Pour
le 100ème article de ce blog, le texte d’une conf donnée dans le
cadre d’une soirée André Citroën à la mairie du 9ème
arrondissement.
Celle-ci commençait par la projection
du film de Léon Poirier, Autopolis.
Sur le dépliant publicitaire qui en faisait « le film du Salon de
l’auto » de 1934, ce « reportage » était présenté comme
« La plus passionnante des féeries du monde moderne », qui devait
satisfaire aussi « notre cœur de Français », c’est dire s’il était
loin du reportage et proche du conte de fées patriotique. D’autant qu’il était
l’œuvre de Léon Poirier, le réalisateur maison d’André Citroën, auquel le
« seigneur de Javel » avait donné à remonter le film d’André
Sauvage consacré à la Croisière jaune qui avait eu l’heur de lui déplaire.
Ce que Poirier avait fait, si j’en crois la NRF, en « falsifiant,
interpolant sans le moindre scrupule » pour aboutir à une « oeuvre de
propagande franco-citroïque ». Les deux fruits du même Poirier
seraient diffusés, Autopolis en 1ère partie de la Croisière jaune, à l’Olympia
du bd des Capucines, et au cinéma des Champs-Élysées.
La voix off du film nous dit de sa cité
de l’auto : « 90 ha, 25 000 habitants, 16 000
machines ». A condition d’agglutiner les sites de Javel, Grenelle et
Gutenberg dans le 15ème, et ceux de Levallois, Clichy, St-Ouen-gare
et St-Ouen-Épinettes en aval de la Seine. Pour le roi de l’organisation
scientifique du travail, de la rationalisation, tout ça est bien morcelé ;
l’expression Autopolis conviendrait bien mieux au caractère compact de Renault
Billancourt.
La doctrine Citroën, rabâchée à
l’envie, c’était “à l’ouverture des portes, le matin, il ne doit pas rester en
stock une seule pièce fabriquée la veille ; le soir, le service commercial
doit avoir fait disparaître toutes les voitures construites dans la journée.“
Ca ne devait pas être simple le flux tendu de St-Ouen à Javel en passant par
Clichy et Levallois !
C’est que ce caractère éclaté de
l’entreprise était destiné à éviter de trop grosses concentrations ouvrières,
et l’esprit revendicatif qui va avec. Et de ce point de vue-là, c’était réussi.
Lors de la grève de 1924, la
Révolution Prolétarienne de Pierre Monatte estimait le nombre de
syndiqués pour 11 000 ouvriers de Citroën à “300 au grand maximum“. Lors de
celle du printemps 1927, A. Mahouy écrit : « Clichy, 20 syndiqués
dans la boîte, beaucoup de coloniaux, pas mauvais salaires, ne bouge pas.
Levallois, une quarantaine de syndiqués ; St-Ouen : environ 80
syndiqués, la section reprenait vie depuis 5 ou 6 mois [après sa décapitation
suite à la grève de mai 1926]. Aucune organisation inter-usines, pourtant si
indispensable pour mener un travail à bien. Pas de contact, aucun rapport entre
les syndiqués. A St-Ouen on ne sait pas ce qui se passe à Levallois, ni à Javel
et réciproquement. »
La vidéo faisant entendre la voix de Jacques
Prévert (voir notre précédent article) venait en
contrepoint. Son texte date du 21 avril 1933, à l’occasion du 30ème
anniversaire (par anticipation) de l’Humanité,
salle Bullier, et en pleine grève Citroën. Il s’agit en fait d’Actualités, forme de chœur parlé
dont le groupe Octobre, comme les autres groupes de la Fédération du Théâtre
Ouvrier de France, est coutumier. Ce 21 avril 1933, c’est Marcel Jean,
un peintre récemment arrivé aux surréalistes et plus récemment encore à
Octobre, qui traverse la scène, une lampe de poche à la main et, sous son
faisceau, déplie une feuille de papier. Il lit : “À la porte des maisons
closes, / C’est une petite lueur qui luit. / C’est la lanterne du Bordel
capitaliste. / Avec le nom du tôlier qui brille dans la nuit. / Citroën…
Citroën…” Avant que le texte ne finisse, le reste du groupe Octobre l’a
rejoint, dans l’ombre, puis la lumière se rallume et tous scandent en
chœur : “Vive la grève !“
Tout commence dans le 9ème
arrondissement, dans le triangle des rues Laffitte – Châteaudun – La Fayette.
Le père d’André Citroën est un diamantaire juif néerlandais qui a émigré à
Paris, où son fils nait en février 1878, au 44 rue Laffite. On déménage ensuite
rue de Châteaudun, et le père s’y défenestre, alors que son fils n'a encore que
6 ans (1884). Après le suicide paternel, la famille s’installe au 62 rue
Lafayette. L’enfance et l’adolescence d’André Citroën se passe là, et, à
l’autre bout du 9ème, au lycée Condorcet. André entre au
« petit lycée » de la rue d’Amsterdam, tout neuf, (il a ouvert
quatre ans plus tôt), le 1er octobre 1885, en 9E C. Le
petit lycée, c’est l’école primaire des bourgeois : mitoyenne du lycée (ou
presque dans le cas de Condorcet), payante, avec en plus de l’enseignement
ordinaire, une langue vivante et le latin. On y reste de la 11ème à
la 7ème, avant de passer au lycée tout court.
André Citroën passe en 6ème au « grand
Condor » l’année ou Marcel Proust y est en terminale, et avec lui les deux frères Halévy (et fils du
librettiste d’Offenbach), Léon Brunschvicg (qui fondera avec l’aîné des
Halévy la Revue de métaphysique et de
morale); les trois frères Reinach y ont été dix ans plus tôt.
Les
lycées de la rive gauche sont intellectuels, ceux de la rive droite bourgeois,
Condorcet tient des deux, de par la présence, en particulier, d’“un grand
nombre d’élèves protestants et israélites, le lycée [jouant] un rôle éminent
dans l’émergence du « franco-judaïsme », dans la constitution du réseau
dreyfusard, dans l’histoire de la Ligue des droits de l’homme.
Théodore Reinach
notera plus tard, dans un discours de distribution des prix du 13 juillet 1924,
que « ce qui donne à Condorcet sa physionomie à part, c’est ce mélange bien
parisien de sérieux précoce et de grâce légère, de discipline indulgente et de
fronde inoffensive, d’ardeur pour l’étude et de goût pour le plaisir ».
C’est
d’une certaine façon un portrait d’André Citroën, l’industriel qui va être
« un des rois de Paris, un des rois de la terre. » Reportons-nous à
la nécrologie du Monde Illustré,
en juillet 1935, qui lui attribue cette double couronne : « Il a pour
secrétaires le fils du président Millerand [sans doute Jacques, qui sera gendre
d’un Lazard de la banque, puis associé à cette dernière] et le fils du général
Weygand. Au moment le plus critique, par une espèce de défi au destin,
il n'hésite pas à changer tous ses modèles pour construire sa supertraction, à
démolir et à faire rebâtir son usine, à remplacer son matériel et pour
consacrer ces transformations, il reçoit dans un banquet de 6.000
couverts. »
Il
a pour secrétaires le fils d’un président de la République et le fils du major
général des armées alliées dans la Grande Guerre ! Et vous aurez noté les
mots de Prévert : « Il a des colonels sous ses ordres ». Pas des
juteux, des adjudants-chefs, des colonels ! Ce n’est pas une image. Les
chefs du personnel d’André Citroën seront successivement puis simultanément, le
colonel Lanty, dès 1922, qui a été du cabinet d’Albert Thomas,
ministre de l’Armement, puis et avec lui le colonel Fontana, attaché à
la maison militaire du président de la République, Alexandre Millerand,
après la fin du mandat de celui-ci en 1924.
D’ailleurs
dans la grève de 1933, antérieure au texte de Prévert, une chanson créée par
l’un des ouvriers de l’usine affirmait : « Nous n’rentrerons en
chaîne / Qu’après complète satisfaction ; On matera votre haine / A toi et
tes fameux colons… »
D’André
Citroën le magnifique, on connaît aussi la passion du jeu. Dans une lettre à sa
fille Cécile (une vraie lettre, personnelle, expédiée de Nice après le
carnaval), Paul Éluard discutant avec elle de l'injustice, de
l'opression, finit ainsi: "Je m'excuse de t'envoyer le petit problème trop
simple ci-joint. Mais fais-le et j'espère qu'il te fera saisir la monstrueuse
inégalité qui règne dans la société actuelle. En U.R.S.S., ton pays [Cécile est
la fille d'Hélène Dmitrovnie Diakonova Gala], cela n'existe plus."
Le problème est le suivant : “Monsieur Citroën est un fort joueur de baccara.
Il lui est arrivé, la saison dernière, à Deauville, de perdre trois millions en
une nuit. Un manœuvre, travaillant à la chaîne, c’est-à-dire en répétant
toujours le même travail des années entières, 8 heures par jour, gagnant aux
usines Citroën 4 francs de l’heure, combien de manœuvres devront-ils travailler
pendant toute leur vie – un homme peut travailler en moyenne pendant quarante
ans – pour payer le plaisir d’une seule nuit de Monsieur Citroën ?”
Dans
le texte de Prévert, vous aurez entendu : « il a son nom sur la
Tour », et vous aurez vu, sur celle-ci, son nom, celui de sa firme, en
lettres de vingt mètres de haut, composées de deux cent cinquante mille
ampoules de six couleurs, visibles de quarante kilomètres à la ronde. Tout cela
avait commencé le 4 juillet 1925 et ne s’éteindrait qu’avec la faillite de
l’entreprise près d’une dizaine d’années plus tard.
Et
vous aurez noté qu’il n’y a pas que son nom mais aussi celui de ses modèles,
actualisé, et par exemple, après leur sortie en 1928, la “C 4“, la
“C 6“. André Citroën ne fait pas seulement sur la Tour Eiffel de la
communication qu’on dirait aujourd’hui institutionnelle, il l’a transformée en
un panneau publicitaire du type le plus banal !
Il faut mesurer à sa juste proportion
cet accaparement privé de l’espace public, et qui plus est du monument
symbolique de Paris. Sous la Troisième République, c’est Paris la Mecque du
capital. Paris, qui a trouvé bon d’honorer, pour son centenaire, non la
Révolution mais la révolution industrielle, Paris seule ville du monde qui ait
après cela pour emblème le produit de démonstration d’une entreprise, au nom de
son constructeur, la Tour Eiffel (là où les USA ont la statue de la Liberté ou
l’obélisque à George Washington) ; la seule qui ait osé louer son monument
totémique à un annonceur (imagine-t-on la publicité de Ford sur la statue de la
Liberté ?)
La (courte) vie d’André Citroën se
confond exactement avec cet apogée du capitalisme : il est en 6ème
quand finit de s’élever la tour de M. Eiffel, pour laquelle il se passionne, en
même temps qu’il dévore Jules Verne ; il meurt le 3 juillet 1935,
le jour où le Parti radical décide de rejoindre le Front populaire.
A 20 ans, en pleine affaire Dreyfus,
André Citroën est entré à Polytechnique. Ensuite, il a créé une petite société
d’engrenages à Grenelle. En 1908, il a pris la direction de l’usine Mors, (48
rue du Théâtre), et fait passer la production de 125 à 1 200 voitures par
an. Pendant la guerre, il devient le premier producteur d’obus.
D’emblée, il met en scène sa
grandeur : l’usine de Javel datait de juillet 1915, son extension, en
1917, est inaugurée par le ministre de l’Armement, Albert Thomas. Elle est
dotée d’une garderie d’enfants de 150 places, d’une pouponnière de 60 berceaux
– n’oublions pas qu’en ces années de guerre, la main d’œuvre est devenue
essentiellement féminine – d’un cabinet dentaire, d’une infirmerie, de bains-douches.
La cantine de 2 700 couverts, (on y dispose de 45 minutes pour prendre son
repas), est transformée tous les samedis soirs en cinéma où sont diffusés
des films industriels : toutes les opérations de la fabrication sont
filmées et montrées en détail avec explications au personnel chargé de les
exécuter.
Le 12
juillet 1917, Albert Thomas, ministre de l'Armement, inaugure la cantine du
personnel. Gallica
Le Club, salle de billard et de
distractions, est destiné à resserrer les relations amicales entre chefs de
services. L’usine dispose d’un magasin coopératif rue de la Convention. Une
Amicale des Employés Citroën (AEC) permet de s’adonner à la musique, à la
comédie et au chant.
Mais la Revue philanthropique de novembre 1920, s’attriste de ce que
« la luxueuse chambre d'allaitement dont M. André Citroën a répandu les
photographies dans le monde entier a été fermée ». Renault a également
fermé la sienne (mais il s’était moins répandu à son sujet) ; la main
d’œuvre féminine n’est plus majoritaire.
45 minutes pour le repas ?
Pour qui donc ? En 1933 encore, les ouvriers de Citroën ne disposent que
d’un quart d’heure et font grève pour porter ce temps à une demi-heure, ce qui
leur sera refusé !
Autopolis
fait pire. Il nous fait entendre la sirène de midi, et voir chacun quitter son
poste, puis celle de 13h30 en nous annonçant que “le travail reprend“.
1 h 30 de pause ? Pour la seule maîtrise ? Pour ceux que
l’on voit se rendre au luxueux d’entreprise, tandis que les ouvriers soit passent
le portail en courant (sans doute ceux qui vont manger leur casse-croûte
dehors), soit achetent leur litre dans un réfectoire aussi sinistre qu’un
bistrot de banlieue, et repêchent leur gamelle dans le bain-marie. ¼ d’heure
pour réchauffer la gamelle et l’avaler ? Parce que, rappelons-le, c’est
d’1/4 qu’ils disposent dans la vraie vie.
Au premier semestre de 1932, on pourra
lire dans la presse que « Les ouvriers de M. André Citroën ont bien de la
chance : un patron moderne les a nantis de radio-réfectoires. » Un studio
a été installé à Javel (inauguré naturellement par pas moins qu’1 ministre et
2 secrétaires d’État). Il est relié aux autres usines. Il diffusera
pendant le repas de midi, concerts ou émissions tournées sur place, causeries
sur les sujets les plus variés : œuvres sociales, enseignement technique,
organisation des ateliers et du travail, conseils d’hygiène, d’éducation
physique.
Un ¼ d’h pour bouffer et il faudrait en
plus se taire pour écouter des sermons patronaux ?! Mais bien sûr, quand
la presse dit « ouvriers », ce n’est pas d’eux qu’il s’agit mais du
personnel qui fréquente le restaurant.
Dans Autopolis, on voit un
Africain, qui nous est désigné comme « un Noir mélancolique » ;
aux forges et fonderies de Clichy, « les plus modernes d’Europe »,
les travailleurs coloniaux et étrangers forment la majorité du personnel, et ce
dangereux travail est considéré comme un travail de manœuvre, payé comme
tel.
On voit que la main d’œuvre féminine
est nombreuse, au caoutchouc, à la tapisserie, au lustrage, à la sellerie, aux
équipements électriques ; et elles aussi sont le plus souvent manœuvres.
Femme-bagues, le photographe associe. 1927. Gallica |
On
voit que presque tout se fait à main nues : la coulée de l’aluminium
(pensez, il suffit pour sa fonte de 650 degrés), le déplacement des carters,
des vilebrequins au sortir du feu, l’ébarbage, l’emboutissage, une équipe le
flanc de Traction d’un côté, une autre la retirant du côté opposé, sans
qu’aucune grille de protection ne vienne s’abaisser entre la machine et ses servants.
Ils
sont 44% de « manœuvres spécialisés » chez Citroën, souvent d’anciens
ouvriers qualifiés dans un autre métier. La corporation de la serrurerie, par
exemple, a été littéralement vidée de ses compagnons par l’industrie
automobile, offrant des salaires supérieurs. Ces manœuvres sont dit spécialisés
parce qu’ils sont asservis à la machine, à une tâche unique. Et puis il y a
encore le manœuvre tout court : déchargeur, etc., homme à toute main.
En
1923, Citroën rachète à la Somua l’ancienne usine Farcot de l’avenue de la
Gare, à Saint-Ouen, et en construit une seconde au plus près de Paris, rue
Émile Zola, dans le quartier des Épinettes. L’adoption de la carrosserie tout
acier fait équiper St-Ouen-Épinettes de 250 presses, dont des Toledo de 1 400
tonnes de la hauteur d’une maison de trois étages. Toute la tôlerie découpée ou
emboutie des châssis sortira des Épinettes.
Le
salaire est partout divisé en deux parties, explique A. Mahouy, chaudronnier à
St-Ouen, dans la Révolution prolétarienne : d'une part le taux
d'affûtage qui varie suivant la catégorie (d’ouvriers), d'autre part le boni.
Chez Citroën les pièces n'ont pas de prix ; elles sont payées « au
temps minute » (c’est-à-dire qu’un prix est affecté à la minute de la
durée allouée par le chronométrage à chaque pièce). Au mois d'août 1926, pour
le calcul du boni, le “temps minute“ était de 2 centimes, ce qui donnait pour
l'heure un boni de 2 cents x 60 = 1 fr. 20.
Le
démonstrateur vient faire le travail devant vous en présence du chronométreur, puis
on vous donne au mieux 3 jours pour vous y mettre. Chacun comprendra que ce
n’est pas la même chose de travailler 1 heure à plein rendement et 8 heures sur
le même rythme.
«
Si un ouvrier n’arrive pas à faire son opération dans le temps qui lui est dévolu,
on le met à la porte. La vitesse de la chaîne est réglée par la direction, sans
aucune intervention de la part des ouvriers ; certaines chaînes ont même
plusieurs vitesses, si ce n'est toutes, et dans les cas de presse on accélère
sans demander l'avis des principaux intéressés qui n'en peuvent mais, se
demandant ce qui leur arrive. »
Malgré
quoi, l’ouvrier – s’il n’a pas été éliminé - trouvera toujours des combines
pour grappiller un peu de temps, pour souffler ; c’est alors qu’intervient
le mouchardage, omniprésent chez Citroën.
1927, un convoyeur passe. Gallica |
En 1926, avec le temps minute à 2
centimes, latitude était donnée aux ouvriers habiles d'atteindre 1 fr. 75 de
l’heure. En 1927, le temps minute est porté à 2,5 centimes, il doit même être
porté à 3 centimes, et pourtant, à la paye, les ouvriers constatent qu’ils ont
touché moins. C'est qu'on a fait donner les chronométreurs pour rogner le
nombre de minutes qu'il faut théoriquement pour une pièce. On augmentait le
prix mais on diminuait le temps.
Et puis, en mars 1927, quand a commencé
l'organisation d'usinage de la nouvelle voiture, la B. 14, est entrée en
application la méthode du travail en équipe, dite travail à la commandite,
remplaçant le travail et le boni individuels : c'est-à-dire que le boni
rapporté par exemple, par trois cents voitures sorties dans une journée devait
être réparti, à la fin de la quinzaine, entre tous les ouvriers, qu'ils
travaillent à Javel, à Clichy, à Levallois ou à St-Ouen.
Lorsque Citroën a voulu porter sa
production journalière à 500 voitures, on sait qu'il a embauché une certaine
quantité d'ouvriers qui n'étaient forcément pas au courant du travail. Le boni
collectif des équipes, du coup, a diminué dans certains cas jusqu'à 50 cts de
l'heure, malgré que le temps minute ait été porté à 2,5 cts.
Au 4ème congrès de la
Fédération unitaire de la métallurgie, en décembre, Mahouy, délégué de la Seine
pour la minorité anarcho-syndicaliste, expliquera : « Boni individuel
et boni collectif n'ont rien à voir au fond avec la rationalisation. La
véritable lutte est celle de la limitation de la production, c'est-à-dire de la
limitation de l'effort demandé. Et ce n'est qu'en intervenant dans la fixation
du temps alloué pour faire tel travail, ce n'est qu'en intervenant dans la
fixation de la vitesse à donner à la chaîne, ce n'est qu'en contrôlant le
chronométrage et la démonstration qu'on luttera vraiment contre la
rationalisation. En dehors de cela, toute lutte est stérile. »
En 33, à Javel, on comptera 17
chaînes de 112 m de long chacune aux ateliers de montage, de décapage et de
peinture.
Mais laissons la parole à Georges
Navel, ajusteur-outilleur aux Épinettes au tournant des années 20 et 30,
qui raconte dans Travaux son
expérience de la boîte (pp 99 à 108 de l’édition Folio).
« C’est avec effroi que j’entrai pour
la première fois dans le hall de l’usine Citroën de Saint-Ouen. En pénétrant
dans le boucan formidable, je me disais : « Mon vieux, tu vas souffrir. Est-ce
que tu vas pouvoir tenir dans ce vacarme ? »
Je voyais les autres, d’abord les
traceurs dont le travail exige calme, concentration. Debout devant de vastes
marbres, ils poussaient le trusquin, un trait, s’arrêtaient pour lire, sur de
grandes feuilles bleues, les dessins, une nouvelle cote à reporter. Je voyais
ça comme un tour de force, en m’étonnant aussi qu’un hall si bruyant, si agité,
puisse être un atelier d’outillage. Comment faisaient-ils, les fraiseurs, les
tourneurs, les rectifieurs, pour ne pas perdre le nord ?
Les autres devaient être bâtis d’une
matière spéciale, nécessaire à l’industrie J’essayerais d’être fait comme eux.
Tout l’espace, du sol à la toiture du
hall, était haché, occupé, sillonné par le mouvement des machines. Des ponts
roulants couraient au-dessus des établis. Au sol, dans d’étroites travées, des
chariots électriques gênaient pour circuler. Des presses colossales, dans le
fond du hall, découpaient des longerons, des capots, des ailes, avec un bruit
pareil à des explosions. Entre-temps, la mitraillade des marteaux-revolvers de
la chaudronnerie reprenait le dessus sur le vacarme des machines. (…) Dans le
travail, les équipes devenaient rivales, les compagnons se disputaient l’aide
des ponts roulants, l’usage des petites meules pneumatiques. (…) Il n’y avait
pas assez de machines à percer, le petit outillage manquait. Les matrices dont
nous faisions l'assemblage pesaient souvent plus d'une tonne. (...) Les presses
monumentales en avaient besoin pour entretenir leur mouvement de mâchoires. Si
elles s'arrêtaient, c'était la paralysie dans divers secteurs de l'usine. Les
voitures d’un modèle nouveau ne sortiraient pas à la date prévue. C’était aussi
une grosse perte d’argent pour Citroën. Pressants, flatteurs, excités, les
chefs en blouse blanche talonnaient les chefs d'équipe, nous tenaient en
haleine, nous éperonnaient, toujours cordiaux. En se dépêchant il semblait
qu'on leur rendait un service personnel. Jamais de menaces, leur insistance
cordiale suffisait pour nous maintenir sous pression, rapides, fébriles,
avançant la tâche autant que nous le pouvions. Pour ressaisir une meule
pneumatique que l'équipe voisine nous avait chipée la veille, on se faisait
plat, jovial, caressant, dans un échange hâtifs de mots décisifs et de
sourires, pour revenir avec victorieusement. On parvenait à une vitesse de
gestes étonnante. Ouvrir un tiroir, l'explorer, en retirer un outil, repousser
un tiroir, ne prenait qu'un instant. On était déjà occupé à une perceuse. On
agissait comme dans les films fous où les images se suivent à une vitesse
extrême. On gagnait du temps. On le perdait, à attendre la meule, la perceuse,
le pont roulant. Ces trous dans l’organisation d’une usine qui passait pour
fonctionner à l’américaine, c’était de la fatigue pour nous.
Plus encore que l’insistance des chefs,
l’énorme tamtam des machines accélérait nos gestes, tendait nos gestes, tendait
notre volonté d’être rapides. Le cœur essayait de s'accorder à la vitesse de
claquement des courroies. Dehors, l’usine me suivait. Elle m’était entrée
dedans. Dans mes rêves, j’étais machine. Toute la terre n’était qu’une immense
usine. Je tournais avec un engrenage. »
Chez Citroën, la
circulation est encore plus intégrée que la fabrication. Le magnat de Javel a
eu très tôt une société de crédits pour favoriser la vente de ses
voitures ; une société de Taxis, dès 1924, avec près de 2 500
voitures marron à bande orange, répartis en dix dépôts ; une société de
transports, et l’on pouvait lire, dans le Populaire
d’août 1932, sous ce surtitre « Vers le plus grand Paris », que
« De luxueux autobus (allaient) relier la Capitale à la Grande
Banlieue ». Il s’agissait de faire partir de place de la Concorde, des
autobus assurant des liaisons rapides avec Fontainebleau, Étampes, Melun,
Meaux, Coulommiers, Pontoise, Senlis, Mantes, Rambouillet, Creil, qui, pour ne
pas concurrencer les transports publics de la Société des T. C. R. P.,
n’auraient leurs premiers arrêts qu’une fois franchies les limites du
département de la Seine. Cette même année 1932, André Citroën lançait encore une société d’assurance automobile (et
s’attirait du même coup les foudres des 300 000 courtiers et agents
français).
Citroën est
partout et il est Citroën le magnifique. A l’occasion du Salon de l’auto de
1928, il ouvre en sus de celui du 42, Champs-Élysées, un nouveau magasin place
de l’Opéra (au r-d-c de l’immeuble de 1908, entre le bd des Capucines et la rue
de la Paix ; auj. Commerzbank et Benetton), qu’il qualifie simplement de
« plus beau du monde ». Et quatre ans plus tard commence la
construction du somptueux garage de Lyon, le plus imposant de la vingtaine de
garages de province, dû à l'architecte Maurice-Jacques
Ravazé, aujourd’hui classé monument historique et en rénovation.
Lyon en rénovation SUD Architectes Asylum |
Ses usines
elles-mêmes sont faites pour la montre ; comme on le voit dans Autopolis, tout ou presque y est
étiqueté pour le visiteur. Et pas seulement l’invité de marque ; pendant
le Salon, chacun peut faire la demande d’une visite, par écrit, en
l’accompagnant d’un mandat de 20 francs par personne, somme
« destinée à la caisse de secours des ouvriers de l’usine » :
Citroën vous fait de surcroît philanthrope.
1931 est son
apothéose : les hommes d’affaires américains, pour leur 8ème « Congrès
des industries majeures », organisé à l’université de Columbia, l’ont
choisi pour exposer « l’état présent de l’industrie automobile », aux
côtés de Fritz Thyssen qui fera le
point sur l’industrie métallurgique, de Carl
S. von Siemens pour un bilan des industries électriques, du Dr Wilhelm Cuno, ancien chancelier de
l’Empire allemand et DG de la compagnie de transport maritime Hamburg-American
Line, ou HAPAG, pour l’état de la marine marchande, et de deux secrétaires
d’État américains qui consacreront respectivement leurs exposés à l’agriculture
et au commerce.
André Citroën
s’y livre à un vibrant plaidoyer pour la propagande en faveur de la voiture,
qui doit viser en particulier les enfants, - « Je vends chaque année en France 200 000 jouets
automobiles » [modèles
réduits, ainsi que des Citroënnettes,
voitures à palonnier que Paulin Ratier, fournisseur pour l’aviation, lui
fabrique à Montrouge] ; « dans
toutes les écoles », « il faut développer les connaissances
(automobiles) des instituteurs et des élèves » ; « quant aux
bébés, il faut que les trois premiers mots qu’ils apprennent à prononcer soient
“maman, papa, auto“ ». Phrase qu’il transformera, en un banquet de fin de
Salon pour ses concessionnaires en “Papa, Maman... et Citroën !”.
Citroën achète
chaque premier du mois une page dans tous les grands quotidiens, diffusant
ainsi à 15 millions d’exemplaires Le
Citroën, « page des propriétaires et futurs propriétaires de voitures
Citroën ». Citroën est, on le sait, sur la tour Eiffel, sur les Grands
Boulevards par des panneaux lumineux, dans le ciel en lettres de fumée que
tracent des avions. Des caravanes de ses automobiles apportent leur réalité à
toucher dans le pays profond.
La devise de la
maison est : « Citroën en tête, de loin ». Dans un message de
1929 à ses concessionnaires et agents, André Citroën se fait emphatique :
« Je vous ai promis que les voitures Citroën seraient partout et toujours
les meilleures ». En contrepartie, « faites régner parmi votre
personnel un esprit de collaboration, l’esprit de la ruche ».
Pour le réseau, il a créé un Dictionnaire des réparations, un Catalogue des pièces détachées, proposé
les échanges “Standart“, ouvert une école de réparations où les contremaîtres
de ses concessionnaires viennent se perfectionner. Il a mis sur pied, dès 1928,
un corps d'inspecteurs de l'exportation destiné à étudier sur place les marchés
et les conditions d'une bonne organisation des ventes pour chacun d'entre eux.
Mais ne croyez
pas qu’il s’agisse seulement de vendre des voitures. Citroën est le bras
automobile (à chenilles) de l’expansion française, le géomètre-arpenteur de la
France des 5 continents. Quand le 17 décembre 1922, sa caravane quitte Taggourt (Algérie) pour rallier
Tombouctou, qu’elle atteindra le 7 janvier, il s’agit de « tracer la voie
intérieure de l’empire français d’Afrique ».
Aussi, lors de l’Exposition
coloniale de 1931, le Pavillon
Citroën est-il situé à l'entrée de l'Exposition, à droite de la porte
d'Honneur, inauguré par le Maréchal
Lyautey quatre jours avant l'inauguration officielle de l'Exposition,
tandis que Le Citroën explique – sous
ce titre : “La pénétration coloniale par l'automobile“ – « Il
convenait qu'un des pavillons de l'Exposition Coloniale de 1931 fixât dans la
pensée des Français et des visiteurs étrangers le souvenir des grands raids
organisés par M. André Citroën à travers le Sahara », etc.
A la sortie de chaque
nouveau modèle, Le Citroën explique
que les voitures « sont construites avec un matériel à peu près
entièrement neuf, bénéficiant des tout derniers perfectionnements
techniques. » Quand l’entreprise connaîtra des
difficultés, en 1934, la revue Esprit
racontera : « A peine survient-il une modification technique dans
l’industrie automobile qu’André Citroën met tout son matériel aux ferrailles et
outille ses usines entièrement à neuf. Pour une modification sur le coffre
arrière de la traction avant, difficile d’accès de l’avis de nombreux agents,
on fait à André Citroën, dans ses services, un devis d’outillage de 3 millions.
André Michelin, présent, n’en revient pas, fait étudier le même problème
chez lui, où l’on aboutit à 80 000 francs, parce qu’on modifie des
machines existantes, au lieu de les jeter à la ferraille comme d’usage à
Javel. »
Toujours à en croire Esprit, la banque Lazard aurait posé
comme condition, pour venir en aide à la société au chevron, la réduction des
appointements d’André Citroën, qui touchait 18 millions au titre
d’administrateur-délégué, indépendamment de ce qu’il percevait en tantièmes
comme administrateur, et en bénéfices comme principal actionnaire.
Mais pour son personnel, Citroën
le magnifique se transforme en Citroën le parcimonieux : à la moindre
grève, il répond par le lock-out, et souvent à la grève partielle par le
lock-out général. C’est le
cas en 1924 où, pour une grève de la section carrosserie-tôlerie, (900
ouvriers), causée par la réduction de moitié du temps de fabrication des
carrosseries alloué, il ferme Javel à ses 7 500 ouvriers et, malgré 5
semaines de lutte, ne cèdera rien.
Au début de
1927, il fait augmenter la production de 15% à salaire identique, puis supprime
les 30 centimes horaires de vie chère à tout le personnel au prétexte que
chacun doit prendre sa part d’une diminution des prix de vente destinée à
favoriser les exportations. Et, pour les ouvriers, la réduction du salaire
horaire lui semble compensée par une augmentation de la durée hebdomadaire de
travail de 44 à 48 heures ! Quand la grève démarre, le 20 avril, à
l’usine de moteurs de Gutenberg, Citroën licencie une équipe entière.
Des grèves Citroën, on a les photos de Willy Ronis, de 1938... |
Le 7 mars 1933, Saint-Ouen-Gare
constatant des diminutions de vingt à quarante-cinq centimes sur le
« boni », débraye. Les grévistes s’accordent sur : le refus des
diminutions de salaire et de toute accélération de la cadence ;
l’affichage du boni trois jours avant la paye et celui du prix des
pièces ; des délégués à la sécurité et à l’hygiène élus et révocables par
l’ensemble des ouvriers ; l’application intégrale de la journée de
8 heures sans dérogations. Le mouvement s’étend à Grenelle et Javel quand
il devient évident que Citroën envisage une réduction générale des salaires de
10% – celle-ci, pour certains postes et ateliers, pourra atteindre 25 et même
30%. Le 29 mars, à 16 heures, après un nouveau débrayage dans un
certain nombre d’ateliers, Citroën licencie tous ses ouvriers (20 000
personnes), et annonce par voie d’affiches : « Toutes les usines sont
fermées jusqu’à nouvel ordre. Une nouvelle affiche fera connaître les
dates et conditions nouvelles d’embauche. »
Le 1er avril 1933, « Les
techniciens et employés des usines Citroën protestent unanimement contre ces
mesures d'aggravation de leurs conditions d'existence déjà très précaires,
mesures que la maison Citroën ne saurait du reste justifier ni par la baisse du
prix de la vie, ni par la diminution de ses bénéfices qui sont au contraire en
hausse d'année en année. Les techniciens et employés des usines Citroën décident
de réagir immédiatement. Ils se solidarisent entièrement avec les ouvriers et
remercient leurs délégués d'être venus à eux. Ils chargent leur organisation
syndicale, l’U.S.T.E.I. [Union syndicale des techniciens et employés de
l’industrie, syndicat indépendant créé en 1919] de demander à la direction des
usines Citroën, immédiatement et en présence des délégués des ouvriers, une
explication claire et officielle des mesures qu'elle entend prendre à leur
égard et de lui porter leur protestation collective et motivée. »
La réouverture des portes est
finalement fixée au 5 avril. Le Populaire
(organe de la SFIO) du lendemain raconte : « Le magnat de
l'automobile escomptait une rentrée massive des ouvriers, or la grande majorité
d’entre eux a refusé de reprendre le travail à des conditions avilissantes (15
à 20% de réduction). De dépit, M. Citroën prononce un 2e lock-out.
Les pouvoirs publics doivent intervenir. M. Citroën, qui risque avec
désinvolture, pour servir sa réclame personnelle, des millions sur les tables
de jeu de Deauville : qui, à Saint-Maurice joue au nabab, et donne des festins
pour épater l’aristocratie qui se prélasse sur la Côte d’Azur, peut jeter sans
aucun scrupules 20 000 ouvriers sur le pavé. »
... André Citroën n'y est pour rien. Les 3: Centre Pompidou. |
Et « le seigneur de
Javel », comme dit la presse de gauche, part vraiment sur la Côte d’Azur,
faisant savoir au ministère du travail qu’il ne rentrerait à Paris que sur la
demande expresse du ministre. Le 15, la délégation ouvrière apporte au
ministère ses contre-propositions : une diminution moyenne de
20 centimes de l’heure qui doit faire faire à l’entreprise une économie de
400 000 francs par mois. André Citroën les repousse.
Une semaine plus tard, le comité
central de grève fait un effort supplémentaire, équivalant pour les ouvriers à
une perte de salaire d’un million par mois : 1° Aucune diminution sur les
salaires égaux ou au-dessous de 5 fr. 50 ; diminution de 3,5 à 4 %, selon
les catégories sur les salaires globaux supérieurs sur à 5 fr. 50. 2° Signature
d'un contrat collectif d'une durée de six mois garantissant ces nouveaux
salaires. 3° aucun licenciement pour faits de grève ; 4° reconnaissance de
délégués ouvriers élus par leurs camarades de travail. En vain, une fois
encore.
Citroën annonce le rembauchage, à
ses conditions, pour le 24, avec l’appui de la police pour assurer « la
liberté du travail ». Le gouvernement Daladier (soutenu par le
parti socialiste) lui apporte son entier concours. On commence à refuser, dans
les mairies, les allocations de chômage aux licenciés et lock-outés sous
prétexte que la maison Citroën a rouvert ses portes. Le jeudi 27, de violentes
charges de la police font de nombreux blessés. Puis, « les voyous à Chiappe »
pénètrent à l'intérieur de l'usine, revolver au poing. Deux cents grévistes et
syndicalistes sont arrêtés, une vingtaine écopent de quinze jours à trois mois
de prison. Le mercredi 3 mai, le comité de grève donne finalement la consigne
de rentrer en bloc l’après-midi, et que la lutte continuera sous d’autres
formes atelier par atelier.
Durant les deux mois de cette
intransigeance, est tombée de surcroît cette information : « M. André
Citroën se procure des facilités de trésorerie au détriment des assurés.
Commettant un véritable abus, il n'avait versé à la caisse des assurances
sociales les millions prélevés sur les salaires ouvriers, qu’avec 1 an de
retard. L'attitude de M. André Citroën à l'égard de la loi des assurances
sociales devrait bien inspirer plus de mesure, plus de discrétion, aux
quotidiens et autres publications qui se font les habituels truchements du
capitalisme. M. André Citroën, après un petit calcul, a résolu de se procurer
des fonds de trésorerie pour accroître ses facilités (…) Du coup, des assurés
n’ont pas été indemnisés, les versements n’étant pas portés à leurs
comptes ; pour l’assurance vieillesse, les versements ne sont
comptabilisés qu’à partir de la date où ils sont enregistrés et donc... »
Le 9 avril, on lit ces titres : « M. André Citroën convaincu d'abus
de confiance. M. Dalimier, ancien ministre du Travail, établit irréfutablement
que cet industriel a utilisé, pour les besoins de ses affaires privées, les
millions versés par ses ouvriers au titre des Assurances sociales. M. Fontana,
l'homme de confiance du constructeur, a dû en faire l'aveu. M. Dalimier a
souligné le caractère délictueux des agissements dont s’est rendu coupable le grand
capitaliste.
Deux ans plus tard, Louis-Emile
Galeÿ, le cofondateur de la revue du personnalisme chrétien, Esprit, dresse ce portrait d’André
Citroën : « il payait mal ses impôts, il ne payait pas davantage ses
assurances sociales. Mais il retenait sur le salaire de ses 20 000
ouvriers le montant de leurs timbres. Il y avait seulement un « oubli de
transmission » de ce qu’avaient versé ses ouvriers, et de ce qu’il aurait
dû verser lui-même. (…) Nous nous expliquons mal que les articles 405 et 408 du
code n’aient pas joué contre lui sous le chef d’abus de confiance. »
« Quand M. Citroën se faisait
livrer une marchandise, la règle officielle de paiement était la “traite à 90
jours fin de mois“. - Normal, direz-vous. - Oui, mais voici comment les choses
se passaient. Les marchandises livrées en février, n'étaient réceptionnées
qu'en mars. Le règlement se faisait ainsi à trois mois à dater de fin mars,
soit fin juin. En fait le fournisseur recevait seulement vers le 20 juillet un
chèque daté du 30 juin. Ce qui donnait à M. Citroën près de six mois pour
effectuer ses paiements, et pour spéculer sur la masse de manœuvres
frauduleusement gardée par devers lui.
Quand M. Citroën livrait des
voitures, il opérait en sens inverse. D'abord le concessionnaire, à la sortie
d'un nouveau modèle, devait s'engager à prendre un nombre donné de voitures. De
plus, il devait payer à la commande un acompte, sur les voitures à livrer, en
espèces ou en effets de commerce que Citroën escomptait. Lorsque la voiture
sortait de l'usine, le concessionnaire devait payer comptant le reliquat. C'est
ainsi que cette double méthode de retard à payer, et d'avance à être payé, a
créé la situation sans issue de la fin de l'an dernier. Non seulement, le bilan
ne révèle aucune rentrée à venir, mais encore un grand nombre de voitures sont
partiellement payées qui n'ont pas encore quitté l'usine. Pour des gens de moindre
importance sociale, cette pratique s’appelle du “carambouillage“. »
« En
juin 34, il distribue 30 millions de dividendes, en décembre de la même année,
le passif de son entreprise s’élève à près de 1 milliard ! (…) 20 000
ouvriers en chômage (qu’on rembauche au compte-gouttes), à l’usine même.
80 000 autres sur le pavé par suite du licenciement partiel des industries
fournisseurs de Citroën. Si l’on ajoute à ce tableau tous les façonniers et
commerçants de toutes sortes qui gravitent autour d’une telle affaire, c’est
150 ou 200 000 hommes qui sont touchés par le désastre. »