(dix-huitième épisode du Paris, la ville rêvée de Voltaire, commencé ici avec la livraison
de novembre 2013)
À 82 ans et « au tombeau », Voltaire a tout de même mis en chantier
deux nouvelles tragédies : Agathocle, tyran de Syracuse et Alexis
Comnène.
Le 25 octobre 1777, il écrit à d’Argental :
« Laissez là votre Agathocle ;
cela n’est bon qu’à être joué aux jeux olympiques, dans quelque école de
platoniciens. Je vous envoie quelque chose de plus passionné, de plus théâtral,
et de plus intéressant. Point de salut au théâtre sans la fureur des passions.
On dit qu’Alexis est ce que j’ai fait de moins plat et de moins indigne de
vous. Si on ne me trompe pas, si cela déchire l’âme d’un bout à l’autre, comme
on me l’assure, c’est donc pour Alexis que je vous implore ; c’est ma dernière
volonté, c’est mon testament ; (…) à présent, mes chers anges, il n’y a
qu’Alexis qui puisse me procurer le bonheur de venir passer quelques jours avec
vous, de vous serrer dans mes bras, et de pouvoir m’y consoler ».
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Voltaire en 1778. Gallica |
Moins
de trois mois plus tard, après d’innombrables corrections, expédiées au fur et
à mesure : « Soyez sûr que je n’ai travaillé à cet ouvrage et que je
n’y travaille encore que pour avoir une occasion de venir à Paris jouir, après
trente ans d’absence, de la bonté que vous avez de m’aimer toujours : c’est là
le véritable dénouement de la pièce. Il est triste d’être pressé, et de n’avoir
pas longtemps à vivre. Ce sont deux choses plus difficiles à concilier que les
rôles de Nicéphore et d’Alexis ».
Le
3 février 1778, Marie-Louise Denis
quitte donc Ferney deux jours avant son oncle, pour aller s’assurer que tout
est prêt à l’accueillir à l’angle de la rue de Beaune et du quai des Théatins.
Le marquis de Villette, peut-être
fils naturel de Voltaire, qui se plaît en tout cas à le laisser dire et penser,
a racheté l’hôtel de Bragelongne que son père putatif avait habité
cinquante-cinq ans plus tôt. Villette vient aussi d’épouser, à quarante ans, la
« fille adoptive » du patriarche, cette demoiselle de vingt ans dont
celui-ci a fait la dame de compagnie de Mme Denis, et qu’il appelle
affectueusement « belle et bonne ». Le 5 février, Voltaire s’est
mis en route à son tour, accompagné de Jean-Louis
Wagnière, son nouveau secrétaire, et de son cuisinier ; le 10,
Voltaire, absent depuis 1750, est à Paris.
« Non,
l’apparition d’un revenant, celle d’un prophète, d’un apôtre, n’aurait pas
causé plus de surprise et d’admiration que l’arrivée de M. de Voltaire, écrit
alors la Correspondance littéraire. Ce nouveau prodige a suspendu
quelques moments tout autre intérêt. L’orgueil encyclopédique a paru diminué de
moitié, la Sorbonne a frémi, le Parlement a gardé le silence, toute la
littérature s’est émue, tout Paris s’est empressé de voler aux pieds de
l’idole, et jamais le héros de notre siècle n’eût joui de sa gloire avec plus
d’éclat si la cour l’avait honoré d’un regard plus favorable ou seulement moins
indifférent. »
Les
Quarante, dont Voltaire est toujours un, ont envoyé, pour accueillir cet
« homme si célèbre dans les lettres et si précieux à l’Académie et à
la nation », une députation « extraordinaire et solennelle »
composée du prince de Beauvau, de Marmontel
et de Saint-Lambert.
Dès
le lendemain, plus de trois cents personnes défilent 27, quai des Théatins,
dans ce salon demeuré pour nous en l’état, avec ses colonnes et pilastres à
cannelures, ses chapiteaux ioniques, sa corniche à modillons, ses
dessus-de-porte et ses bas-reliefs, hormis le plafond qui a été repeint. Tout
Paris, tout Versailles est là : Gluck,
le compositeur ; la duchesse Yolande de
Polignac qui représente la reine Marie-Antoinette ; Mme Necker, alias « la belle Hypathie » ; Mme du Barry qui, auprès du feu roi
Louis XV, avait remplacé Mme de Pompadour, morte en 1764 ; Mme du Deffand, presque aussi âgée que
Voltaire et qu’il connaît depuis la cour de Sceaux ; Beaumarchais, avec lequel il a en partage la Comédie-Française où
le Barbier
de Séville a fait un grand succès quatre ans plus tôt, et une
familiarité aux affaires due à Pâris-Duverney ; la « chevalière d’Éon... avec ses cinquante ans, ses jure-dieu, son
brûle-gueule et sa perruque » ; d’Alembert,
bien sûr, et Diderot qu’il rencontre
pour la première fois.
L’encyclopédiste,
qui ne « se communique » plus guère, a quitté pour l’occasion son
cinquième étage sous les toits du coin de la rue Taranne et de la rue
Saint-Benoît, qui sera emporté par le boulevard Saint-Germain, où il est
installé depuis bientôt vingt ans. Rousseau
manque à l’appel ; le matin, il travaille à ses Rêveries au 2, rue
Plâtrière, son domicile depuis 1770 qu’il est rentré à Paris, l’après-midi, il
se promène dans les chemins campagnards de la banlieue, seul ou en compagnie de
Bernardin de Saint-Pierre. Le soir,
il copie toujours de la musique pour vivre.
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Pedro
Américo (1843-1905), Voltaire bénissant le petit-fils de B. Franklin par ces
mots : Dieu et Liberté. Wikimedia
Et puis il y a eu Benjamin Franklin, l’Américain, « l’inventeur de
l’électricité » comme l’appelle Voltaire. « En 1778, symboles vivants des
Lumières, ils sont entrés dans la légende, écrit René Pomeau. On attendait leur rencontre, celle de deux mondes,
l’ancien et le nouveau, communiant dans le même idéal, et de deux hommes unis
par des affinités évidentes. » Franklin lui demande pour son petit-fils, qui
l’accompagne, une bénédiction. « Le vieillard la lui a donnée en présence de
vingt personnes par ces mots : Dieu et Liberté », en anglais d’abord, en
français ensuite.
Ces
visites ne vont pas sans le fatiguer ; il doit bientôt s’aliter. Le
20 février, il s’est mis à cracher du sang, et cela ne discontinue guère
une vingtaine de jours durant. On le pense à l’agonie. Il accepte de se
confesser à l’abbé Gaultier, un
ancien jésuite qui fait le siège du lieu : « Je ne veux pas qu’on
jette mon corps à la voirie ! Je suis un enfant de Paris, entendez-vous,
un enfant bien né, qui n’a pas été trouvé dans de la paille, et je veux que mes
funérailles soient aussi décentes que mon baptême ».
Les
autorités ecclésiastiques lui ont préparé l’acte de rétractation qu’il devra
retranscrire de sa main. Mais on n’écrit pas à la place de Voltaire ; il
se contente de griffonner, le 2 mars, cette phrase sans doute peu
canonique : « Je meurs en adorant Dieu, en aimant mes amis, en ne haïssant
pas mes ennemis et en détestant la superstition ». Il se refuse à communier, au
prétexte qu’il crache du sang et qu’il « faut bien se garder de mêler celui du
Bon Dieu avec le sien ». À en croire le marquis de Villette, Voltaire
aurait finalement dit à l’abbé de Tersac,
successeur de Languet de Gergy à la
tête de la paroisse Saint-Sulpice, ces mots, à peu près ceux de Zaïre :
« Vous avez raison, Monsieur le Curé, il faut rentrer dans le giron de
l’Église, il faut mourir dans la religion de son père et de son pays : si
j’étais aux bords du Gange, je voudrais expirer ayant une queue de vache à la
main ».
Sophocle au sein de sa patrie
Le
16 mars 1778, près de mille deux cents spectateurs payants s’ajoutent à la
crème de la cour de Versailles et à la reine Marie-Antoinette pour assister à la première d’Irène, nouveau titre d’Alexis Comnène, dans la « salle des
Machines » des Tuileries. Le retour de Voltaire a trouvé la
Comédie-Française enfin installée, depuis huit ans, dans ce que le Siècle
de Louis XIV désignait comme le seul « théâtre
magnifique » de Paris, avec le regret de devoir ajouter : « dont
on ne fait point d’usage ». Le succès est triomphal. L’auteur, trop
faible, n’a pu y assister ; le roi, lui, n’a pas voulu.
Le
21 mars, la rémission est nette, et le premier désir de Voltaire est d’aller
voir cette fameuse place Louis-XV qui s’est bâtie en son absence. Sa voiture
est suivie « de tout le peuple et de beaucoup de curieux, ce qui lui formait un
cortège et une sorte de triomphe ». Il se fait mener à l’église de la
Madeleine, en construction, « indispensable complément à la perspective de
la place » ; aux Champs-Élysées, qui ont été prolongés jusqu’au pont de
Neuilly. À la nuit tombée, la foule l’escorte toujours.
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Hommages
rendus à Voltaire sur le Théâtre Français, le 30 Mars 1778, après la 6ème
représentation d'Irène. Gallica
Le 30 mars, Voltaire va décidément
beaucoup mieux, l’apothéose peut se déployer. « Le grand homme, écrit
le Journal
de Paris, nous présente aujourd’hui un spectacle qui ne s’est pas
renouvelé depuis les beaux jours de la Grèce : Sophocle revenant au sein de sa
patrie dans une extrême vieillesse pour y recevoir le prix de quatre-vingts ans
de travaux ». Cela, c’est pour la soirée ; auparavant, Voltaire retrouve
le chemin de l’Académie française et les salles de l’aile Lemercier du Louvre,
entre le pavillon de l’Horloge et le pavillon de Beauvais. Il en est
naturellement élu directeur pour le second semestre.
« De
l’Académie au théâtre où il s’est rendu, le peuple l’a accompagné sans cesser
de l’acclamer », écrit à sa sœur le Russe Fonvizine.
Aux Tuileries, Voltaire prend place dans la loge des gentilshommes de la
chambre, entre Mme Denis, sa nièce, et Mme de Villette, « belle et
bonne ». À la fin de la représentation, dans un enthousiasme indescriptible
et des applaudissements de près d’un quart d’heure, il se voit couronner de
lauriers. C’est Brizard, qui a
remplacé Lekain, mort durant les
répétitions, dans le rôle de Léonce, père d’Irène, qui a été chargé par la
troupe de ceindre le moderne Sophocle.
Fonvizine
poursuit pour sa sœur : « Et dès qu’à sa sortie du théâtre Voltaire a
commencé à s’installer dans son carrosse, le peuple s’est mis à crier “Des
flambeaux ! Des flambeaux !”. Quand les flambeaux ont été là, on a ordonné
au cocher d’aller au pas et le peuple, en une foule innombrable, l’a accompagné
jusque chez lui en criant sans arrêt : “Vive Voltaire!” ». Mozart, arrivé à Paris une semaine plus
tôt, était sans doute parmi la foule.
Le
lendemain, Voltaire peut écrire à la présidente
de Meynières, cette dame qui a réfuté Jean-Jacques et traduit Hume : « Après trente ans
d’absence et soixante ans de persécution, j’ai trouvé un public et même un
parterre devenu philosophe ». Sainte-Beuve
en conclut : « Il avait fait Paris à son image, et il l’avait fait de
loin – n’y ayant jamais depuis sa première jeunesse, à l’en croire, demeuré
deux ans de suite. Ce n’est pas le résultat le moins singulier de cette
merveilleuse existence ».
Trois
semaines après la première d’Irène,
Voltaire est reçu à la loge maçonnique des Neuf Sœurs par un Américain et un
Russe : il y entre appuyé au bras de Benjamin Franklin ; il est
accueilli par le comte de Strogonoff,
chambellan de Catherine II, président de l’Académie des beaux-arts de
Saint-Pétersbourg, et par l’astronome philosophe Lalande. Le cocasse est que la cérémonie se déroule à l’ancien
noviciat des jésuites, au 80, rue Bonaparte, où sont désormais établies une
vingtaine de loges. On lit des vers, on banquette, et La Dixmerie, un homme de lettres, couronne la fête par cet
impromptu :
« Qu’au
seul nom de l’illustre frère
Tout maçon
triomphe aujourd’hui.
S’il reçoit de
nous la lumière,
L’univers la
reçoit de lui. »
« Il
s’est montré dans l’après-dîner sur son balcon au peuple assemblé ; il
était entre M. le comte d’Argental et le marquis
de Thibouville », écrit Bachaumont.
Ce balcon donne sur le bassin du Louvre, le rectangle d’or de Paris ; de
là, Voltaire toise le palais vide de souverain depuis un siècle.
Le
7 mai, Voltaire présente à l’Académie française le projet d’un nouveau
dictionnaire ; il réclame pour cela à Wagnière, retourné à Ferney, tous les
livres de sa bibliothèque. Le 11, il entre en agonie. Le 26 mai, il apprend que
le fils de Lally vient d’obtenir du parlement de Bourgogne la cassation de
l’arrêt qui, en 1766, avait condamné son père « à être décapité comme dûment
atteint d’avoir trahi [à Pondichéry, vers la fin de la guerre de Sept Ans] les
intérêts du roi, de l’État, et de la Compagnie des Indes, d’abus d’autorité,
vexations, et exactions ». Voltaire s’était employé avec beaucoup d’énergie à
la réhabilitation du général. Il trouve la force d’écrire au comte de Lally : « Le mourant
ressuscite en apprenant cette grande nouvelle ; il embrasse bien
tendrement M. de Lally ; il voit que le roi est le défenseur de la justice : il
mourra content ».
Le 30 mai 1778, Voltaire meurt, en
effet, à l’hôtel de Villette. Comme on n’est pas tout à fait sûr que sa
rétractation soit vraiment recevable, on transporte secrètement sa dépouille en
carrosse jusqu’à l’abbaye de Scellières, voisine de Troyes, où l’inhume un
neveu.