PARIS Ier. 4 LES TUILERIES


Il y a une fausse évidence des Tuileries. Pour nous, c’est un jardin orienté est-ouest par l’allée qui le divise, second manchon d’une « voie triomphale » télescopique qui semble naturellement sortie du Louvre par prolongements successifs. Dans le mot Tuileries niche pourtant, en creux, un palais qui barra Paris d’un trait vertical, perpendiculaire à la Seine. Dans sa plus grande extension, celle qui fut la sienne de 1715 à 1883, le bâtiment s’étendait, du nord au sud, de l’actuelle rue de Rivoli jusqu’au quai. Un point d’exclamation au jambage à peine décalé de sa boule, l’île de la Cité ! C’était l’axe autour duquel Paris pouvait basculer.
Construit par Philibert Delorme pour Catherine de Médicis à partir de 1567, en dehors de l’enceinte, le palais des Tuileries fut vite le mur du fond à partir duquel s’étendait la ville vers l’est. On y entrait, évidemment, de ce côté-là. Un siècle plus tard, redessinant les jardins derrière le palais, et les dotant de leur fameuse allée centrale, Le Nôtre, en 1664, inventait la perspective est-ouest. Invention toute virtuelle dont on ne le créditera que longtemps après : en réalité, son allée était prise entre le palais et un égout où elle finissait en un cul-de-sac qui ne serait enjambé qu’une quarantaine d’années plus tard.
Les Tuileries dans les années 1790. Gallica
La première entrée solennelle au palais des Tuileries par le jardin, celle d’un ambassadeur turc, n’aura lieu qu’en 1721. Mais longtemps encore, entre côté jardin et côté cour, le cœur des souverains continue de balancer. En 1808, à l’apogée de son règne, c’est à la cour que Napoléon, avec l’arc de triomphe du Carrousel, donne une entrée grandiose. Finalement, c’est la IIIe République qui tranche. L’Empire avait effacé alentour les souvenirs de la République ; la République se résout, en 1883, à l’arasement du palais des Tuileries en tant que symbole de la monarchie. C’était sans doute une ruine au toit crevé depuis la Commune, mais le gros œuvre tenait bon. Cet obstacle levé, « la voie triomphale », comme la flèche recule sur la corde que tend l’archer, allait s’ancrer entre les bras du Louvre, au cœur même de Paris.

Un point de fuite
Le 13 mai 1588, vers 5 h du soir, Henri III, sous le choc des barricades de la veille, se décide à fuir. Il sort seul du Louvre, une badine à la main, l’air d’aller se promener, comme d’habitude, dans ce jardin des Tuileries dont il aime le damier florentin, la grotte décorée d’animaux de céramique par Bernard Palissy, le labyrinthe… Il contourne le palais délaissé depuis longtemps par sa superstitieuse mère, gagne les écuries et galope vers Saint-Cloud en maudissant Paris, jurant qu’il n’y reviendra qu’après l’avoir forcée, les armes à la main.
Mais c’est Henri IV qui y rentre à sa place le 22 mars 1594 et, ostensiblement, par le même chemin : cette porte Neuve qui ferme la muraille au bord de la Seine, un peu en amont du château des Tuileries. En six ans de guerres religieuses, de sièges, de combats, Paris a perdu la moitié de sa population ; tout est à reconstruire. Dans les jardins italiens des Tuileries, le roi économe fait planter vingt mille mûriers pour l’élevage des vers à soie. Et le roi bâtisseur augmente le palais des Tuileries du Pavillon de Flore, que vient rejoindre une grande galerie partie du Louvre, le long de la Seine.
Alentour ne sont que des couvents. Anne d’Autriche est aux Feuillants, à l’emplacement de l’actuelle rue de Castiglione, priant saint Joseph de lui donner un fils. Un an plus tard, c’est aux Jacobins, remplacés par les rue et marché Saint-Honoré d’aujourd’hui, que l’on va chercher Campanella, à deux reprises, pour examiner le nouveau-né. L’utopiste, qui s’est réfugié là après vingt-sept années de cachot et sept passages par la torture de l’Inquisition, est féru de kabbale et de magie : le futur Louis XIV tout nu devant lui, il lui tire l’horoscope. Prévoit-il que dix ans plus tard, le 6 janvier 1649, chassés de Paris par la Fronde, le jeune roi, avec sa mère la régente et son Mazarin de ministre, iront coucher sur la paille à Saint-Germain ?
La porte des Feuillants et, au fond, le dôme de l'Assomption vers 1780. Gallica
C’est encore aux Feuillants qu’après sa rupture avec La Fare, Mme de La Sablière, l’Iris des Discours et « Dédicaces » de La Fontaine, prend pension dans un logement situé au-dessus de l’entrée monumentale que Jules Hardouin-Mansart a bâtie pour leur couvent, le long de la rue Saint-Honoré. Elle y emmène le fabuliste qu’elle loge depuis sept ans. De tous ceux qui fréquentaient son salon, Molière, Retz, La Rochefoucauld sont morts, mais Mme de La Fayette, Mme de Sévigné, Boileau, Racine sont toujours fidèles.
Elle a installé La Fontaine dans une maison à lui, au n° 308 de la rue Saint-Honoré, quand, à l’église des Feuillants, Lully dirige le Te Deum qu’il a composé pour remercier le ciel d’avoir guéri le Roi-Soleil de sa fistule. Ce faisant, ce mémorable 8 janvier 1687, il se plante dans le pied la longue canne au lourd pommeau avec laquelle se bat la mesure. La gangrène s’y mettra, et Lully en meurt.
La Fontaine, qu’on a fini par admettre à l’Académie après l’avoir censuré, s’est fait une « chambre des philosophes » où, sous les bustes de Platon, de Socrate et d’Épicure, de jeunes et jolies demoiselles viennent toucher le clavecin parmi des abbés de cour, des poètes et des amis de la pensée libre. Mais à la première occasion – une maladie qui semble devoir être mortelle, en 1692 –, son confesseur sait lui arracher, devant une délégation d’Immortels, une abjuration publique de ses contes «infâmes».
Le siècle du Roi-Soleil s’achève avec l’inauguration, sur une place Louis-le-Grand (aujourd’hui Vendôme) tout juste tracée, d’une statue équestre de Louis XIV en costume d’empereur romain, par Girardon. La place s’insère entre les Capucines au nord, les Feuillants au sud, les Jacobins à l’est et les Capucins à l’ouest ; avant les filles de l’Assomption, dont l’église est aujourd’hui celle des Polonais de Paris, 263, rue Saint-Honoré, et celles de la Conception. La statue, qui regarde vers la rue Saint-Honoré, a le bras et l’index droits pointés légèrement de côté, ce qui permet à une épigramme d’affirmer qu’en désignant ainsi les Capucins, Sa Majesté prévient que l’exemple si salutaire de ces moines, qui n’ont d’autres ressources que la mendicité, s’appliquera dorénavant à tous, littéralement.
La place Vendôme sous Louis XV. Gallica

Les Mississippiens place Vendôme !
L’épigramme n’était pas sans clairvoyance : la place, conçue à l’instigation de Louvois comme celle des Conquêtes, qui devait être reliée à la place des Victoires et loger Académies, Bibliothèque, Hôtel des Ambassadeurs extraordinaires et Monnaie, a été repassée en catastrophe à la Ville sous forme de plans d’un côté et de piles de matériaux de l’autre. Paris mettra vingt ans à en revendre les lots et n’y parviendra qu’à l’aide des spéculations de Law, qui s’avèreront effectivement ruineuses pour beaucoup.
Le premier projet de Jules Hardouin-Mansart a été pensé pour un usage public : la place n’a d’issue que d’un seul côté, est entourée d’une galerie ; tout est fait pour que l’on en occupe l’espace, pas pour qu’on le traverse. Le plan retaillé, s’il reste peu ouvert au passage des voitures, ferme les arcades pour satisfaire aux besoins privés des particuliers.
Quand le palais des Tuileries accueille pour la première fois un hôte royal, en 1715, un tout petit roi de cinq ans, le jeune Louis XV – c’est en vain que le palais, agrandi par Le Vau, avait attendu le Roi-Soleil –, les « Mississippiens », comme l’on dit parce que la Compagnie d’Occident de Jean Law a d’abord été créée pour la mise en valeur de la Louisiane, sont partout. Law s’est porté acquéreur d’au moins huit des hôtels de la place, et ses largesses autorisent Mansart à terminer en 1719 l’église Saint-Roch que Lemercier avait commencée en 1653.
La maison de Mme de Tencin, enclavée dans le couvent des Filles de la Conception, à l’emplacement des actuelles rues Chevalier-de-Saint-Georges et Duphot, est ainsi le quartier général des agioteurs en même temps qu’un salon où l’on pense. L’hôtesse, qui vient de mettre au monde, pour l’abandonner aussitôt, le futur d’Alembert, accueille dans sa « ménagerie » du 382, rue Saint-Honoré, ses « bêtes » qui s’appellent, Réaumur, Montesquieu, Fontenelle, Mme du Deffand, Mme Geoffrin. Et voilà qu’une bête amoureuse, celle qui prenait la suite de Marc-René d’Argenson, lieutenant général de police, du Régent, de son Premier ministre, le cardinal Dubois, et du chevalier Destouches, père naturel de d’Alembert, voilà qu’au beau milieu de la ménagerie, La Fresnaye se donne le ridicule trop humain d’un suicide au pistolet. Le scandale envoie Mme de Tencin à la Bastille, où elle arrive par hasard en même temps que Voltaire, qui y séjourne déjà pour la deuxième fois.
La pensée est toujours libre au club de l’Entresol, qui tire son nom de celui du n° 7 de la place Vendôme où se réunissent tous les samedis, chez le président Hénault, de 5 h à 8 h du soir, une vingtaine d’esprits hardis intéressés par les questions politiques. Jusqu’à ce qu’un Grand Acte royal y mette l’éteignoir en 1731.
Les Lumières reprennent au 374, rue Saint-Honoré, en face des Capucins, chez Mme Geoffrin. Elle est de petite naissance – fille d’un valet de chambre de la Dauphine –, son orthographe est rudimentaire, mais le futur roi de Pologne Stanislas Poniatowski, Diderot, d’Alembert, Helvétius, Voltaire, d’Holbach, Montesquieu, Hume et Horace Walpole sont là le lundi et le mercredi, sous des tableaux qu’elle a commandés à Vernet, Vien et Carle Van Loo pour son hôtel, et d’autres achetés à Boucher, Greuze ou Hubert Robert pour enrichir sa très belle collection.
En se rendant chez elle pour souscrire à l’Encyclopédie qu’elle subventionne, ses invités ont croisé, entre les Jacobins et la place Vendôme, une foule en colère entourant le domicile de Nicolas Berrier, lieutenant général de police, « le vilain Beurrier » soupçonné de se faire graisser la patte pour peupler avec les enfants de Paris, enlevés de force à leurs parents, le Mississippi, toujours colonie de la couronne de France alors que Jean Law est failli et enterré.

Le sacre de Voltaire
Le couronnement de Voltaire à la 6e représentation d'Irène. Gallica
Quand Voltaire rentre à Paris après vingt-cinq ans d’exil, en 1778, le palais des Tuileries est toujours vide de toute présence royale depuis l’enfance de Louis XV, même si Marie-Antoinette, à l’avènement de son époux, a manifesté le désir de s’y installer. C’est la Comédie-Française qui est, depuis huit ans, dans le théâtre du château, « la salle des Machines », et sa situation, entre le parc et la cour du Carrousel, a déjà doté les acteurs de cet argot de métier, désormais consacré, qui oppose un « côté jardin » à un « côté cour ». « Le grand homme, écrit le Journal de Paris, nous présente aujourd’hui un spectacle qui ne s’est pas renouvelé depuis les beaux jours de la Grèce : Sophocle revenant au sein de sa patrie dans une extrême vieillesse pour y recevoir le prix de quatre-vingts ans de travaux ».
« Aujourd’hui », 16 mars 1778, près de mille deux cents spectateurs ont payé pour voir Irène, sa dernière tragédie, sans compter le Tout-Versailles, au premier rang duquel la reine Marie-Antoinette, et la foule dans les coulisses. Deux absents seulement : Louis XVI et le roi de la soirée, Voltaire, qui n’est pas encore remis de son voyage. Mais quinze jours plus tard, Voltaire est là, arrivant de l’Académie française où on l’a élu incontinent directeur pour le second semestre, installé dans la loge des gentilshommes de la chambre entre Mme Denis, sa nièce, et Mme de Villette, « Belle et bonne ». « De l’Académie au théâtre où il s’est rendu, le peuple l’a accompagné sans cesser de l’acclamer », écrit à sa sœur le Russe Fonvizine, qui lui raconte encore la fin de la représentation, l’enthousiasme indescriptible et les applaudissements de près d’un quart d’heure. « Et dès qu’à sa sortie du théâtre, Voltaire a commencé à s’installer dans son carrosse, le peuple s’est mis à crier “Des flambeaux ! Des flambeaux!”. Quand les flambeaux ont été là, on a ordonné au cocher d’aller au pas et le peuple, en une foule innombrable, l’a accompagné jusque chez lui en criant sans arrêt : “Vive Voltaire!” ».
Le jardin des Tuileries est, depuis que Charles Perrault a su en convaincre Colbert, ouvert au public moyennant paiement. Le jour de la Saint-Louis, l’entrée est même gratuite pour tout le monde. L’Américain Thomas Jefferson, successeur à Paris de Benjamin Franklin – c’est appuyé au bras de celui-ci que Voltaire a été reçu à la loge maçonnique des Neuf-Sœurs, trois semaines après la représentation d’Irène –, le futur président des États-Unis, donc, dispose d’un abonnement aux Tuileries ; il y est presque tous les jours. Quand il n’y assiste pas à une démonstration de montgolfière – deux cent mille personnes étaient là pour voir s’envoler les frères Charles et Robert –, il observe attentivement, depuis la terrasse du bord de l’eau, l’avancement des travaux à l’hôtel de Salm (aujourd’hui palais de la Légion d’honneur), sur la rive d’en face, derrière les bains Poitevin, ce bateau qui propose des baignoires d’eau chaude en cabines individuelles.
Les transformations de Paris lui plaisent : « Les anciens ponts sont débarrassés du rebut qui les encombre sous forme de maisons ; de magnifiques murs d’enceinte avec des pavillons de douane aux entrées sont en construction », et leur architecture néo-palladienne, comme celle de la Halle au blé et de l’hôtel de Salm, constitue ce dont il rêve pour les États-Unis.
Le jardin des Tuileries vers 1850. Gallica

Le périmètre de la Révolution
Paris, depuis longtemps, ne plaisait plus aux rois. Quand un souverain vient enfin habiter les Tuileries, la Révolution y entre avec lui. Le « boulanger, la boulangère et le petit mitron » y emménagent, contraints et forcés, le 6 octobre 1789. L’Assemblée nationale s’installe dans la salle du Manège, jouxtant le parc, le long de la terrasse des Feuillants. La société des Amis de la Constitution, ce club constitué par des députés bretons, qui compte maintenant un millier de membres, loue le couvent des Jacobins.
C’est dans ce périmètre que s’écrit la geste révolutionnaire : le roi s’échappe des Tuileries le 21 juin 1791, y est ramené quatre jours plus tard. Sa fuite promeut l’idée républicaine. Aux Jacobins, les partisans d’une monarchie constitutionnelle, La Fayette en tête, font alors sécession et s’en vont installer au couvent voisin leur Club des feuillants, à quatre louis d’or par tête. Dans l’église, dont il a fait son atelier pour la circonstance, Jacques Louis David est en train de peindre le Serment du Jeu de paume.
Au jour anniversaire dudit serment, le 20 juin 1792, la foule, menée par le brasseur Santerre, marche sur les Tuileries : le roi a remplacé des ministres brissotins par des ministres feuillants ; il lui faudra boire à la santé de la nation, coiffé d’un bonnet phrygien. Le 10 août, la patrie en danger, les émigrés de Coblence et leurs alliés austro-prussiens menaçant Paris d’« une vengeance exemplaire et à jamais mémorable », et le roi soupçonné de complicité, les sections, fédérés de Marseille en tête, donnent l’assaut aux Tuileries. La famille royale escalade en toute hâte les marches de la terrasse des Feuillants, gagne la salle du Manège, s’y place sous la protection de l’Assemblée législative. Elle passe là trois longues nuits, au terme desquelles le roi est suspendu.
La terrasse des Feuillants en 1812. Gallica
C’est dans cette salle du Manège que la République, la première, est proclamée le 21 septembre. C’en est fini du Club des feuillants ; Robespierre est l’âme des Jacobins ; la guillotine se dresse dans la cour du Carrousel.
Si la guillotine est placée là, c’est preuve que là est le mouvement de la ville. Elle ne passera de l’autre côté qu’exceptionnellement, pour l’exécution du roi, par exemple, et selon une mise en scène d’abord destinée aux Tuileries. « Je me rendis de bonne heure aux Tuileries, mais pas assez tôt », rapporte l’Allemand Gustav von Schlabrendorf. « Les deux terrasses du jardin étaient déjà pleines de gens. La communication avec la place Louis-XV était barrée et les deux moitiés du pont tournant tirées du côté du jardin. »
« Je visitai, après l’exécution, les cafés, cabarets, etc., du voisinage. Pas un qui ne fût comble. Mais nulle part on ne parlait de l’événement du jour. Les gens jouaient aux dominos et faisaient autre chose, comme s’il ne s’était rien passé. » En mai 1793 seulement, quand la Convention, quittant le Manège, s’installe au théâtre du palais, dans la salle des Machines, elle fait débarrasser de la guillotine la cour du Carrousel, sur laquelle donnent maintenant ses fenêtres.
Le 27 juillet 1794, 9 thermidor an II, Robespierre quitte son premier étage de la cour du 398, rue Saint-Honoré, devant l’ancien couvent de la Conception, comme il le fait chaque matin depuis trois ans, pour gagner la Convention. Il sera guillotiné le lendemain. Le Club des jacobins est fermé. Le 5 octobre 1795, 13 vendémiaire an IV, la Convention, menacée par les royalistes, appelle Bonaparte à la rescousse. En deux heures, la cour du Carrousel est dégagée et l’insurrection vient mourir aux marches de l’église Saint-Roch. Bonaparte est nommé général commandant l’armée de l’intérieur et se voit attribuer le bel hôtel de la Colonnade, entre boulevard et rue des Capucines.
La rue de Rivoli, qui interdit sous ses arcades l’enseigne, le marteau et le four, met à bas la salle du Manège où fut proclamée la République, et le château d’eau de Jacques Ange Gabriel et de Coustou, au débouché de l’actuelle rue de Mondovi, dont une fontaine monumentale masque les réservoirs comme rue de Grenelle celle de Bouchardon. Le bâtiment, comme celui de la place du Palais-Royal, loge au rez-de-chaussée le corps de garde et les pompiers et, au premier étage, la bibliothèque que Saint-Florentin s’était fait installer sous la terrasse dont il avait la jouissance. Le percement de la rue de Castiglione emporte les Feuillants, celui de la rue Napoléon le couvent des Capucines. L’Empereur s’est installé aux Tuileries, et la colonne Vendôme s’élève à la gloire des soldats d’Austerlitz. Les souverains d’après la Révolution ne vont plus cesser d’habiter les Tuileries.

Les échos de vendémiaire
Déjà, il faut débaptiser la rue Napoléon en rue de la Paix : celle des vainqueurs, le tsar et le duc de Wellington, que Talleyrand reçoit à l’hôtel Saint-Florentin. Dans ce palais, construit aux frais de la Ville par Chalgrin pour le ministre de la Maison du roi chargé du département de Paris, « comme une araignée dans sa toile », écrira Hugo après la mort du Diable boiteux, « il attira et captura un à un héros, penseurs, conquérants, princes, empereurs, Bonaparte, Sieyès, Mme de Staël, Chateaubriand, Benjamin Constant, Alexandre de Russie, Guillaume de Prusse, François d’Autriche, Louis XVIII, Louis-Philippe, toutes les mouches scintillantes et dorées qui bourdonnèrent à travers l’histoire de ces quarante dernières années ».
Requiem pour Molière à Saint-Roch en 1922. Gallica
Et voilà que le curé de Saint-Roch, cette église où Molière fit baptiser son enfant, où Sophie Arnould fit de même pour celui que lui avait donné le duc de Brancas, refuse d’accueillir la dépouille mortelle de la Raucourt, actrice dont la gloire se confond avec les débuts de l’Odéon, protégée de feu la reine Marie-Antoinette. Le peuple enfonce les portes et procède lui-même au service religieux.
Au départ des cent cinquante mille soldats alliés, à la fin du mois de novembre 1818, la presse de la Restauration, dans la fiction balzacienne, publie cet écho concernant un célèbre parfumeur du 397, rue Saint-Honoré : « Nous apprenons que la délivrance du territoire sera fêtée avec enthousiasme dans toute la France, mais, à Paris, les membres du corps municipal ont senti que le moment était venu de rendre à la capitale cette splendeur qui, par un sentiment de convenance, avait cessé pendant l’occupation étrangère. Chacun des maires et des adjoints se propose de donner un bal : l’hiver promet donc d’être très brillant ; ce mouvement national sera suivi. Parmi toutes les fêtes qui se préparent, il est beaucoup question du bal de monsieur Birotteau, nommé chevalier de la Légion d’honneur, et si connu par son dévouement à la cause royale. Monsieur Birotteau, blessé à l’affaire de Saint-Roch, au treize vendémiaire, et l’un des juges consulaires les plus estimés, a doublement mérité cette faveur ».
Pour l’occasion, César Birotteau a demandé à un architecte de réunir son logement, au-dessus de la boutique, à l’appartement mitoyen, et de lui ouvrir un accès sur la rue. « La porte de la maison avait été refaite dans un grand style, à deux vantaux, divisés en panneaux égaux et carrés, au milieu desquels se trouvait un ornement architectural de fonte coulée et peinte. Cette porte, devenue si commune à Paris, était alors dans toute sa nouveauté. » Devant cette porte, quelque deux cents voitures allaient déposer ses invités.
Le 3 juin 1825, la Compagnie du gaz portatif français installe deux réverbères au débouché de la rue de Castiglione sur la place et quatre candélabres aux quatre coins de la colonne Vendôme, au sommet de laquelle trône maintenant, remplaçant le petit Napoléon, une colossale fleur de lys. La Restauration, en matière d’éclairage public, innove : le gaz remplacera l’huile dans la rue au fur et à mesure de l’échéance des anciens contrats. Après ce premier essai sur une place publique, dix mille becs de gaz seront déjà en fonctionnement trois ans plus tard.
Napoléon reviendra au sommet de la colonne, et à son pied le rejoindra plus tard Chaumet, dont la maison a ciselé l’épée du Premier Consul, ornée du diamant Le Régent, la couronne de l’Empereur et la tiare du pape pour le sacre de l’un par l’autre, tout ce qui parait de pierres et d’or l’impératrice Marie-Louise et, quelques années plus tard, le glaive qui remplaça l’épée.
Le 23 février 1848, devant l’hôtel de la Colonnade où vécut Bonaparte célibataire, devenu le ministère des Affaires étrangères de Guizot, un détachement du 14e de ligne ouvre le feu sur des manifestants porteurs de drapeaux rouges. Tout s’enchaîne. Louis-Philippe s’enfuit des Tuileries en empruntant le chemin par où s’enfuient les rois. Son trône le suit à travers le jardin, cahotant sur les épaules de quatre ouvriers, que précédent deux garçons montés sur de superbes chevaux pris aux écuries royales, et que suit une foule hérissée de piques qui ont embroché pêle-mêle tout ce qui se présentait dans les cuisines, les caves et les salons du palais, chantant la Marseillaise.
Bientôt, au deuxième étage du 12, place Vendôme, Eugénie de Montijo attend sans le connaître encore le futur Napoléon III, en essayant des chapeaux chez la modiste de l’hôtel mitoyen. Au grand bal de la Saint-Sylvestre, aux Tuileries, l’empereur demande enfin sa main. Encore six ans avant que Charles Frédéric Worth n’installe sa maison de couture rue de la Paix, et les tableaux de Winterhalter pourront se mettre à tournoyer.
La colonne à terre après la Commune. Gallica
La colonne Vendôme tombe avec la Commune et se redresse avec Mac Mahon. Le palais des Tuileries ne sera pas relevé. Place Vendôme ont ouvert des palaces, le Bristol où, à la Belle Époque, l’on n’entrait pas sans une recommandation de chancellerie, et le Ritz, tellement littéraire : son maître d’hôtel, Olivier Dabescat, monocle à l’œil, a été l’informateur de Proust, tandis qu’à l’inverse, c’est Hemingway qui doit rafraîchir la mémoire de Georges, maintenant barman en chef, et chasseur dans les années 1920. Le Prix Nobel lui promet d’écrire un livre – ce sera Paris est une fête –, dans lequel il dira tout ce qu’il sait de Scott Fitzgerald afin que Georges puisse raconter aux clients, si curieux, tout ce que lui-même ne se rappelle pas avoir vu !