RETOUR À PARIS (II. 1778…)

(dix-neuvième et dernier épisode du Paris, la ville rêvée de Voltaire, commencé ici avec la livraison de novembre 2013)


L’auteur de la belle et grande révolution


Rousseau a laissé, le 20 mai, la rue Plâtrière pour Ermenonville ; il y est mort le 2 juillet, le marquis de Girardin l’a fait inhumer dans l’île des peupliers.
Sophie Volland s’est éteinte depuis quatre mois lorsqu’en juillet 1784, Diderot quitte ses étages de la rue Taranne pour emménager au 39, rue de Richelieu. L’impératrice de Russie a loué pour lui le rez-de-chaussée de l’hôtel de Bezons ; il n’y habitera que douze jours. Il meurt le 31 juillet, est autopsié conformément à ses dernières volontés, puis enterré en l’église Saint-Roch de la rue Saint-Honoré. Sa mort subite avait empêché toute démarche ecclésiastique ; les quelques scrupules du curé de Saint-Roch, « fondés sur la doctrine répandue dans ses écrits, doctrine qui n’avait été démentie par aucune profession publique », ont vite cédé, selon Meister, « à la demande d’un convoi de 1 500 à 1 800 livres » présentée par son gendre.
Les Théatins ont élevé un bâtiment de rapport au flanc de l’hôtel mortuaire de Voltaire. Villette se présente, raconte Desnoiresterres, offre un bon prix du rez-de-chaussée et de l’entresol, et l’affaire est bientôt conclue. Puis il sous-loue l’une des boutiques à un marchand d’estampes, à la condition expresse qu’il fera peindre en lettres d’or cette enseigne : Au Grand Voltaire.
L'ordre du cortège lors du transfert des mânes de Voltaire au Panthéon. Gallica
En avril 1791, Villette prend sur lui de rebaptiser le quai tout entier : « Frères et amis », écrit-il à ses concitoyens dans la Chronique de Paris, ce quotidien de la rue des Poitevins qui a pour devise “Liberté, Vérité, Impartialité”, « j’ai pris la liberté d’effacer, à l’angle de ma maison, cette inscription Quai des Théatins ; et je viens d’y substituer : Quai de Voltaire. C’est chez moi qu’est mort ce grand homme, son souvenir est immortel comme ses ouvrages. Nous aurons toujours un Voltaire, et nous n’aurons jamais de Théatins... Je ne sais si MM. les municipaux, MM. les voyers, MM. les commissaires de quartier trouveront illégale cette nouvelle dénomination, puisqu’ils ne l’ont pas ordonnée : mais j’ai pensé que le décret de l’Assemblée nationale, qui prépare les honneurs publics à Mirabeau, à Jean-Jacques, à Voltaire, était, pour cette légère innovation, une autorité suffisante ».
Le patriote Palloy, poursuit Desnoiresterres, ce dispensateur des pierres de la Bastille, s’était avisé d’inscrire le nom de Rousseau sur quatre de ces illustres moellons pour les encoignures de la rue Plâtrière. « Ce trait est bien digne de votre civisme, lui répond Villette dans les colonnes de la Chronique de Paris, et je ne doute pas que la municipalité ne fasse droit à votre requête ; mais le quai des ci-devant Théatins était encore plus susceptible de recevoir des pierres de la Bastille pour sa nouvelle inscription : Quai Voltaire. Jean-Jacques n’a pas été comme lui dans cette horrible forteresse. »
Le nom de Voltaire est officiellement attribué au quai des Théatins, le 4 mai 1791. Le 8 mai, à l’ouverture de la séance de l’Assemblée nationale, son président, M. Treilhard, rappelle « que Voltaire, en 1764 dans une lettre particulière qu’il écrivait, annonçait cette révolution dont nous sommes témoins ; il l’annonçait telle que nous la voyons ; il sentait qu’elle pourrait être encore retardée, que ses yeux n’en seraient pas les témoins, mais que les enfants de la génération d’alors en jouiraient dans toute sa plénitude ».
« C’est à lui que nous la devons, poursuit-il, et c’est peut-être un des premiers pour lesquels nous élevons les honneurs que vous destinez aux grands hommes qui ont bien mérité de la patrie. Je ne parle pas ici de la conduite particulière de Voltaire ; il suffit qu’il ait honoré le genre humain, qu’il soit l’auteur d’une révolution aussi belle, aussi grande, que la nôtre pour que nous nous empressions tous à lui faire rendre au plus tôt les hommages qui lui sont dus. »
Deux mois plus tard, le Moniteur du 13 juillet 1791 peut en relater la cérémonie : « Dimanche, 10 de ce mois, M. le procureur syndic du département et une députation du corps municipal se sont rendus, savoir le procureur syndic aux limites du département, et la députation de la municipalité à la barrière de Charenton pour recevoir le corps de Voltaire. Un char de forme antique portait le sarcophage dans lequel était contenu le cercueil. Des branches de laurier et de chêne entrelacées de roses, de myrtes et de fleurs des champs, entouraient et ombrageaient le char sur lequel étaient deux inscriptions : l’une, “Si l’homme est créé libre il doit se gouverner ” ; l’autre, “Si l’homme a des tyrans, il doit les détrôner” ».
« Plusieurs députations, tant de la garde nationale que des sociétés patriotiques, formaient un cortège nombreux, et ont conduit le corps sur les ruines de la Bastille. On avait élevé une plate-forme sur l’emplacement qu’occupait la tour dans laquelle Voltaire fut renfermé. Son cercueil, avant d’y être déposé, a été montré à la foule innombrable des spectateurs qui l’environnaient, et les plus vifs applaudissements ont succédé à ce religieux silence. Des bosquets garnis de verdure couvraient la surface de la Bastille. Avec les pierres provenant de la démolition de cette forteresse, on avait formé un rocher sur le sommet et autour duquel on voyait divers attributs et allégories. On lisait sur une de ces pierres : “Reçois en ces lieux où t’enchaîna le despotisme, Voltaire, les honneurs que te rend la patrie”. »
Le cortège avant le franchissement du pont Royal. Au coin de la rue de Beaune, l'hôtel de Villette où est mort Voltaire. L'église des Théatins est visible plus à gauche. Gallica


Il vengea Calas, La Barre…


Les cendres de Voltaire ont reposé toute la nuit sur la masse de pierres qui s’élevait à l’emplacement de la Bastille, « purifiant une terre que le despotisme avait souillée par tant d’actes arbitraires », à lire Duvernet, son biographe.
« La cérémonie de la translation au Panthéon français avait été fixée pour le lundi 11, poursuit le Moniteur ; mais une pluie survenue pendant une partie de la nuit et de la matinée avait déterminé d’abord la remettre au lendemain. Cependant, tout étant préparé, et la pluie ayant cessé, on n’a pas cru devoir la retarder ; le cortège s’est mis en marche à deux heures après midi. Députation nombreuse de tous les bataillons de la garde nationale, groupe armé de forts de la halle. Les portraits en relief de Voltaire, J.-J. Rousseau, Mirabeau et Désilles [qui en 1790, à Nancy, s’était dressé face à trois régiments entrés en rébellion contre l'Assemblée Nationale], environnaient le buste de Mirabeau, donné par M. Palloy à la commune d’Argenteuil. (…) Les citoyens du faubourg Saint-Antoine, portant le drapeau de la Bastille, avec un plan de cette forteresse représenté en relief, et ayant au milieu d’eux une citoyenne en habit d’amazone, uniforme de la garde nationale, laquelle a assisté au siège de la Bastille et a concouru à sa prise ; un groupe de citoyens armés de piques, dont une était surmontée du bonnet de la Liberté et de cette devise De ce fer naquit la liberté ; (…) Les académies et les gens de lettres environnaient un coffre d’or renfermant les soixante-dix volumes de ses œuvres, donnés par M. Beaumarchais.
« Le char était traîné par douze chevaux gris blanc, attelés sur quatre de front et conduits par des hommes vêtus à la manière antique. Le haut était surmonté d’un lit funèbre, sur lequel on voyait le philosophe étendu, et la Renommée lui posant une couronne sur la tête. Le sarcophage était orné de ces inscriptions : “Il vengea Calas, La Barre, Sirven et Montbailly”. “Poète, philosophe, historien, il a fait prendre un grand essor à l’esprit humain, et nous a préparés à devenir libres”. »
Le cortège va maintenant traverser ce Paris que Voltaire a transformé post-mortem : devant Saint-Sulpice, Servandoni avait ébauché une place selon ses vœux dès 1756 ; elle ne prendra pourtant de l’ampleur que dans les années 1830, et l’église Saint-Gervais ne sera dégagée que vingt ans plus tard encore. La fontaine des Innocents, en revanche, a été décollée de l’église éponyme en 1788 ; Pajou l’a fermée d’une quatrième arche, Houdon l’a dotée de trois naïades supplémentaires.
La même année, le parterre des Italiens était assis, et le Mercure lui dédiait cette épître :
« Loin de juger légèrement
Maint Opéra, comme naguère,
Désormais, Messieurs du parterre
Pourront asseoir leur jugement. »
Leur nouvelle salle ressemblait à un temple grec et elle était précédée d’une place, malheureusement elle refusait qu’on la vît depuis le boulevard, auquel elle tournait le dos pour manifester qu’elle n’avait rien de commun avec ses tréteaux de saltimbanques. Enfin, en 1790, les quatre esclaves avaient été retirés du piédestal royal de la place des Victoires et transportés au Louvre.
« Le cortège a suivi les boulevards, depuis l’emplacement de la Bastille, et s’est arrêté vis-à-vis l’Opéra [depuis 1781 dans la salle dite aujourd’hui de la Porte Saint-Martin]. Le buste de Voltaire ornait le frontispice du bâtiment ; des festons et des guirlandes de fleurs entouraient des médaillons sur lesquels on lisait : Pandore, le Temple de la gloire, Samson. Après que les acteurs eurent couronné la statue et chanté un hymne, on se remit en route et on suivit les boulevards jusqu’à 1a place Louis-XV, le quai de la Conférence, le Pont-Royal, le quai Voltaire.
« Devant la maison de M. Charles Villette, dans laquelle est déposé le cœur de Voltaire, on avait planté quatre peupliers très élevés, lesquels étaient réunis par des guirlandes de feuilles de chêne, qui formaient une voûte de verdure au milieu de laquelle il y avait une couronne de roses que l’on a descendue sur le char au moment de son passage. On lisait sur le devant de cette maison : “Son esprit est partout et son cœur est ici”.
« Madame Villette a posé cette couronne sur la statue d’or. On voyait couler des yeux de cette aimable dame des larmes qui lui étaient arrachées par le souvenir que lui rappelait cette cérémonie. On avait élevé devant cette maison un amphithéâtre qui était rempli de jeunes demoiselles vêtues de blanc, une guirlande de roses sur la tête, avec une ceinture bleue et une couronne civique à la main. On chanta devant cette maison, au son d’une musique exécutée en partie par des instruments antiques, des strophes d’une ode de MM. Chénier et Gossec.
« Madame Villette et la famille Calas ont pris rang. À ce moment, plusieurs autres dames, vêtues de blanc, de ceintures et rubans aux trois couleurs, précédaient le char. On a fait une autre station devant le théâtre de la Nation [c’est alors le nom de la nouvelle salle de la Comédie-Française, construite en 1782, où le parterre a été assis pour la première fois]. Les colonnes de cet édifice étaient décorées de guirlandes de fleurs naturelles. Une riche draperie cachait les entrées ; sur le fronton, on lisait cette inscription : “Il fit Irène à quatre-vingt-trois ans”. Sur chacune des colonnes était le titre d’une des pièces de théâtre de Voltaire, renfermées dans trente-deux médaillons.
« On avait placé un de ses bustes devant l’ancien emplacement de la Comédie-Française, rue des Fossés-Saint-Germain ; il était couronné par deux génies, et on avait mis au bas cette inscription : “À dix-sept ans il fit Œdipe”.
Le char dessiné par David. Gallica
« On exécuta devant le théâtre de la Nation un chœur de l’opéra de Samson. Après cette station, le cortège s’est remis en marche, et est arrivé au Panthéon à dix heures. On doit particulièrement des éloges à MM. David et Cellerier. Le premier leur a fourni les dessins du char, qui est un modèle du meilleur goût. Le second s’est distingué par son activité à suivre les travaux de cette fête, et par le talent dont il a fait preuve dans l’ingénieuse décoration de l’emplacement de la Bastille.
« Le temps, qui avait été très orageux toute la matinée, a été assez beau pendant tout le temps que le cortège était en marche, et la pluie n’a commencé qu’au moment où il arrivait à Sainte-Geneviève. Cette fête a attiré à Paris un grand nombre d’étrangers. »

Le dernier exil


À la Restauration, le Panthéon a naturellement repris son ancien nom monarchique d’église Sainte-Geneviève, et le clergé exige que les tombes de Voltaire et de Rousseau, qui y a rejoint son aîné en 1794, soient déplacées hors de la crypte, à l’extérieur de la verticale de l’espace consacré ; ce qui est fait le 29 décembre 1821.
Le 4 septembre 1830, la monarchie de Juillet décide de les réinstaller à leur place primitive, et comme les sarcophages sont à moitié pourris, moisis, détruits, on les remet à neuf. En 1864, en même temps qu’Haussmann – Voltaire réincarné – fait « élargir les rues étroites et infectes », « le centre de la ville, obscur, resserré, hideux », « ces rues étroites dans les quartiers les plus fréquentés », « ces carrefours irréguliers et dignes d’une ville de barbares », l’empereur Napoléon III exprime l’intention de rendre son intégrité à la dépouille du Panthéon en y réunissant le cœur provenant de la succession Villette. « Mais, Sire, aurait dit M. Darboy, archevêque de Paris, il faudrait, avant de rien décider, savoir s’il y a quelque chose. Le bruit court depuis longtemps qu’au Panthéon il ne se trouve qu’un tombeau vide. » « On aurait vérifié », écrivent Gustave Avenel et Émile de La Bédollière dans leur Appendice à la Vie de Voltaire par Condorcet, « et l’on n’aurait, en effet, trouvé que le vide. »
À les en croire – et ils suivent là le récit de M. Paul Lacroix (alias le bibliophile Jacob), qui le tenait lui-même indirectement de la bouche de l’un des auteurs de l’acte –, dès mai 1814, M. de Puymorin, directeur de la Monnaie, son frère et quelques autres royalistes et chrétiens avaient exhumé nuitamment les restes de Voltaire et de Rousseau, qu’ils étaient allés dissoudre dans la chaux vive à la barrière de la Gare, vis-à-vis Bercy, au milieu des cabarets et des guinguettes, sur un terrain appartenant à la gare d’eau désaffectée.
Ainsi, la privation de sépulture, dont l’image le hantait depuis l’enterrement d’Adrienne Lecouvreur, était finalement son lot, un quart de siècle après une inhumation dans les formes. Elle ne faisait finalement qu’ajouter à la présence de Voltaire sur le sol de Paris : un quai sur le bassin du Louvre, soit le meilleur de l’urbanisme du siècle de Louis XIV ; un large et rectiligne boulevard, soit la réalisation de ce qu’il préfigurait des temps à venir ; le Panthéon pour la reconnaissance de la patrie ; enfin, la terre nue, en partage avec les comédiens qui avaient répandu sa parole à tous les échos.