L’automobile (et son constructeur)
entrent en littérature dès 1907 avec la
628-E8, d’Octave Mirbeau, et la dédicace qui en est faite au fabricant de
ladite voiture : Fernand Charron.
Il faut ensuite attendre vingt cinq ans
pour retrouver un industriel de l’auto sous la plume et du même coup sur la
scène, et ce sera André Citroën. Le 21 avril 1933, les Blouses bleues de Bobigny,
l’un des nombreux groupes de théâtre ouvrier (voir l’article qui suit, sur ce
blog), à l’appel du comité local de Clichy du Comité central de grève des
usines Citroën, donnent à la salle des fêtes de la commune, 172 millions de bénéfices, Appel aux métallos, et la chanson de la
grève. L’Appel aux métallos a été
proposé au répertoire des groupes de la Fédération du théâtre ouvrier (FTOF)
dans le n°3 de la Scène ouvrière, sa revue, dès mars
1931. C’est un chœur parlé pour 12 à 20 personnes, qui se clôt par ces
slogans : “Vive le front unique des travailleurs ! À bas les chefs
traîtres réformistes ! À bas la guerre contre l’URSS ! Vive l’unité syndicale
de classe CGTU !” Y figure un portrait de M. Citroën, “qui perd 12 millions par
nuit” au casino.
Ce même 21 avril 1933, pour le 30ème
anniversaire (par anticipation) de l’Humanité, salle
Bullier cette fois, le groupe Octobre, l’autre groupe vedette de la FTOF, donne
ses Actualités, Les nègres de Scottsborough, La
bataille de Fontenoy, et Pars à la
guerre. Pour la première de ces apparitions, c’est Marcel Jean, un peintre
récemment arrivé aux surréalistes et plus récemment encore à Octobre, qui traverse
la scène, une lampe de poche à la main et, sous son faisceau, déplie une
feuille de papier. Il lit : “À la porte des maisons closes, / C’est une petite
lueur qui luit. / C’est la lanterne du Bordel capitaliste. / Avec le nom du
tôlier qui brille dans la nuit. / Citroën… Citroën…” Mais écoutons-en le texte,
bien connu, dit par son auteur, Jacques Prévert.
Pendant que sont lues les dernières
phrases, tous les membres du groupe Octobre sont venus dans l’obscurité se
regrouper autour de l’orateur. La lumière se rallume et du chœur fuse un “Vive la grève!” que la salle reprend à
l’unisson.
Pas loin de deux ans plus tard, alors que
son entreprise vient de faire faillite, André Citroën est à nouveau le sujet
d’un poème, qui paraît dans le numéro de janvier 1935 de la revue Commune. Son auteur est un artisan
encadreur, habitant de Levallois, membre fondateur des jeunesses communistes, bientôt
à leur tête et directeur de leur organe l'Avant-garde,
et qui le 3 mai 1936 deviendra le député Front populaire de la circonscription
de Clichy-Levallois, Maurice Honel. Clichy et Levallois comptent chacune une
usine Citroën ; Saint-Ouen en abrite deux.
NOCES
C'est à Saint-Ouen
qu'André Citroën
noue
ses renaissantes
amours
chaque jour
C'est à Saint-Ouen
près des presses
qu'on le voit le plus pressé
qu'il est le plus pressant
le plus impressionnant.
« Ouvrière
« ma chair
« presse-toi
« donne-toi
« donne-moi
« ta main.
« Ne fais pas
« les yeux ronds
« t’as la promesse
« du patron. »
Que ce soit la fille
ou la mère,
Qu’est-ce que ça peut faire
C’est une ouvrière.
A la guerre comme à la guerre.
Citroën fait pas de manière.
C’est un mari qui se fout de l’âge
pour se mettre en ménage.
« Veux-tu m’accorder ta main
« tes deux mains
« Ta main d’œuvre.
« Je t’aime.
« Tu vaux de l’or.
« Je t’adore.
« Tu ne veux pas ?
« Non ?
« Alors rien qu’un doigt.
« Ne t’inquiète pas
« les seins, les reins,
« tout suivra, ma belle,
« crois-en le seigneur de Javel.
« Cette année
« ou l’année prochaine
« je te passerai l’anneau
« de ma chaîne.
« Si ce n’est pas toi
« ce sera elle
« la plus noix
« ou la plus belle. »
Hier c’étaient les fiançailles.
Mais Citroën est pressé.
Pour couper l’acier
prends garde aux cisailles.
Citroën veut te plaire
une heure ou deux
supplémentaires.
Il veut sûrement
te serrer
tenir son serment
âme de la presse.
La lame de la presse
descend
et se redresse
descend dix fois
descend cent dix fois
descend sans tendresse
et tresse
le mariage sanglant.
Citroën pressant
Citroën oppressant
accélère le mouvement.
Comme au baccara il joue
Comme au baccara il joue
il joue avec chaque pièce
il jouit de chaque pièce
cisaillée et tend la main
attend ta main
attend ta « mise »
ta main mise sous la presse.
Prends garde à tes mains
Prends garde à tes doigts.
Citroën a son règlement
C'est pas sa faute si sa poigne
si sa poignée de main
C'est pas de sa faute s'il est si mâle
s'il est si malin
qu'il t'arrache rudement
à la fois l'âme et la main.
Le Mercure
de France, reproduit le poème dans sa livraison de mars 1935 en le faisant
précéder de cet avertissement : « “Noces“, que publie M. Maurice
Honel dans Commune (janvier), nous
donnera un avant-goût de la poésie future, si le patronat doit survivre à la
révolution redoutée ou désirée de plus en plus fort, dont les commentaires
écrits finissent par lasser les yeux des moins capables d'impatience. »
Maurice Honel n’est alors qu’un poète
épisodique. Sa poésie ne se développera qu’après la guerre. Dans l’intervalle,
arrêté le 31 mars 1943 par les brigades spéciales, livré à la Gestapo, torturé et
interné à Drancy, il a été déporté au camp d’Auschwitz-Jaworzno. Il en est libéré fin janvier 1945 par
l’avance des troupes soviétiques. Son recueil, Prophétie des accouchements, porte témoignage des camps. C’est à ce
titre que Robert Antelme loue, dans Le
patriote résistant, n° 53, du 15 Mai 1948 « un exemple rare de pouvoir de la poésie, comme évocation et
signification de la situation de l’homme dans le camp. »