24 NUANCES DE ROUGE


De la banlieue rouge au Grand Paris, c’est le titre. « Rouge », c’était avant que la suite obligée soit « difficile », « sensible », « à problèmes », etc., puis que « banlieue » se morcelle, avec les mêmes qualificatifs, en « quartiers ». A l’époque, disons jusqu’aux années 1970, la banlieue est vue comme uniformément ouvrière et, dans un rapport de cause à effet, uniformément rouge. Sauf Neuilly et quelques autres, mais personne à Neuilly, et pas plus du dehors, n’a jamais pensé qu’on y vivait en banlieue ; à Neuilly, on est à Neuilly et, naturellement, Neuilly ne se retrouve pas dans notre corpus.
Uniformément ouvrière, la banlieue, c’était vrai des 24 communes constituant la 1ère couronne que nous avons retenues, y compris celles de l’ouest qu’on imaginerait aujourd’hui bourgeoises de toute éternité : Issy-les-Moulineaux, Boulogne, Suresnes, Puteaux, Levallois…
Uniformément rouges ? Si telle est la couleur du Front populaire, le vote « Front populaire » aux législatives d’avril-mai 1936 étant le critère qui élimine du livre Neuilly d’un côté, et la circonscription de Vincennes, Saint-Mandé et Fontenay-sous-Bois de l’autre, les seules ayant voté autrement.
Mais dans ce rouge, il y a, sinon comme dans le gris 50 nuances, au moins plusieurs : Au sortir de la guerre de 14, le PS a gagné 24 villes de banlieue. Emmenées par Henri Sellier, maire de Suresnes, ces municipalités passent toutes au communisme lors du congrès de Tours, à l’exception de Puteaux (et de son maire, Lucien Voilin, qui finira « néo », voir plus bas). Dès la fin de 1922, un certain nombre des élus communistes refusent les 21 conditions imposées par la 3e Internationale et fondent une Union socialiste-communiste, dont le congrès constitutif se tient à Boulogne-Billancourt au printemps 1923. On y retrouve André Morizet, maire de Boulogne ; Justin Oudin, celui d’Issy-les-Moulineaux ; Émile Cordon, celui de Saint-Ouen ; Michel Georgen, celui d’Aubervilliers ; Charles Auray, celui de Pantin ; Eugène Boistard, celui du Pré-St-Gervais.
En 1929, d’autres, qui sont restés au PC, en sont exclus pour « tendance municipaliste électoraliste », dont, en banlieue, Charles Auffray, le maire de Clichy. Il fonde dans sa ville, avec Louis Laporte, maire de Saint-Denis, un démissionnaire celui-là, un Parti ouvrier-paysan qui, l’année suivante, fusionnera avec les socialistes communistes de 1923 dans un Parti d’unité prolétarienne, le PUP (les députés de cette tendance siégeant au parlement dans un groupe d’Unité ouvrière).
Voilà pour les scissions communistes. A la SFIO, vous avez les « néo-socialistes » qui, exclus fin 1933, fondent un Parti socialiste de France ; vous y retrouvez Émile Creps, le maire de Montrouge et Charles Auray, celui de Pantin. En 1935, ce PSdF fusionne avec de vieilles scissions de la SFIO, antérieures à Tours, dans une Union socialiste dont le congrès constitutif se tient à Pantin en novembre 1935, et dotée d’un périodique ayant pour directeur politique Marcel Déat.
Rendant compte des municipales de mai 1935, l’Humanité titre en Une : « “Vive la Ceinture rouge de Paris“. PC : 27 municipalités, SFIO : 9, pupistes et groupe de Saint-Denis : 5 ». Comme vous le voyez, le PUP est compté dans le Front populaire ; l’Union socialiste, fondée six mois après les municipales, s’en déclarera partie prenante également. « Groupe de St-Denis », désigne évidemment les partisans de Jacques Doriot.
L’année suivante, pour le premier tour des législatives de mai 36 : le quotidien fait figurer dans la liste des résultats du 1er tour, ceux du « renégat » Doriot, dans celle du 2ème tour, ceux de « Doriot (hitlérien) ». Doriot vient de l’emporter, de peu, par 11 607 voix contre 10 889, sur Fernand Grenier.

Il y a dans ces manifestations de « municipalisme électoralisme », dont on peut penser que la dénonciation n’était que l’expression d’un cours sectaire du Parti communiste, tout le problème de l’autonomie des élus par rapport à leur parti, son programme, et du même coup les promesses faites aux électeurs. Ce problème de la représentation ne se limite évidemment pas au niveau municipal, mais c’est bien à ce niveau-là que se constituent les clientèles et les fiefs.
A ce sujet, dans son livre de 1994, Paroles d’un maire, dix ans après son élection et deux ans avant qu’il ne rende sa carte du PC, Jean-Pierre Brard écrivait : « Nous vivons aujourd'hui un retour sur le local, sans qu’il s’agisse pour autant de « localisme » ou de passéisme. C’est un retour positif dans la mesure où il se démarque de la politique politicienne. Les uns et les autres s’attachent à donner forme à leur cadre de vie, c’est une avancée vers plus de citoyenneté. Je ne nie pas pour autant l’horizon limité constitué par la collectivité locale : les choix importants ont besoin d’être relayés au niveau de l’État »…

Dans le nuancier de la banlieue, on aura eu aussi ce croissant nord-est, passé au brun, qui amène à relativiser l’automaticité de l’équation « banlieue ouvrière = banlieue rouge ».
Jacques Doriot à la salle des fêtes de St-Denis; congrès de fondation du PPF. Gallica
C’est à Saint-Denis, dans l’actuel théâtre Gérard Philippe, que Doriot fonde à la fin de juin 1936  son Parti Populaire Français, le PPF. C’est à Aubervilliers que règne Pierre Laval, maire de la ville dès 1923, sur une liste d’Union fédérative regroupant des démissionnaires de la SFIO comme de la SFIC, et qui le restera sans discontinuer jusqu’à la guerre. Pantin est le fief de cette Union socialiste dont le journal, Front, a pour directeur politique Marcel Déat, même si le maire, Auray, mourra avant d’avoir eu l’occasion de se compromettre dans la collaboration. Laval finira devant un peloton d'exécution de la Haute Cour de Justice à la Libération, Doriot et Déat auront accompagné le gouvernement de Pétain jusqu'à Sigmaringen.
Ajoutons qu’à Montreuil, Fernand Soupé, le 1er maire PC de la ville, membre de son Comité Central, a démissionné du Parti fin 39, rejoint le PPF de Doriot, puis le POP (à ne pas confondre avec le 1er POP dont on a parlé plus haut) de Marcel Gitton, avant d’être mitraillé par les communistes fin 41 et de se retrouver hémiplégique. L’ex socialiste Georges Barthélémy, maire de Puteaux, tout aussi collaborationniste, sera abattu sur le chemin de l’hôtel de ville le 10 juillet 1944. Voilà le rouge bien souillé.

Quant au « Grand Paris », le second volet du titre, commençons par préciser que le livre n’en observe que la 1ère couronne. Le récent pic de pollution nous a rappelé, ou fait découvrir, que la circulation alternée réunissait en un tout unique Paris et cette 1ère couronne : c’est aux portes de nos (celles du livre) communes de banlieue que doivent s’arrêter les véhicules portant le mauvais numéro minéralogique. Parce que ces villes, ce sont celles où se prolongent les 13 lignes du métro, qui se sont trouvées « annexées » par le réseau souterrain sinon par décision administrative.  
Montreuil est un bon exemple de l’assimilation du premier cercle. En 1997, après un mouvement de protestation contre la loi (Jean-Louis) Debré sur l’immigration, initié par des cinéastes, le ministre à la Ville et à l’Intégration, Éric Raoult, écrit aux signataires du manifeste pour leur dire en substance : « allez donc habiter un mois aux Grands Pêchers, vous y découvrirez que les problèmes d’intégration, c’est pas du cinéma » ! Bertrand Tavernier et son fils Nils le prennent au mot et vont filmer pendant trois mois la vie des habitants de ladite Cité des Grands Pêchers. Un documentaire en est issu, qui aura pour titre De l’autre coté du périph’.
Cédric, aux Tavernier: « essayez de faire voir aux gens qu’on est quelqu’un et qu’on vaut quelque chose."
En 2006, huit ans après sa diffusion, L’Express titre « Montreuil, nid de bobos », explique que la ville est la « terre promise » des artistes parisiens, un Eldorado immobilier pour les familles de classes moyennes, un lieu de sortie branché ; en un mot, un « 21ème arrondissement », que d’autres périodiques comparent à TriBeCa, (le Triangle en dessous de Canal Street, à Manhattan), ou à Berlin.
Jean-Pierre Brard a joué très tôt le jeu de la « gentrification » et Montreuil est devenu le laboratoire du phénomène, qu’a étudié la thèse d’Anaïs Collet, Générations de classes moyennes et travail de gentrification, Université Lumière Lyon 2, 2010.

Une autre connotation de banlieue, c’est évidemment « immigrés » ; l’intégration du ministre Raoult, c’est eux qu’elle visait. Il y a eu un temps, où la banlieue rouge était le lieu de l’internationalisme prolétarien. Prenons le Red Star, de Saint-Ouen : c’est l’étoile rouge des Soviétiques, exprimée en anglais, pour un club de foot qui se fiche du nationalisme, comme on peut le voir : le 28 octobre 1934, le Red Star reçoit Mulhouse au stade Bauer. Les organisateurs, apprenant l’assassinat du ministre des Affaires étrangères, Louis Barthou, et du roi de Yougoslavie, Alexandre Ier, qui vient d’être perpétré à Marseille, demandent une minute de silence. Les tribunes répondent par des sifflets nourris. Ce que la revue communiste Sport commente ainsi à sa parution suivante : « Ils y regarderont sans doute à deux fois, à l’avenir, avant de tenter d’entraîner dans leurs pantomimes nationalistes les prolos de Saint-Ouen. »
L’hommage rendu à Rino Della Negra, en 2013, au cinéma l’Espace 1789, au stade Bauer, et au Mont Valérien

La présence des immigrés en banlieue est notable dès les années 20. La cartoucherie Gévelot, d’Issy les Moulineaux, va recruter directement à Marseille les rescapés du génocide arménien, auxquels elle signe des contrats d’un an. Et les autorités françaises dirigent d’elles-mêmes plusieurs milliers d’Arméniens sur Issy. Ils y retrouvent des Russes, des Espagnols, des Italiens dans le ghetto immigré de cette île Saint-Germain, si facilement inondable, à peine viabilisée, ou dans le bidonville de la rue Paul Bert. Issy-les-Moulineaux compte maintenant une rue d’Erevan, capitale de l’Arménie.
On connaît Les Ritals de Nogent, dont Cavanna a écrit la saga, ces Valnuresi de la région émilienne de Piacenza, qui seront remplacés sur les chantiers, après la 2ème guerre mondiale, par les Portugais rassemblés jusqu’en 1972 dans l’immense bidonville de Champigny. Début 1926, les métallurgistes italiens sont assez nombreux à Puteaux pour qu’on trouve dans l’Humanité des convocations en version originale pour des réunions ou meetings. 3 500 Italiens habitent Montreuil en 1931. A la même date, 8 500 Espagnols habitent (si le terme convient au bidonville des Francs-Moisins) la Plaine-Saint-Denis, une Petite Espagne dont le centre symbolique est la rue Cristino Garcia.
Nina Berberova nous a décrit les Russes blancs de Renault-Billancourt : « Un ouvrier sur quatre [Renault comptait alors 25 000 ouvriers et 3 000 ouvrières], était un ancien gradé de l’Armée blanche. Ils se tenaient droits comme des militaires et leurs mains étaient abîmées par le travail. (…) On savait qu’ils n’étaient pas des instigateurs de grèves et qu’ils s’adressaient rarement au fonds d’aide médicale de l’usine. Ils jouissaient d’une santé de fer acquise sans doute au cours de la Grande Guerre et de la guerre civile, et ils étaient particulièrement soumis à la loi et à la police. » Et on retrouvera ces Russes blancs, qui jouent facilement les jaunes, dans bien des entreprises de notre banlieue, à la Canalisation électrique de Saint-Maurice, par exemple, de l’autre côté de Paris.
Dès sa création en 1926, l’Etoile Nord-Africaine (ENA) est bien implantée à Clichy et Levallois, Puteaux et Billancourt. Ses réunions, « Chez nous », qu’on appelle aussi la « salle Coop » (c’est le restaurant coopératif de La Revendication, la fameuse Coop fondée par Benoît Malon), rassemblent souvent plusieurs centaines de participants. Le 5 août 1934, c’est à la Maison des syndicats du 28 rue Cavé, à Levallois, qu’apparaît pour la première fois au grand jour le drapeau algérien vert et blanc marqué d’une étoile et d’un croissant rouge, déployé devant 6 à 700 participants de l’assemblée générale annuelle de l’Etoile Nord-Africaine. C’est Émilie Busquant, la compagne de Messali Hadj, qui l’a confectionné.
Pendant le Front populaire, Messali Hadj fait le tour des usines occupées tout comme les leaders syndicaux ou politiques nationaux ; il y exprime la solidarité des travailleurs algériens avec leurs camarades français ; il assure qu’il fait confiance au gouvernement de Front populaire pour abroger, en Afrique du Nord, les lois d’exception, y établir les libertés démocratiques et l’égalité des droits sociaux.
Mieux, dans le Figaro du 12 novembre 1936, voilà qu’un article a ce chapeau : « Les Nord-Africains, troupes de choc du communisme, ne sont plus surveillés par la police parisienne. L'agitateur Messali se montre ouvertement à Paris. » On peut lire plus bas : « Chiappe signale au préfet de Police, par une lettre publique, que les usines de la Société Fulmen ont été occupées par une partie de ses ouvriers en grève. Les occupants sont pour la plupart nord-africains. Il en a été de même à l’usine Lebaudy [dans le 19e arrondissement]. (…) Des dizaines de milliers d’ouvriers algériens ou tunisiens tendent de plus en plus à devenir la troupe de choc éventuelle des révolutionnaires. C’est à eux, dans les usines occupées, que les ouvriers en grève ont confié, en maintes circonstances que je pourrais vous spécifier, la garde des directeurs et des ingénieurs séquestrés dans leurs bureaux. »
Au moment où paraît cet article, les Bougies de Clichy, sur ce même quai où se trouve, à l’autre extrémité, l’usine Fulmen, sont occupées depuis une semaine – depuis le renvoi de trois ouvrières pour une affaire ayant eu lieu en dehors de l’usine, et le refus du directeur d’accepter de se rendre à la commission des conflits. Le 23 novembre, le fils du patron, Paul Cusinberche, trésorier d’une section Croix-de-feu, tente de reprendre « son » usine à la tête d’une bande armée. Tahar Acherchour, gréviste algérien de 28 ans, syndiqué CGT, a le foie et l’intestin traversés par une balle. Transporté à Beaujon, il y meurt le lendemain. Sept autres grévistes ont été blessés.
L'Humanité du 30 novembre 1936. Gallica
Trois mille personnes crient leur indignation à la salle des Fêtes des allées Gambetta. Le 29 novembre, plus de 200 000 manifestants suivent le corps d'Acherchour de la maison des Syndicats rue Mathurin Moreau à la gare de Bercy, d'où il regagnera sa terre natale. En tête, 25 000 Nord Africains tenant les drapeaux de leur organisation, frappés de l'étoile et du croissant, le Comité du Rassemblement indochinois en France et l'Union des travailleurs nègres. Le premier groupe syndical, derrière, est celui des produits chimiques, avec Jean Poulmarc’h et Anselme Rosarde ; le Parti communiste est représenté par Marcel Cachin et Paul Vaillant-Couturier. Sur le large terre-plein au fond duquel stationne le wagon mortuaire, un délégué de l’Etoile Nord-Africaine a ces mots : « Le sang de Tahar scellera encore plus l'union des peuples de l'Afrique du Nord avec le peuple de France ! Ensemble, ils se libéreront de leurs ennemis communs ! » Henry Raynaud, secrétaire général de l'Union des syndicats de la région parisienne lui succède : « L'Union des syndicats, en défendant particulièrement les revendications de tous les travailleurs sans distinction de race, lutte énergiquement pour briser les chaînes qui pèsent sur les peuples nord-africains. Elle lutte pour la suppression du code de l'indigénat, le bénéfice des allocations familiales et des congés payés pour les Nord-Africains au même titre que pour les ouvriers ! » Gaston Monmousseau, Lucien Vandenbosch et André Ernoult des industries chimiques accompagneront le corps en Algérie jusqu’au cimetière de Sidi-Aïch.
Le 28 mai 1952, lors de la manif interdite contre « Ridgway la peste », quand le cortège parti des Quatre Chemins arrive au métro Stalingrad, Belaïd Hocine, ouvrier municipal d’Aubervilliers, est mortellement blessé par la police. Il est enterré le 13 juin à Aubervilliers. On peut constater dans le cortège imposant (le film de son enterrement est en ligne) la présence de nombreux travailleurs immigrés, maghrébins et noirs.
Lors des municipales de 1971, un ouvrier serrurier de 31 ans, Salah Kaced, est tué d’une balle de 9 mm, sept autres personnes sont blessées. Tous sont des colleurs d’affiches de l’ancien sénateur-maire de Puteaux, Georges Dardel, qui fut de la tendance « gauche révolutionnaire » de la SFIO et l’un des fondateurs, avec Marceau Pivert, du Parti socialiste ouvrier et paysan qui en dériva. Les dix-sept inculpés, dans cette affaire, sont tous des proches du maire Charles Ceccaldi-Raynaud, ancien socialiste. Quand L’Express, le Nouvel Observateur d’alors titrent sur « Une banlieue de série noire » ou « Chicago-sur-Seine », il ne s’agit ni de cités de la ceinture nord-est ni d’affrontements de dealers. Il n'y a pas de fumée sans feu, d’André Cayatte, et Adieu Poulet de Pierre Granier-Deferre sont l’écho à l’écran de cette guerre des maires. Beaucoup plus récemment, « “Dallas“ dans le 9-2 », du Point, décrivait les rapports du père et de la fille, nouvelle maire de Puteaux, et « Pyongyang-sur-Seine », du Canard enchaîné, la ville sous la férule de Joëlle Ceccaldi-Raynaud.

Le 17 octobre 1961, les Algériens ont reçu du FLN la consigne, pour boycotter le couvre-feu, de défiler, en famille, sans arme d’aucune sorte et habillés correctement, ceux de la banlieue nord-est sur les Grands Boulevards, pendant que la banlieue ouest fera de même sur les Champs-Élysées et la banlieue sud sur les boulevards Saint-Michel et Saint-Germain. Les corps de nombre d’entre eux seront jetés dans la Seine du haut des ponts de Neuilly et de Clichy.
Le 17 octobre 2011, Mohamed Ghafir, ancien responsable du FLN pour la banlieue nord, s’est vu remettre la médaille de citoyen d’honneur de la ville de Clichy des mains du maire, Gilles Catoire. « C’est la première fois qu’une distinction de cette nature est offerte à un citoyen algérien par une autorité française, et pour des faits de résistance contre la répression et les massacres du pouvoir colonial de l’époque. »

Les immigrés luttent, et tombent au combat. L’intégration passe par les usines et le militantisme syndical et politique ; elle est sociale autant que spatiale. La différence avec l’époque récente, c’est que les mesures, nationales, prises pour « réussir » l’intégration ne portent plus que sur l’espace, à grand renfort de rénovation urbaine et de démolition/reconstruction du logement social. C’est sans doute qu’à partir du milieu des années 1970, les usines ont fermé et qu’a disparu avec elles la culture ouvrière qui s’y formait et se vivait dans les banlieues. Le logement social, la mixité sociale qu’on y prône à chaque nouvelle loi, n’empêchent pas que le sentiment d’appartenance commune ne réside plus désormais dans la condition ouvrière mais dans la seule expérience du racisme et des discriminations.

A une délégation des Soviets de Moscou, venue visiter en novembre 1925 la commune qui s’appelle désormais « Boulogne-Billancourt », André Morizet expliquait, sous les portraits de Lénine et de Trotski accrochés aux murs de son cabinet (il avait fait le voyage en URSS, en avait tiré un livre, qu’il leur offre : Chez Lénine et Trotski), que cette « municipalité ouvrière [a été] conquise sur la bourgeoisie conservatrice pour en faire une cité commode et agréable à vivre pour les travailleurs de tous pays qui l'habitent ». Une majorité de ses travailleurs n’y habitaient pourtant pas : plus de la moitié de ceux de Renault, les enquêtes le montrent, et près des deux-tiers du personnel des huit plus grosses entreprises de la ville. Pour qu’ils y habitent, il aurait fallu construire, mais s’il a déterminé la place des immeubles locatifs dans un zonage tripartite, - du nord au sud, habitat individuel, collectif, et usines -, le maire n’en a pas fait construire. L’historien Pascal Guillot relève que le bilan préélectoral de la section socialiste de Boulogne (Morizet a fait retour, en 1928, à la SFIO), Quinze ans d’administration ouvrière (1919-1935), ne comporte pas une ligne sur le logement social. Et en effet, c’est l’office d’HBM de la Seine, et non la ville, qui est responsable du seul grand ensemble de quelque importance qui ait été réalisé, avec son millier d’appartements. Conçu par l’architecte Joseph Bassompierre sur les squares de l'Avre et des Moulineaux, il a été édifié sans respect du zonage, sur le terrain d’un ancien dépôt de tramways. « Morizet, assure Pacal Guillot dans les Cahiers d’Histoire, bien que socialiste, veut construire le moins possible d’Habitations à Bon Marché dans sa commune, évitant que celle-ci ne se prolétarise et ne devienne à terme un bastion ouvrier. » Le maire a préféré faire venir le métro, 1ère prolongation d’une ligne en banlieue, épargnant aux ouvriers de marcher depuis la porte Saint-Cloud.
« Une cité commode et agréable à vivre pour les travailleurs de tous pays qui l'habitent », selon les termes de Morizet, c’est en tout cas une sacrée évolution par rapport à ce qu’à l’automne 1900, dans la salle des fêtes de la mairie d’Ivry, le congrès du Parti Ouvrier Français (marxiste, de tradition guesdiste), se fixait comme objectif : « Il n’y a pas et ne saurait y avoir de socialisme communal. Tout ce que peuvent et doivent par conséquent les municipalités arrachées à la bourgeoisie par le Parti socialiste, c’est armer la classe ouvrière pour la lutte défensive et offensive à laquelle elle est condamnée en mettant à la charge de la commune les enfants, les vieillards et les invalides du travail ; en réalisant, en un mot, les améliorations de détail qui peuvent augmenter la liberté d’action des travailleurs. »
Le seul ensemble HBM de Boulogne était donc dû à l’Office départemental de la Seine, à l’initiative de quinze cités jardins en banlieue. A la tête de l’office, Henri Sellier. A Suresnes, après qu’il avait procédé à un zonage rigoureux, l’agrandissement des usines existantes et l’implantation de nouvelles devaient éliminer les habitations éparses de la zone manufacturière. Il faudrait en reloger les habitants, et loger les nouveaux qu’amènerait la poursuite de l’expansion industrielle. A cet effet, Suresnes rachète entre Rueil et Saint-Cloud les quarante-deux hectares de l’ancienne ferme impériale de la Fouilleuse, afin d’y construire une cité-jardin susceptible d’accueillir ouvriers non qualifiés comme ingénieurs et techniciens.
La Cité-jardin, projetée en 1915, sort de terre à partir de 1919. Cet ensemble architectural novateur, destiné à accueillir entre 8 000 et 10 000 habitants, se caractérise par la mixité sociale que permettront HBM, “HBM améliorées“, (toutes munies du chauffage central et de salles de bains), enfin pavillons, et la présence de nombreux équipements publics (2 établissements de lavoirs et bains-douches, un centre municipal de puériculture avec consultation de nourrissons, un dispensaire, une maison de retraite, une école de plein air pour les enfants tuberculeux ou souffrant d’affections respiratoires ; un théâtre de verdure et une grande piscine sont prévus, pour ne rien dire des commerces de proximité, centre culturel, espaces verts et lieux de culte. Sa réalisation, confiée à l’architecte Alexandre Maistrasse, s’organise autour de deux axes principaux perpendiculaires N-S et E-O, bordés d’arbres. Achevée en 1956, la Cité-jardin compte alors 3 297 logements, dont 170 pavillons (3 045 logements aujourd’hui du fait de la reconfiguration lors de la réhabilitation réalisée entre 1985 et 1996 par l’OPHLM des Hauts-de-Seine).
Le professeur Castellani, directeur de l'École d'Hygiène et de médecine tropicale de Londres, visite les installations d'hygiène de Suresnes, en 1937. Gallica
Enfin, à l'extrémité de cette cité-jardin, - je cite ici la revue Urbanisme de janvier 1935 -« pour les familles, souvent nombreuses, qui ont révélé une éducation sociale douteuse et qui ont besoin d'être observées et améliorées avant d'être introduites dans un milieu normal », sera construit un immeuble spécifique, « conçu de façon à éviter les dépenses onéreuses d'entretien qu'entraîne fatalement l'occupation de locaux par de telles familles, et à les maintenir, malgré elles, dans un état d'hygiène satisfaisant. »
Ce bâtiment de « quarantaine », comme le fait que l’office d’HBM, par le contrôle rigoureux des talons des tickets de bains-douches, s’assure de leur fréquentation suffisante par les locataires dont les appartements en sont dépourvus, ont conduit l’historien Roger-Henri Guerrand à définir la « doctrine de Suresnes »  comme un « instrument de normalisation et de moralisation du prolétariat ».

Aucun des sujets passés en revue n’est exposé dans le livre de cette manière systématique ; chaque élément y vient, à son heure, à sa place dans le portrait et l’histoire de telle ou telle ville particulière. Et c’est donc par une invitation au voyage, dans cette ex banlieue déjà Paris plus grand, que je voudrais terminer. Ce voyage, je vous le conseille naturellement à pied, en vélo, ou en bus, mais puisqu’on évoquait au début la pollution automobile et la circulation alternée, il est un roman d’Octave Mirbeau moins connu que son Journal d’une femme de chambre, c’est, paru en 1904, La 628-E8, n° d’immatriculation de sa voiture. Le livre est dédié à Fernand Charron, son constructeur. L’usine Charron-Girardot-Voigt, 400 ouvriers, était rue Ampère, à Puteaux. Et si Renault, Citroën sont de plus gros symboles de la construction automobile en banlieue, c’est à Puteaux que la bagnole est entrée en littérature. « Elle m’est plus chère, plus utile, plus remplie d’enseignements que ma bibliothèque, où les livres fermés dorment sur les rayons, que mes tableaux, qui, maintenant, mettent de la mort sur les murs, tout autour de moi, avec la fixité de leurs ciels, de leurs arbres, de leurs eaux, de leurs figures… Dans mon automobile j’ai tout cela, plus que tout cela, car tout cela est remuant, grouillant, passant, changeant, vertigineux, illimité, infini… J’entrevois, sans en être troublé, la dispersion de mes livres, de mes tableaux, de mes objets d’art ; je ne puis me faire à l’idée, qu’un jour, je ne posséderai plus cette bête magique, cette fabuleuse licorne qui m’emporte, sans secousses, le cerveau plus libre, l’œil plus aigu, à travers les beautés de la nature, les diversités de la vie et les conflits de l’humanité. »