ne pas exposer avec éloquence, dans le discours de M. l’avocat général, les systèmes de déisme, de matérialisme et d’irréligion, et le venin qu’il peut y avoir dans quelques articles, y ayant bien plus de gens à portée de lire cet arrêt du 6 février, de trente pages, que de feuilleter sept volumes in-folio ».
Un mois plus tard, tandis que le pape met l’œuvre à l’index, le roi révoque les lettres de privilège, décrète la destruction par le feu des sept volumes de l’Encyclopédie, impose le remboursement des souscripteurs. Les Libraires-Associés et Diderot proposent de s’en acquitter par des volumes de planches, ce que Malesherbes accepte, sauvant ainsi l’entreprise. Un nouveau privilège est accordé pour un « Recueil de mille planches en taille-douce sur les sciences, les arts mécaniques, etc. ».
Depuis longtemps, Lekain et Mlle Clairon défendaient les théories dramatiques de Voltaire, soutenaient sa réforme du costume vers plus d’exactitude, réclamaient avec lui la suppression des bancs qui encombraient la scène ; le 23 avril 1759, le jeune comte de Lauraguais la met en actes en déboursant 30 000 livres pour indemniser la Comédie-Française de son manque à gagner. « Comment apporter le corps de César sanglant sur la scène [à l’acte III de La Mort de César] ; comment faire descendre une reine éperdue dans le tombeau de son époux, et l’en faire sortir mourante de la main de son fils [à l’acte V de Sémiramis] au milieu d’une foule qui cache, et le tombeau, et le fils, et la mère, et qui énerve la terreur du spectacle par le contraste du ridicule ? », se plaignait Voltaire. Désormais, c’est possible et, deux ans plus tard, Lebeau de Schosne, rappelant ce qu’était la situation passée, peut écrire : « … Les coups de théâtre étaient toujours manqués. Nos chefs-d’œuvre tombaient ou perdaient une partie de leur éclat et des éloges mérités aux travaux de leurs auteurs. Sémiramis en a été une preuve bien convaincante. Cette pièce n’eut qu’un faible succès dans sa naissance, exactement par les raisons que je viens de dire ; et elle est aujourd’hui une des plus solides colonnes du palais de Melpomène ».