PARIS Ier. 1 L'ILE DE LA CITE


L'île de la Cité en 1742, dans la Description de Paris, de Piganiol de la Force. Gallica
Victor Hugo, ou encore le XIXe siècle – l’un est l’autre –, contemple Paris du haut des tours de Notre-Dame comme Charles V le faisait du haut de la tour de l’Horloge, et décrit une île de la Cité qui a peu changé.
Le XXe siècle cherchera sa vue panoramique sur la tour Eiffel ; le XXIe, après le parachèvement de la voie triomphale par la pyramide du Louvre et la Grande Arche de la Défense, a préféré l’Arc de triomphe, au toit duquel se tournent maintenant, vers les quatre points cardinaux, quatre fois plus de visiteurs qu’au sommet de la cathédrale.
La montée aux tours est l’occasion pour Hugo d’un rappel des trois composantes de Paris : « l’île était à l’évêque, la rive droite au prévôt des marchands, la rive gauche au recteur ». Voilà pour le pouvoir ; pour les bâtiments, « la Cité avait Notre-Dame, la Ville le Louvre et l’Hôtel de Ville, l’Université la Sorbonne » ; enfin, pour ce qui est des corps, les nourrir, les soigner, leur permettre de s’ébattre, « la Ville avait les Halles, la Cité l’Hôtel-Dieu, l’Université le Pré-aux-Clercs ».
Hugo résume ainsi la capitale au moment où entrent en scène, dans son roman, à la fin du XVe siècle, Esméralda et Quasimodo, les lettres de l’imprimerie remplaçant la langue des pierres et du verre. Jusqu’à cent cinquante ans plus tôt, l’île de la Cité, à elle seule, a tout eu : l’évêque et le roi. Puis, quand Étienne Marcel, prévôt des marchands, et ses hommes, profitant de la captivité du roi Jean le Bon, ont envahi le palais de la Cité et forcé le Dauphin à y endosser les couleurs de Paris, mi-parties de rouge et de bleu, le roi est allé, pour deux siècles, se réfugier à l’est de la Ville, à l’abri de la Bastille, à l’hôtel Saint-Paul, à celui des Tournelles. La cour continuera ensuite de résider dans la Ville, côté ouest désormais, pour cent vingt années supplémentaires, au Louvre et aux Tuileries, avant de partir pour Versailles. Au Palais de la Cité n’est restée que la Justice, c’est-à-dire le Parlement de Paris.
L'hôtel des Tournelles vers 1540
Mais nous voilà arrivés au sommet. Des beautés de Notre-Dame, affirme Hugo en atteignant la plate-forme, « la principale, c’est la vue du Paris qu’on découvrait alors du haut de ses tours. C’était en effet, quand, après avoir tâtonné longtemps dans la ténébreuse spirale qui perce perpendiculairement l’épaisse muraille des clochers, on débouchait enfin brusquement sur l’une des deux hautes plates-formes, inondées de jour et d’air, c’était un beau tableau que celui qui se déroulait à la fois de toutes parts sous vos yeux ».
Si, de là-haut, on voit loin, réciproquement, on ne voit Notre-Dame que de loin : boussole du voyageur de terre et d’eau, couronne au-dessus de la ville dont elle signe la primauté. Quand on l’approche, Notre-Dame se dérobe aux regards, trop embrassée par la Cité.
Du haut des tours, en revanche, le quadrillage en dièse de Paris était particulièrement net : deux axes verticaux et parallèles, celui formé des rue Saint-Martin, de la Juiverie (aujourd’hui de la Cité) et Saint-Jacques, et celui formé des rues Saint-Denis, de la Barillerie (aujourd’hui boulevard du Palais) et de la Harpe (emportée pour partie par le boulevard Saint-Michel), barrés perpendiculairement, sur la rive droite par l’enfilade Saint-Antoine/Saint-Honoré et, sur la rive gauche, entre les portes Saint-Victor et Saint-Germain, par les rues qui sont aujourd’hui celles des Écoles et de l’École-de-Médecine.
Cette croisée de Paris fut la première pavée. Au début du XIIIe siècle, Paris pue, il n’y a pas d’autre mot. Philippe Auguste, mettant un jour le nez à la fenêtre de son palais (l’actuel Palais de Justice) au moment où le passage de chariots remue la boue parisienne, est littéralement suffoqué par l’odeur. Il convoque aussitôt les bourgeois pour exiger le pavage de toutes les rues de la ville, ce qui ne trouvera un commencement d’exécution que dans la traversée de la Cité et le début de ses prolongements rue Saint-Jacques et rues Saint-Denis/Saint-Martin et, pareillement, dans les deux départs, à droite et à gauche, de l’axe Saint-Honoré/Saint-Antoine perpendiculaire.
Dans la première moitié du XIXe siècle, les choses n’ont guère changé concernant la lisibilité de la capitale, et encore moins l’aspect de la Cité. « Vers la fin du mois d’octobre 1838, par une soirée pluvieuse et froide, un homme (…) traversa le pont au Change et s’enfonça dans la Cité, dédale de rues obscures, étroites et tortueuses, qui s’étend depuis le palais de Justice jusqu’à Notre-Dame. Quoique très circonscrit et très surveillé, ce quartier sert pourtant d’asile ou de rendez-vous à un grand nombre de malfaiteurs de Paris, qui se rassemblent dans les tapis-francs ». C’est là le début des Mystères de Paris.
Le malheur, c’est que l’étudiant Eugène Haussmann, dix ans plus tôt, empruntait le même chemin pour aller suivre ses cours à la fac de droit, et que lui n’est pas devenu romancier : « Je franchissais le vieux Pont-au-Change que je devais plus tard faire également reconstruire, abaisser, élargir », rapporte-t-il dans des Mémoires écrits cinquante ans après les Mystères de Paris ; « je longeais ensuite l’ancien palais de justice, ayant à ma gauche l’amas ignoble de tapis-francs qui déshonorait naguère encore la Cité, et que j’eus la joie de raser plus tard, de fond en comble – repaire de voleurs et d’assassins, qui semblaient là braver la Police correctionnelle et la Cour d’assises ».
Eugène Sue notait, lui aussi, l’attirance paradoxale de ces malfaiteurs pour le lieu même où leurs forfaits seront jugés, et l’on pouvait encore, à l’époque de son récit, tomber nez à nez, place du Palais de Justice (aujourd’hui boulevard du Palais), avec un grand échafaud et une douzaine de prisonniers condamnés au bagne, auxquels on était en train de river le collier au cou.
Les mêmes Mystères de Paris, portés à la scène, dépeignent davantage le bourbier que le coupe-gorge. Tortillard s’y lamente devant le Lapin Blanc : « C’était bien la peine de venir prendre ici une planche, d’aller la poser sur le ruisseau de la rue de la Barillerie et de m’égosiller à crier pendant une heure : Passez ! payez ! Passez, payez ! Une mauvaise averse de trois sous. Avec ça que dans c’te Cité, ils se moquent bien de se crotter… Ils passaient à côté de ma planche et m’éclaboussaient… les raffalés ! ».

Vingt et une églises, combien de cloches ?

De Quasimodo au Chourineur, la Cité est restée « l’île sonnante », avec ses vingt et une petites églises et le nombre de cloches qui s’ensuit, qui « honorant les morts, font mourir les vivants » ; le bourdon de Notre-Dame, que baptisèrent Louis XIV et Marie-Thérèse, dominant de sa forte voix ces volées assourdissantes.
À l’époque où se déroule l’action de Notre-Dame de Paris, sur le côté nord de la cathédrale, une quarantaine de maisons bénéficient d’une vue qui s’étend jusqu’à Charenton. Prolongeant leurs jardins, l’île Notre-Dame et l’île-aux-Vaches n’ont rien de plus haut que les brins de l’herbe verte dépassant les draps blancs étalés par les lavandières. Le lotissement des deux îles, réunies en une seule qui prendra le nom de Saint-Louis, ne peut laisser indifférent le chapitre : « les maisons de cloître qui étaient ci-devant les mieux situées de Paris perdront la sérénité de l’air qu’elles avaient par le moyen de l’île ». Les chanoines se battirent longuement pour ne céder, après dédommagement, qu’en 1642.
Le conseiller au Parlement Pierre Broussel, dont l’arrestation fit surgir les barricades de la Fronde, habitait de ce côté, rue Saint-Landry. « Il fallut, pour satisfaire le peuple, raconte Olivier d’Ormesson dans son Journal, le mener par les quartiers les plus échauffés, où il fut reçu avec salve de mousqueterie. C’était un triomphe, chacun lui baisant les mains et la robe. Il passa par la rue Saint-Honoré et de là sur le Pont-Neuf, et fut à Notre-Dame entendre la messe. »
C’est par l’autre rive, par le Petit-Pont, qu’arrivent à Notre-Dame les processions solennelles portant les reliques de sainte Geneviève quand il s’agit de combattre l’inondation, d’arrêter les pluies ou tout autre fléau. L’abbaye, au sommet de « la montagne », dans l’Université, garde alors en gage le prévôt des marchands et quatre conseillers de ville jusqu’au retour du saint reliquaire. À l’inverse, le 2 décembre 1804, c’est le pape, Pie VII, qui est l’otage du pouvoir civil, quand il s’agit de lui faire célébrer à Notre-Dame le sacre de Napoléon Ier, dans le faste et la pompe que nous montre le tableau de David.

Pomme de pin et Lapin Blanc

Rue de la Juiverie, qui traverse la Cité au débouché de ce Petit-Pont, s’élève, si l’on peut dire, le « trou de la Pomme de pin » où Villon, dans son Grand Testament, envoie « Jacques Raguyer, le grand godet de Grève ». Villon évoquera encore le cabaret, et la manière d’y avoir du vin, dans ses Repues franches. Trois quarts de siècle plus tard, la renommée de l’endroit est telle qu’un écolier limousin de rencontre peut vanter à Pantagruel les mérites de la Pomme de pin, et, un siècle encore après Rabelais et son Deuxième Livre, c’est Molière qu’on y voit, lisant une scène des Femmes savantes à Corneille et à Boileau.
Vers 1635 s’affaiblit la vogue intellectuelle bientôt bi-séculaire de ce haut lieu qui rassembla ceux que Calvin nomma « libertins », lignée de libres penseurs dans laquelle figurent Rabelais, Montaigne, La Fontaine et Molière, avant Voltaire qui, peut-être, logeait rue de la Barillerie quand le Régent le fit arrêter et conduire à la Bastille. Mais la cuisine de la Pomme de pin restait fameuse en 1670 quand Colletet cite encore son excellent chapon dans ses Tracas de Paris.
Le Lapin blanc gravé par Jules Worms et Fortuné Méaulle suivant la reconstitution de Hoffbauer dans son Paris à travers les âges
Le Lapin Blanc de la rue des Fèves, emporté par la construction de la préfecture de police, est évidemment d’un genre tout différent, c’est un « tapis-franc », ce qui, nous dit Eugène Sue, « en argot de vol et de meurtre, signifie un cabaret du plus bas étage ». Celui-là a existé dans la littérature avant d’exister dans la réalité. L’immense succès remporté par les Mystères de Paris, d’abord en feuilleton, dans les Débats, à partir de 1842, puis à la scène deux ans plus tard, avec l’acteur Frédérick Lemaître en vedette, avait poussé un marchand de vin à doter le n° 6 de la rue des Fèves, qui possédait de belles caves, de la romanesque enseigne dégotée chez Eugène Sue. Pour une quinzaine d’années seulement, après quoi arrivèrent les démolisseurs du baron Haussmann.

De la tour Bonbec à la caserne

Derrière la façade Louis XVI du Palais de Justice, la galerie du Palais, dont Corneille avait fait une comédie portant le même titre, était l’un des trois grands centres de la librairie parisienne au XVIIe siècle, avec la rue Saint-Jacques et la place du Puits-Certain, dans l’Université. Ici, Toussaint Quinet, l’éditeur du Roman comique de Scarron, en 1651, voisinait avec les marchandes de dentelles et les merciers à la mode. Les dernières boutiques ne disparaîtront de la galerie marchande qu’en 1840.
Sur le quai de l’Horloge, la tour Bonbec, la plus occidentale, porterait ce nom de ce que l’on y faisait parler, dès la fin du XVe siècle, par la torture. Barbarie judiciaire face à la civilisation brillante et humaine des Lumières : la justice se rendait toujours, à la veille de la Révolution, d’après l’ordonnance de 1670, ce qui signifiait torture préalable, instruction secrète et absence d’avocat. Marat pourra écrire, concernant la furie des sans-culotte : « Ce sont les horreurs judiciaires d’autrefois qui ont donné à notre peuple ces mauvaises mœurs ».
C’est devant la Grand’Chambre du Parlement de Paris, située sur l’ancien appartement de Philippe le Bel, entre les deux tours médianes, qu’en 1655, Louis XIV, 16 ans, était apparu en habits de chasse pour briser la résistance des parlementaires. Le Tribunal révolutionnaire de Fouquier-Tinville siégera au même endroit à partir du 6 avril 1793, y prononçant plus de deux mille condamnations à mort. Un bon millier de prisonniers s’entassaient alors à la Conciergerie, qu’ils quittaient par la grille, à droite du grand perron, pour monter dans la charrette de la guillotine qui les attendait cour du Mai.
En face, au sud de la rue de Lutèce, quand Alphonse Esquiros, écrivant L’Histoire des Montagnards, vient en 1841 interroger Albertine Marat dans son logis misérable du 32, rue de la Barillerie, sous les toits, la sœur ressemble de façon si frappante à son frère qu’il semble à l’historien être devant l’ombre de Marat lui-même. « Son vêtement douteux – une sorte de robe de chambre – prêtait encore à l’illusion. Elle était coiffée d’une serviette blanche qui laissait passer très peu de cheveux. Cette serviette me fit souvenir que Marat avait la tête ainsi couverte quand il fut tué dans son bain par Charlotte Corday. »

Plus haut, au bal du Prado, à l’emplacement du Tribunal de commerce actuel, Friedrich Engels tente, à l’hiver de 1846-1847, de passer pour un simple noceur allemand aux yeux de « la rousse », la police secrète installée rue de Jérusalem, à l’angle du quai des Orfèvres, là où avaient résidé les premiers présidents du Parlement, puis les maires de Paris à partir de Pétion de Villeneuve. C’est dans cette même salle de bal que, le 26 février 1848, Blanqui organise un rassemblement pour exiger le drapeau rouge et protester contre « l’escamotage » de la république ouvrière.

Quatre mois plus tard, le 23 juin, les dockers des quais, les ouvriers travaillant sur les chantiers du chemin de fer d’Orléans, occupaient l’est de la Cité d’où ils tentaient de parvenir à l’Hôtel de Ville. Le glas sonnait pour la Cité populeuse, où la génération romantique, Théophile Gautier et Eugénie Fort, son amoureuse, se récitaient à deux voix dans un décor intact les scènes de Notre-Dame de Paris. L’entreprise métallurgique Monduit & Bechet, Gaget, Gauthier & Cie, qui ferait la statue de l’Indépendance américaine – dite de la Liberté -, dressait les flèches de Notre-Dame et de la Sainte-Chapelle. La poigne de fer d’Haussmann donnait ici sa leçon de choses : 1. Débroussailler les abords des monuments – avec une frénésie, autour de Notre-Dame, qui fait croire qu’il règle un compte personnel avec Hugo. 2. Voir la ville, comme un artilleur, en lignes de mire : au bout de l’œilleton, une cible ; dans l’axe du boulevard de Sébastopol, le dôme du Tribunal de Commerce, qu’on décentrera pour l’y faire rentrer de force. 3. Une rue est une droite qui passe par deux casernes, on en construira donc une dans l’île de la Cité. Au final, hormis Notre-Dame, la Sainte-Chapelle et la Conciergerie, n’en réchappent que quelques maisons, au nord-est, où plane le souvenir d’Héloïse et Abélard.
Balzac avait encore pu décrire, dans L’Envers de l’histoire, « une assez vaste cour au fond de laquelle se dessinait en noir une haute maison flanquée d’une tour carrée encore plus élevée que les toits et d’une vétusté remarquable ».
« Quiconque connaît l’histoire de Paris sait que le sol s’y est tellement exhaussé devant et autour de la cathédrale qu’il n’existe pas vestige des douze degrés par lesquels on y montait jadis. Aujourd’hui, la base des colonnes du porche est de niveau avec le pavé. Donc, le rez-de-chaussée primitif de cette maison doit en faire aujourd’hui les caves. Il se trouve un perron de quelques marches à l’entrée de cette tour, où monte en spirale une vieille vis le long d’un arbre sculpté en façon de sarment. Ce style, qui rappelle celui des escaliers du roi Louis XII au château de Blois, remonte au XIVe siècle. »
« Frappé de mille symptômes d’antiquité, Godefroid ne put s’empêcher de dire en souriant au prêtre : “Cette tour n’est pas d’hier.
– Elle a soutenu, dit-on, l’attaque des Normands et aurait fait partie d’un premier palais des rois de Paris ; mais, selon les traditions, elle aurait été plus certainement le logis du fameux chanoine Fulbert, l’oncle d’Héloïse ”. »

Le charme du Pont-Neuf

Reste le Pont-Neuf, bien sûr, qui ne saurait disparaître puisqu’il est le modèle de qui se porte bien. Dès son achèvement, Henri IV avait concédé le nouvel espace ainsi dégagé au premier président Achille de Harlay, à charge d’y construire une place à l’architecture ordonnancée de brique et de pierre, à l’instar de la place Royale (aujourd’hui des Vosges), avec cette différence que de fausses arcades y étaient seulement suggérées par des fenêtres en arc au rez-de-chaussée, et qu’un plan triangulaire remplaçait le plan carré. On l’appellerait Dauphine en l’honneur du Dauphin, le futur Louis XIII.
Quand Chardin y expose, devant la procession de la Fête-Dieu de 1728, sa Raie et son Buffet, une statue équestre d’Henri IV, à son débouché, parfait la place depuis un peu plus d’un siècle. L’exposition de la Jeunesse, pour laquelle il n’est pas besoin d’être membre de l’Académie, a ainsi lieu, à découvert, le jeudi suivant la Trinité entre 10 heures et midi. Les peintres flamands qui demeurent autour de la foire Saint-Germain, à l’autre bout du pont, échappent de longtemps – depuis que Rubens vint décorer le Luxembourg – à l’emprise des corporations.
Entre cette foire Saint-Germain et la Croix-du-Trahoir, le Pont-Neuf était vite devenu « le » nouvel axe nord-sud, en supplantant ses deux aînés. C’était d’abord l’un des rares endroits de Paris où l’on pouvait, sur des trottoirs, marcher sans risquer sa vie. Il y avait douze mille carrosses à Paris au temps de Louis XIV ; quarante ans plus tôt, on n’en comptait que trois cent dix. « Ce fut en ce temps-là qu’on inventa la commodité magnifique de ces carrosses ornés de glaces et suspendus par des ressorts ; de sorte qu’un citoyen de Paris se promenait dans cette grande ville avec plus de luxe que les premiers triomphateurs romains n’allaient autrefois au Capitole. Cet usage, qui a commencé dans Paris, fut bientôt reçu dans toute l’Europe ; et, devenu commun, il n’est plus un luxe. »
Le carrosse avait sans doute civilisé les mœurs, comme l’écrivait Voltaire – « Les mœurs tiennent à si peu de chose que la coutume d’aller à cheval dans Paris entretenait une disposition aux querelles fréquentes, qui cessèrent quand cet usage fut aboli. » –, il n’en était pas moins, pour les piétons, un véhicule fort dangereux.
À n’importe quelle heure, sur le Pont-Neuf, on croisait au moins un voleur, un prêtre et une prostituée. D’autres disent un cheval blanc ; en tout cas, on y trouvait de tout : Tabarin, son frère, sa femme, sur leurs tréteaux, où ils interprétaient des farces que l’on qualifierait plus tard de « tabariniques » ; Maître Gonin et ses pronostications plaisantes ou satiriques ; des chanteurs et chanteuses en plein air ; l’opérateur Brioché, son petit théâtre de marionnettes et son singe Fagotin qu’embrochera Cyrano de Bergerac, par un beau jour d’été, quelques années avant 1655. Ce dont on fera une pièce – Combat de Cyrano de Bergerac avec le singe de Brioché, au bout du Pont-Neuf –, que l’on jouera… sur le Pont-Neuf, théâtre sur le théâtre.
Cette vogue était l’aubaine des mouchards : il n’y avait qu’à se poster à une extrémité ; si, en l’espace de quelques jours, on n’avait pas vu l’individu recherché passer là, on pouvait affirmer, de façon absolument certaine, qu’il avait quitté Paris.
La seule ombre au pont, c’était la pompe de la Samaritaine, dont Mercier disait qu’elle bouchait la vue « pour quelques bassins qui n’en sont pas moins à sec les trois quarts de l’année ». De vue l’on n’avait pas du tout depuis les autres ponts qui étaient tous bordés de maisons jusqu’à ce qu’on détruisît les dernières en 1786. Le Pont-Neuf en redevint un pont presque comme les autres, d’autant que fermait alors la foire Saint-Germain, principal pôle économique de la rive gauche, qui lui retirait une partie de son trafic. Ce fut pourtant encore sur le Pont-Neuf que Pissarro, vieil impressionniste de 73 ans, aborda un jeune peintre de 24 ans, Othon Friesz, le futur fauve, qui habitait 15, place Dauphine, pour l’encourager à exposer aux Indépendants. Albert Marquet résidait au n° 29. « Paris semble n’exister que pour les artistes », disait déjà Whistler.