(quatorzième épisode du Paris, la ville rêvée de Voltaire, commencé ici avec la livraison
de novembre 2013)
Il prend envie de marcher à quatre pattes
Le 20
août 1755, le Discours sur l’origine de l’inégalité, de Jean-Jacques Rousseau,
a été mis en vente à Paris ; la première de L’Orphelin de la Chine est du même jour. « Il n’est pas indifférent de
remarquer, note la Correspondance littéraire de Grimm que, dans la tragédie de L’Orphelin
de la Chine, nos actrices ont paru pour la première fois sans paniers. M.
de Voltaire a abandonné sa part
d’auteur au profit des acteurs pour leurs habits. » La couleur locale des
costumes et décors, riche et chatoyante, est pour beaucoup dans le succès de la
pièce.
J.J. par Quentin Latour, 1753. |
Rousseau
a envoyé son Discours à Voltaire.
L’exilé rend publique sa lettre de remerciements, dont il fait la préface à
l’édition de L’Orphelin de la Chine,
l’utilisant avec ironie dans sa propre bataille : « Je conviens avec vous que
les belles-lettres et les sciences ont causé quelquefois beaucoup de mal. (…)
Dès que vos amis eurent commencé le Dictionnaire encyclopédique, ceux
qui osèrent être leurs rivaux les traitèrent de déistes, d’athées, et même de
jansénistes »…
Le début
comme la fin ont un ton plus personnel : « J’ai reçu, Monsieur, votre
nouveau livre contre le genre humain ; je vous en
remercie. Vous plairez aux hommes, à qui vous dites leurs vérités, mais vous ne les
corrigerez pas. On ne peut peindre avec des couleurs plus fortes les horreurs
de la société humaine, dont notre ignorance et notre faiblesse se promettent
tant de consolations. On n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre
bêtes ; il prend envie de marcher à quatre pattes, quand on lit
votre ouvrage. Cependant, comme il y a plus de soixante ans que j’en ai perdu
l’habitude, (…) je me borne à être un sauvage paisible dans la solitude que
j’ai choisie auprès de votre patrie, où vous devriez
être. (…) M. Chappuis m’apprend que votre santé est bien mauvaise ; il faudrait
la venir rétablir dans l’air natal, jouir de la liberté, boire avec moi du lait
de nos vaches, et brouter nos herbes. Je suis très philosophiquement et avec la
plus tendre estime, etc. »
Jean-Jacques
lui a déjà répondu, le 10 septembre : « C’est à moi, Monsieur, de
vous remercier à tous égards. En vous offrant l’ébauche de mes tristes
rêveries, je n’ai point cru vous faire un présent digne de vous, mais m’acquitter
d’un devoir et vous rendre un hommage que nous vous devons tous comme à notre
chef »…
Rousseau
ne partage évidemment pas la conception pédagogique, voire sacramentelle, que
Voltaire assigne au théâtre, et il fait, habilement, feu de tout bois : « Le
peuple reçoit les écrits des sages pour les juger, non pour s’instruire. Jamais
on ne vit tant de Dandins. Le théâtre en fourmille, les cafés retentissent de
leurs sentences, ils les affichent dans les journaux, les quais sont couverts
de leurs écrits ; et j’entends critiquer l’Orphelin, parce qu’on l’applaudit, à tel grimaud [un inculte
prétentieux] si peu capable d’en voir les défauts qu’à peine en sent-il les
beautés. »
Quant à
la culpabilisation du « citoyen de Genève » : « Je suis
sensible à votre invitation ; et si cet hiver me laisse en état d’aller,
au printemps, habiter ma patrie, j’y profiterai de vos bontés. Mais j’aimerais
mieux boire de l’eau de votre fontaine que du lait de vos vaches ; et
quant aux herbes de votre verger, je crains bien de n’y en trouver d’autres que
le lotos, qui n’est pas la pâture des bêtes [chez Homère, les dieux de l’Olympe
en goûtaient avec plaisir] et le moly, qui empêche les hommes de le devenir [la
plante préserva Ulysse de l’influence de Circé]. Je suis de tout mon cœur et
avec respect [etc.] ».
À
reproduire ce dialogue, on pourrait croire les correspondances équilibrées, or,
de Rousseau nous possédons six mille lettres, de Voltaire plus de quinze mille,
soit l’équivalent d’une lettre par jour, tous les jours, pendant cinquante ans.
C’est dire que « Le Suisse libre », comme il signe l’une d’elles, à Diderot, est partout par l’écrit, reste
le sujet de conversation de tous les salons, et ne quitte guère la scène. Comme
si ce n’était pas assez, il y ajoute une collaboration à l’Encyclopédie, sous forme directe comme indirecte : en août
1756, d’Alembert est aux
Délices et Voltaire lui « souffle » l’article Genève.
Dans
l’intervalle, il y a eu le terrible tremblement de terre, et donc le poème Sur
le désastre de Lisbonne, dans lequel Rousseau voit « un poème
contre la Providence », comme Voltaire avait vu ironiquement dans son Discours, « un livre contre le
genre humain ». Or, de la Providence, Jean-Jacques a un besoin personnel,
et absolu : « Je la sens, je la crois, je la veux, je l’espère, je la
défendrai jusqu’à mon dernier soupir ». « Rassasié de gloire et
désabusé des vaines grandeurs, écrit-il à Voltaire, vous vivez libre au sein de
l’abondance : bien sûr de l’immortalité, vous philosophez paisiblement sur la
nature de l’âme ; et si le corps ou le cœur souffre, vous avez Tronchin pour médecin et pour ami ;
vous ne trouvez pourtant que mal sur la terre ; et moi, homme obscur, pauvre et
tourmenté d’un mal sans remède, je médite avec plaisir dans ma retraite, et
trouve que tout est bien. D’où viennent ces contradictions apparentes ? Vous
l’avez vous-même expliqué : vous jouissez ; mais j’espère, et l’espérance
embellit tout. »
Mme de Pompadour par Quentin Latour, 1754. |
La
réponse de Voltaire, pourtant préoccupé alors par l’état de santé de Mme Denis, n’est pas sans
chaleur : « M. d’Alembert
vous dira quelle vie philosophique on mène dans ma petite retraite. Elle
mériterait le nom qu’elle porte si elle pouvait vous posséder quelquefois. On
dit que vous haïssez le séjour des villes ; j’ai cela de commun avec vous. Je
voudrais vous ressembler en tant de choses que cette conformité pût vous
déterminer à venir nous voir. L’état où je suis ne me permet pas de vous en
dire davantage. Comptez que, de tous ceux qui vous ont lu, personne ne vous
estime plus que moi, malgré mes mauvaises plaisanteries ; et que, de tous
ceux qui vous verront, personne n’est plus disposé à vous aimer tendrement. Je
commence par supprimer toute cérémonie. »
Dans la bibliothèque de la Pompadour, la Henriade de Voltaire, L'Esprit des lois de Montesquieu, le tome IV de l'Encyclopédie. |
Que m’importera d’avoir été Voltaire ou Diderot
Le
dévoilement de la colonnade du Louvre semble décidément une réalité. « Le
roi, rappelle la Correspondance de
Grimm, sur les avis de M. le marquis de
Marigny, ayant ordonné de découvrir cette fameuse colonnade et d’achever le
nouveau Louvre, cet événement très agréable au public a donné occasion à M. de La Font de Saint-Yenne de faire un
autre dialogue pour célébrer cette époque. » À ce second dialogue,
Voltaire n’a pas ajouté ses vers comme au premier, il « hait le séjour des
villes » désormais, d’accord en cela avec Rousseau. Il n’est plus
préoccupé que de l’Encyclopédie :
« Quoi !,
écrit-il à d’Alembert, on ose dans un sermon, devant le roi, traiter de
dangereux et d’impie un livre approuvé, muni d’un privilège du roi, un livre
utile au monde entier, et qui fait l’honneur de la nation ! (Je ne parle que
d’une bonne moitié du livre.) Et tous ceux qui ont mis la main à cet ouvrage ne
mettent pas la main à l’épée pour le défendre ! ils ne composent pas un
bataillon carré ! ils ne demandent pas justice ! M. de Malesherbes n’a-t-il pas été attaqué comme vous et vos confrères
dans ce discours de harengère, appelé sermon, prononcé par Garasse-Chapelain, qui prêche comme Chapelain faisait des vers ? Je
vous ai déjà mandé que j’avais écrit à Diderot il y a plus de six semaines :
premièrement, pour le prier de vous encourager sur l’article Genève, en cas que l’on eût voulu vous
intimider ; secondement, pour lui dire qu’il faut qu’il se joigne à vous, qu’il
quitte avec vous, qu’il ne reprenne l’ouvrage qu’avec vous. Je vous le répète,
c’est une chose infâme de n’être pas tous unis comme des frères dans une
occasion pareille. »
D’Alembert,
« excédé des avanies et des vexations que l’ouvrage lui attire, des
satires odieuses et même infâmes », et se trouvant insuffisamment payé,
est décidé à abandonner l’Encyclopédie. De tels propos le confortent ; Diderot rame à
contre-courant. « Je ne sais ce qui s’est passé dans sa tête, écrit-il à
Voltaire ; mais si le dessein de s’expatrier n’y est pas à côté de celui de
quitter l’Encyclopédie, il a fait une
sottise. Le règne des mathématiques n’est plus ; le goût a changé : c’est celui
de l’histoire naturelle et des lettres qui domine. D’Alembert ne se jettera
pas, à l’âge qu’il a, dans l’étude de l’histoire naturelle : et il est bien
difficile qu’il fasse un ouvrage qui réponde à la célébrité de son nom.
Quelques articles de l’Encyclopédie l’auraient
soutenu avec dignité pendant et après l’édition. Voilà ce qu’il n’a pas
considéré, ce que personne n’osera peut-être lui dire, et ce qu’il entendra de
moi. (…) Mais, pour Dieu, ne me croisez pas. Je sais tout ce que vous pouvez
sur lui, et c’est inutilement que je lui prouverai qu’il a tort si vous lui
dites qu’il a raison. D’après tout cela, vous croirez que je tiens beaucoup à
l’Encyclopédie, et vous vous
tromperez. Mon cher maître, j’ai la quarantaine passée ; je suis las de
tracasseries. Je crie depuis le matin jusqu’au soir : le repos, le repos ! Et
il n’y a guère de jour que je ne sois tenté d’aller vivre obscur et mourir
tranquille au fond de ma province. Il vient un temps où toutes les cendres sont
mêlées ; alors que m’importera d’avoir été Voltaire ou Diderot, et que ce soit
vos trois syllabes ou les trois miennes qui restent ? (…) Les libraires
sentent aussi bien que moi que d’Alembert n’est pas un homme facile à remplacer
; mais ils ont trop d’intérêt au succès de leur ouvrage pour se refuser aux
dépenses. Si je peux espérer de faire un huitième volume, deux fois meilleur
que le septième, je continuerai ; sinon, serviteur à l’Encyclopédie : j’aurai
perdu quinze ans de mon temps, mon ami d’Alembert aura jeté par les fenêtres
une quarantaine de mille francs sur lesquels je comptais, et qui auraient été
toute ma fortune ; mais je m’en consolerai, car j’aurai le repos. Adieu, mon
cher maître ; portez-vous bien, aimez-moi toujours. »
La culture de la terre comme expérience de physique
D’Alembert
a confirmé son retrait : il se bornera désormais à fournir quelques
articles de
mathématiques ; Diderot est désormais le directeur unique de
l’entreprise. Le 26 juin 1758, c’est donc à son éditeur que Voltaire
s’adresse : « Vous ne doutez pas, Monsieur, de l’honneur et du
plaisir que je me fais de mettre quelquefois une ou deux briques à votre grande
pyramide. C’est bien dommage que, dans tout ce qui regarde la métaphysique et
même l’histoire, on ne puisse pas dire la vérité. Les articles qui devraient le
plus éclairer les hommes sont précisément ceux dans lesquels on redouble
l’erreur et l’ignorance du public. On est obligé de mentir, et encore est-on
persécuté pour n’avoir pas menti assez. Pour moi, j’ai dit si insolemment la
vérité dans les articles Histoire, Imagination et Idolâtrie,
que je vous prie de ne les pas donner sous mon nom à l’examen. Ils pourront
passer si on ne nomme pas l’auteur ; et, s’ils passent, tant mieux pour le
petit nombre de lecteurs qui aiment le vrai. Je vais faire un petit voyage à la
cour palatine. Cette diversion m’empêche d’ajouter de nouveaux articles à ceux
que M. d’Argental veut bien se
charger de vous rendre. J’enverrai seulement Humeur (moral), et je
l’adresserai à Briasson. (…) Je
souhaite que vos peines vous procurent autant d’avantages que de gloire.
Comptez qu’il n’y a personne au monde qui fasse plus de vœux pour votre
bonheur, et qui soit plus pénétré d’estime et d’attachement pour vous que… le
petit Suisse ».
d'Alembert par Quentin Latour, 1753. |
Comme il
l’a annoncé, Voltaire rend visite à l’électeur palatin, et fait à Schwetzingen
ses premières lectures de Candide. Sur le chemin du retour, il
s’arrête à Strasbourg, espérant obtenir par l’entremise du cardinal de Bernis, un protégé de Mme de Pompadour, récemment nommé aux Affaires étrangères, la
permission de revenir à Paris. Mais le crédit de Bernis s’avère une étoile
filante, et Voltaire comprend que son exil est définitif. Quand il écrit de
nouveau à Diderot, il est châtelain de Ferney. « J’attends avec impatience
votre nouveau tome de l’Encyclopédie
; je m’intéresse bien vivement à ce grand ouvrage et à son auteur ; vous
méritiez d’avoir été mieux secondé. J’aurai la hardiesse de vouloir que
l’article Idolâtrie soit de moi, s’il
a passé, et j’aurais désiré que d’autres articles importants eussent été écrits
avec la même passion pour la vérité. (…) Je n’ai pu, malgré cet intérêt,
travailler beaucoup à votre nouveau tome. J’ai acheté, à deux lieues de mes
Délices, une terre encore plus retirée, où je compte finir mes jours dans la
tranquillité, mais où je me vois obligé de me donner beaucoup de soins les
premières années. Ces soins sont amusants, et les travaux de la campagne me
paraissent tenir à la philosophie ; les bonnes expériences de physique sont
celles de la culture de la terre. Dans cet heureux oubli d’un monde pervers et
frivole, j’interromprai mes travaux avec joie quand vous me demanderez des
articles intéressants dont d’autres personnes ne se seront point chargées.
Adieu, Monsieur ; honorez de quelque amitié un homme qui vous est attaché comme
il voudrait que tous les philosophes le fussent, et qui est extrêmement
sensible à tous vos talents. »
Voltaire
n’aura donné, en fait, à l’Encyclopédie
que quarante-cinq articles consacrés à l’histoire et à la littérature, tout le
contraire de brûlots. Rousseau, qui avait fourni la matière de la notice Économie
politique, outre celles sur la musique, est affecté par l’article Genève, paru dans le tome VII, et
met fin à sa collaboration.
Le 6
février 1759, le parlement de Paris condamne L’Encyclopédie, La Loi naturelle de Voltaire, et L’Esprit
d’Helvétius, qui n’est pas l’un des
auteurs de l’Encyclopédie. Le Journal
de Barbier s’en fait naturellement
l’écho : « Voilà, comme l’on voit, une grande déclaration contre les
philosophes de ce siècle, tant M. Helvétius que MM. Diderot et D’Alembert,
éditeurs de l’Encyclopédie, et
autres, qui ont travaillé à cet ouvrage, accusés de vouloir introduire le
déisme et le matérialisme, et de troubler, par leurs pernicieux principes, la
religion et l’État. Tout cela se réduit à faire brûler le livre de L’Esprit, dont il y a eu deux ou trois
éditions, sans aucune punition contre l’auteur ni le censeur, et, à l’égard de L’Encyclopédie, pour les sept volumes
imprimés, à un examen très-difficile et très-long par neuf personnes, qui ont
toutes leurs occupations et qui s’assembleront difficilement. Cela aboutira
tout au plus à ordonner des cartons, pour réformer les articles où il y aura
des erreurs, que l’on délivrera à ceux qui ont les sept volumes, ce qui
pourrait être un préjudice pour les libraires, et à contenir les auteurs pour
les tomes suivants, car le huitième est actuellement sous presse. Quoi qu’il en
soit, il aurait peut-être été aussi prudent de ne pas exposer avec éloquence,
dans le discours de M. l’avocat général, les systèmes de déisme, de
matérialisme et d’irréligion, et le venin qu’il peut y avoir dans quelques
articles, y ayant bien plus de gens à portée de lire cet arrêt du
6 février, de trente pages, que de feuilleter sept volumes
in-folio ».
Un mois
plus tard, tandis que le pape met l’œuvre à l’index, le roi révoque les lettres
de privilège, décrète la destruction par le feu des sept volumes de l’Encyclopédie, impose le remboursement
des souscripteurs. Les Libraires-Associés et Diderot proposent de s’en
acquitter par des volumes de planches, ce que Malesherbes accepte, sauvant
ainsi l’entreprise. Un nouveau privilège est accordé pour un « Recueil de
mille planches en taille-douce sur les sciences, les arts mécaniques,
etc. ».
Depuis longtemps, Lekain et Mlle Clairon
défendaient les théories dramatiques de Voltaire, soutenaient sa réforme du
costume vers plus d’exactitude, réclamaient avec lui la suppression des bancs
qui encombraient la scène ; le 23 avril 1759, le jeune comte de Lauraguais la met en actes en
déboursant 30 000 livres pour indemniser la Comédie-Française de son
manque à gagner. « Comment apporter le corps de César sanglant sur la
scène [à l’acte III de La Mort de César] ; comment
faire descendre une reine éperdue dans le tombeau de son époux, et l’en faire
sortir mourante de la main de son fils [à l’acte V de Sémiramis] au milieu
d’une foule qui cache, et le tombeau, et le fils, et la mère, et qui énerve la
terreur du spectacle par le contraste du ridicule ? », se plaignait
Voltaire. Désormais, c’est possible et, deux ans plus tard, Lebeau de Schosne, rappelant ce
qu’était la situation passée, peut écrire : « … Les coups de théâtre
étaient toujours manqués. Nos chefs-d’œuvre tombaient ou perdaient une partie
de leur éclat et des éloges mérités aux travaux de leurs auteurs. Sémiramis en a été une preuve bien
convaincante. Cette pièce n’eut qu’un faible succès dans sa naissance,
exactement par les raisons que je viens de dire ; et elle est aujourd’hui une
des plus solides colonnes du palais de Melpomène ».