PARIS Ier. 3 LE LOUVRE


Le Louvre de Philippe Auguste, sur le quart sud-ouest de la surface actuelle de la cour Carrée, n’est qu’un ouvrage défensif de la muraille du XIIe siècle. Charles V, près de deux siècles plus tard, décale l’enceinte de Paris à l’ouest : dans le prolongement de l’actuel pont du Carrousel, elle montera plein nord et, par les rues aujourd’hui d’Aboukir et de Cléry, la porte Saint-Denis et les Grands Boulevards, rejoindra la Bastille. Décollée du Louvre, la nouvelle enceinte donne de l’espace au château qui peut devenir une demeure de plaisance. Au XVIIe siècle, Louis XIII repousse encore l’enceinte d’un cran à l’ouest, y englobant le château des Tuileries dont les terrasses remploient, côté Concorde, le mur du dernier bastion. L’idée naît alors de cette jonction des deux palais, celui du Louvre et celui des Tuileries, par une galerie le long de la Seine et une autre, symétriquement, au nord, projet qui sous le nom de « grand dessein » sera l’Arlésienne de Paris durant trois siècles.
La Saint-Berthélemy. Gallica
Le Louvre, devenu palais, n’a pas eu aussitôt cette dignité rassise que lui donneront ensuite une architecture majestueuse et une longue consanguinité avec les beaux-arts. Il a retenti d’arquebusades et de coups de pistolets ; il a été à feu et à sang. On a cru y voir Charles IX, le 24 août 1572, jour de la Saint-Barthélemy, tirer d’une fenêtre de sa chambre, dans la petite galerie, sur les protestants jetés en Seine qui bougeaient encore. Si l’anecdote est peut-être controuvée, la cour du Louvre était remplie de cadavres, et la responsabilité du roi entière.
Assassinat de moindre échelle, le 24 avril 1617, celui de Concini, le favori de la reine mère, attiré dans une souricière sur le pont-levis du Louvre et abattu à coups de pistolet. Aussitôt fait, Louis XIII parut à la fenêtre et fut salué par ses gentilshommes du cri de « Vive le Roi ! » ; il envoya dire à sa mère qu’il prenait la direction du royaume et qu’elle n’avait plus à se mêler de rien.
Si, dans la salle des Cariatides, celles-ci pouvaient parler, si elles n’étaient pas l’obéissance et la soumission pétrifiées, elles qui étaient là les premières – elles ont été sculptées, dès 1548, par Jean Goujon sous la « conduite et superintendance » de « notre cher et bien-aimé Pierre Lescot » ainsi que s’exprimait François Ier –, elles raconteraient le poids douloureux de la tribune de pierre, des musiciens et de leurs instruments quand Catherine de Médicis et Henri II, son époux, donnaient ici leurs bals. Elles diraient la visite de Montaigne, apportant avec lui vingt tonneaux de bordeaux pour gagner toutes les sympathies à sa bonne ville, en cette année 1555 où les vins de Paris sont justement« un peu courts », ou « guinguets » comme l’on dit, ce qui sera peut-être l’étymologie de guinguettes.
Elles se lamenteraient des quatre chefs de la Ligue, parmi les plus coupables des Seize, pendus aux solives de la salle. Elles rappelleraient que, sous Henri IV, les huguenots utilisaient librement le lieu pour leur culte ; et qu’elles avaient pleuré ensuite, durant les onze jours d’exposition du cercueil du bon roi, entre des étais soutenant un plafond près de crouler sur son effigie de cire modelée, vêtue de satin rouge sous la couronne, et d’un manteau de velours violet semé de fleurs de lys et doublé d’hermine.
Elles se souviendraient d’avoir vu Molière, pour la première fois, le 24 octobre 1658, donnant ici le Nicomède de Corneille, et « on fut surtout fort satisfait de l’agrément et du jeu des femmes ». Suivi d’une piécette de son cru, Le Médecin amoureux, « et la manière dont il s’acquitta de ce personnage le mit dans une si grande estime que Sa Majesté donna ses ordres pour établir sa troupe à Paris. La salle du Petit-Bourbon lui fut accordée pour y représenter la comédie alternativement avec les comédiens italiens ».

Le Louvre et la Chambre bleue
Après un long périple provincial, Molière vient de rentrer à Paris, il s’est installé dans la maison dite « à l’Image Saint-Germain », quai de l’École, à l’ouest du Pont-Neuf. Il joue donc maintenant, selon le vœu du roi, en alternance avec la Comédie-Italienne, les mardis, jeudis et samedis à l’hôtel du Petit-Bourbon. Cet ancien hôtel d’un félon a été réduit à sa salle immense, qui va bientôt être emportée par le quadruplement du vieux Louvre.
Les cariatides reverront néanmoins Molière donner devant la cour L’Étourdi, Les Précieuses ridicules, George Dandin et encore, parce qu’on préfère leur salle au vrai théâtre voulu par Mazarin, cette « salle des Machines » des Tuileries dont l’acoustique s’avère décevante, L’École des femmes et Le Mariage forcé.
Le Petit-Bourbon en passe d’être démoli, la troupe de Molière s’est transportée dans le théâtre de l’ancien Palais-Cardinal, une salle de douze cents places que l’omniscient Richelieu avait inaugurée vingt ans plus tôt avec des pièces écrites de sa propre main. Au répertoire de Molière, Le Dépit amoureux et Le Cocu imaginaire. Cette dernière pièce propitiatoire, peut-être, son auteur s’apprêtant à épouser Armande Béjart, la fille de la maison où il s’est trouvé un nouveau logis, en haut de la rue Saint-Thomas-du-Louvre, du côté ouest, là où elle s’élargit pour devenir la place du Palais-Royal.
Le comédien garde donc son domicile à deux pas de son lieu de travail ; le dramaturge trouve ses sujets non loin. Il y a eu le Louvre des soldats et de l’intrigue, et il y a eu en réaction, dès 1610, dans cette même rue Saint-Thomas qu’il habite, un peu plus bas, à l’emplacement de l’actuel pavillon Turgot, l’anti-Louvre : l’hôtel de la marquise de Rambouillet. Catherine de Vivonne en a tracé elle-même les plans et a créé un style : des pièces en enfilade, de grandes portes-fenêtres s’ouvrant du sol au plafond, des alcôves et leurs ruelles – l’espace entre lit et cloison – qui délimitent le lieu de la nouvelle sociabilité. La « Chambre bleue » de la marquise a vite été « la Cour de la Cour », c’est-à-dire le comble de la politesse. C’est aussi le réservoir de l’esprit précieux dans lequel Molière puise en voisin pour en railler les ridicules. Sans compter que le marquis de Montausier, qui soupira dix ans pour la fille de l’hôtesse et composa pour elle, avec le renfort de quantité d’autres beaux esprits, La Guirlande de Julie, bouquet de soixante-deux poèmes la célébrant sous les traits de trente fleurs, passe pour être le modèle de l’Alceste du Misanthrope.
Mme de Rambouillet s’éteint en 1665. Son anti-Louvre n’avait plus de raison d’être, le vrai était maintenant policé. Colbert désirait qu’y logeât le roi, renouant avec la décision de François Ier, un bon siècle plus tôt, « de dorénavant faire la plupart de [sa] demeure et séjour » à Paris et au Louvre ; le carré du vieux Louvre serait pour cela quadruplé. Le 17 octobre, le roi pose la première pierre de l’aile orientale, face à Saint-Germain-l’Auxerrois, dans laquelle il doit s’installer : le projet du Bernin a été repoussé parce que, beau et noble extérieurement, il offrait à l’intérieur un logement malcommode.
Finalement, compte tenu du coût des expropriations nécessaires à l’établissement d’un vide de sécurité devant les appartements royaux de ce côté-là, Colbert incline à les placer dans l’aile sud, qui regarde la Seine. En 1671, la colonnade de Claude Perrault est achevée quand le budget alloué à l’agrandissement du palais se voit subitement divisé par dix. François Ier avait financé son Louvre par une taxe sur le commerce parisien du poisson, Henri IV le sien en imposant celui du vin. Louis XIV n’a ni ces ressources ni le même intérêt pour Paris, il est déjà tourné vers Versailles.
Un plan de Perrault pour réunir Louvre et Tuileries. Gallica

Quelque chose comme un squat
Le Louvre délaissé, Charles Perrault, qui est à la fois premier commis des Bâtiments du roi – grâce à quoi il a proposé son frère pour la colonnade – et l’auteur des célèbres Contes, est bien placé pour obtenir que l’Académie française, dont il est membre, puisse occuper un bout du palais, ce qui lui sera accordé entre le pavillon de l’Horloge et le pavillon de Beauvais.
Henri IV logeait déjà au Louvre artistes et artisans : peintres, sculpteurs, orfèvres, horlogers et joailliers, sans compter des ateliers de tapisseries et ceux des monnaies et médailles, mais c’était dans la grande galerie, qui n’est qu’un couloir de liaison entre Louvre et Tuileries. Richelieu avait ajouté à ceux qui l’occupaient déjà, dans ses entresols et rez-de-chaussée, l’Imprimerie royale et, mieux encore, Théophraste Renaudot et sa Gazette de France, se constituant ainsi un grand service intégré de l’information et de la propagande.
Ce qui est nouveau, c’est la prise de possession du Louvre proprement dit, et toutes les académies spécialisées vont y suivre la première : celle de peinture au premier étage de la cour de la Reine (du Sphinx), celle d’architecture dans l’appartement de Marie-Thérèse, celle des sciences dans celui du roi, au rez-de-chaussée ; l’académie politique au-dessus de la chapelle. Et les particuliers ne sont pas en reste : Girardon installe son atelier dans une galerie donnant sur la cour de la reine mère, et Coustou met le sien dans la salle égyptienne du rez-de-chaussée de la colonnade.
Celle-ci n’a ni toiture ni fenêtres. Le palais censé devenir le plus magnifique monument de la Chrétienté présente au ciel des trous béants qu’entourent des façades aux orbites creuses. Heureusement, ça ne se voit guère : la colonnade passée sur le corps du Petit-Bourbon, on a tôt fait, des restes de l’hôtel, les écuries de la reine et le garde-meubles, qui masquent le chef-d’œuvre de Perrault. Toutes les interdictions imposées aux riverains en vue de l’installation du roi en son Louvre sont levées avant la fin du siècle et le Régent, au début du suivant, confirmera officiellement l’abandon des travaux de sorte de rétablir pour les propriétaires, en levant les incertitudes quant à d’éventuelles expropriations, la pleine valeur marchande de leurs biens.
Du Louvre, on vole les matériaux ; déjà, certaines parties tombent en ruine ; autour, les bâtiments se multiplient : un corps de remises pour la comtesse de Feuillants sur la place du Carrousel, une station de carrosses et de fiacres devant la façade orientale, rue des Poulies. Pire, quantité de constructions parasites, de cabanes, de baraques de planches adossées à ses murs viennent littéralement l’étouffer : des cabarets que les Suisses chargés de sa garde ont ouverts pour arrondir leur solde, une quarantaine d’échoppes que donne en location l’Académie française, alignées dans le jardin de l’Infante ! Et le long des galeries sont disposées les pierres d’approvisionnement des entrepreneurs de la Monnaie.
Les peintres Boucher et Coypel, les sculpteurs Slodtz et Lemoyne, entre beaucoup d’autres, sont venus rejoindre au Louvre Bouchardon et Coustou, et des graveurs, et des orfèvres, et l’ébéniste Boulle dans l’atelier duquel un incendie éclate en 1720, qui détruit une quantité non négligeable de tableaux et d’œuvres d’art. Les collections du Louvre sont celles d’un garde-meubles, ni inventoriées ni, encore moins, visibles. Tous les châteaux royaux, et un certain nombre de dignitaires y puisent à l’envi et pratiquement sans contrôle.
Autre plan de Perrault. Gallica

Le Palais-Royal pour le roi de Paris
Il y a un roi qui n’est pas là – l’état de son Louvre, devenu « l’asile des hiboux », le montre assez –, et il y a un Palais-Royal bien habité celui-là, où n’est point le roi, mais son frère, Monsieur, Philippe d’Orléans. Si le palais anciennement « cardinal » est devenu « royal », celui qui l’occupe doit l’être en quelque sorte : roi de Paris quand l’autre n’est que le roi de Versailles ? On n’en est pas là, mais là est bien le mouvement du XVIIIe siècle qui commence.
Le palais légué par Richelieu, échu à la branche cadette des Bourbons, a été embelli par Mansart. Monsieur y donne de fort belles fêtes et ouvre ses jardins au public. Son fils est bientôt le Régent. Trois mois à peine après les funérailles de Louis XIV, le Régent ouvre le bal dans l’Opéra de son palais, cette salle où Molière est mort le 17 février 1673 en jouant le Malade imaginaire, où l’Académie royale de musique dirigée par Lully lui a succédé.
Trois fois par semaine, de la Saint-Martin jusqu’à la fin du carnaval, le plancher du parterre s’élève jusqu’à rejoindre la scène. Le Régent et ses « roués », c’est-à-dire ses gibiers de potence, au sortir de leurs soupers à huis clos, sans cuisiniers ni laquais sauf pour interdire les portes, y viennent se mêler à la danse, quand ils tiennent encore debout. Une nuit que le Régent veut y paraître absolument incognito, l’abbé Dubois, qui a été son précepteur, affirme qu’il connaît le moyen le plus sûr : il lui donnera publiquement des coups de pieds au derrière. Ce qu’il fait avec tant d’entrain que sa victimes doit lui crier : « L’abbé, tu me déguises trop ».
Le Régent meurt, frappé d’apoplexie, en 1723. Louis XV règne officiellement ; il n’exercera la réalité du pouvoir que vingt ans plus tard. Ce temps approche lorsqu’au Café de la Régence, sur la place du Palais-Royal, tout à côté de la maison où Molière a rencontré Armande Béjart, Denis Diderot et Jean-Jacques Rousseau sont présentés l’un à l’autre.
« Le café est très en usage à Paris : il y a un grand nombre de maisons publiques où on le distribue », affirment les Lettres persanes de Montesquieu, censément écrites entre 1712 et 1720. « L’effet en fut incalculable, - n’étant pas affaibli, neutralisé, comme aujourd’hui, par l’abrutissement du tabac. On prisait, mais on fumait peu », assure Michelet qui attribue au café « l’explosion de la Régence et de l’esprit nouveau, l’hilarité subite, la risée du vieux monde, les saillies dont il est criblé, ce torrent d’étincelles »…
L’établissement, tenu par Rey, qui lui a donné ce nom dès le début de la Régence, est avec le café Marion, impasse de l’Opéra (aujourd’hui début de la rue de Valois), le lieu où se fait l’opinion. On y trouve le Journal de Paris, cantonné aux questions artistiques, qui est crié à 5 sols là comme dans les jardins publics, la Gazette, toujours publiée au Louvre, qui paraît maintenant le lundi et le vendredi, et des placards et libelles plus officieux. On y joue aux échecs. « Si le temps est trop froid, ou trop pluvieux, confesse Diderot par la voix du Neveu de Rameau, je me réfugie au Café de la Régence ; là, je m’amuse à voir jouer aux échecs. Paris est l’endroit du monde, et le Café de la Régence est l’endroit de Paris où l’on joue le mieux à ce jeu. C’est chez Rey que font assaut Legal le profond, Philidor le subtil, le solide Mayot... »
Bientôt Rousseau, Diderot et Condillac se réuniront une fois par semaine au Palais-Royal, à l’Hôtel du Panier-Fleuri.

Quand le Salon est celui du Louvre
L’esprit des Lumières, la curiosité encyclopédique s’exerce encore quand La Popelinière – le Fermier général, protecteur de Rameau, qui a été le modèle du Mondain de Voltaire – a des soupçons concernant la conduite de sa femme, et appelle à la rescousse Vaucanson, l’inventeur de ces automates fameux que sont le Joueur de flûte, le Canard digérant et le Tambourinaire, d’une pompe à eau et du métier à tisser automatique. Vaucanson inspecte, au 59, rue de Richelieu, la chambre de Madame, et n’est pas long à découvrir qu’une cheminée pivotante permet au voisin, en l’occurrence le maréchal duc de Richelieu, d’y entrer comme bon lui semble. Le jouet à la mode, ce Noël-là, sera une cheminée miniature dont le rideau, quand on le tire, fait se précipiter l’une vers l’autre deux figurines d’homme et de femme. Naturellement, le Fermier général n’a pas attendu la fin de l’année pour réagir, et les Tendres plaintes, de Rameau, évoquent peut-être « les lamentations de Mme de La Poplinière lorsque son mari la chassa de son hôtel ».
Sous l’offensive des Jésuites, le 8 mars 1759, le privilège est retiré à l’Encyclopédie – ce « magasin de toutes les choses utiles », comme disait ingénument Mme de Pompadour –, les volumes déjà parus sont interdits de vente, obligation est faite de rembourser les souscripteurs. La décision serait ruineuse si Malesherbes, le directeur de la librairie, n’autorisait, in extremis, ce remboursement sous la forme de volumes de planches et non de numéraire.
Grimm, qu’il a connu par Rousseau, propose opportunément à Diderot la critique d’art de sa Correspondance littéraire. Au Salon carré du Louvre et dans les deux salles suivantes (aujourd’hui Percier et Fontaine), ancienne bibliothèque du roi, l’Académie de peinture expose tous les deux ans, après un premier essai dès 1702, les toiles de ses membres ou de peintres agréés par elle. En cette année 1759, où Grimm et Diderot commencent à en faire le compte rendu pour toute l’Europe, cent vingt-quatre tableaux recouvrent entièrement les murs, du sol au plafond, les uns contre les autres ; les statues sont posées au milieu, sur des tables – un vrai capharnaüm.
Ce n’est rien à côté de l’aspect extérieur du bâtiment, dont se lamente Voltaire : « On passe devant le Louvre, et on gémit de voir cette façade, monument de la grandeur de Louis XIV, du zèle de Colbert et du génie de Perrault, cachée par des bâtiments de Goths et de Vandales ». Il faut absolument, affirme-t-il dans un court texte, Des Embellissements de Paris, « découvrir les monuments qu’on ne voit point ». Cette même année, la municipalité de Paris propose de terminer le Louvre à ses frais si le roi lui en accorde l’aile méridionale. En vain.
On finira tout de même par démolir le garde-meubles, les écuries de la reine et les postes royales et, en 1776, on commencera d’aménager la place devant la colonnade et de l’ensemencer en gazon. Le transfert des messageries rue Plâtrière (aujourd’hui J.-J.-Rousseau) entraîne une multiplication des hôtels de voyageurs dans la rue d’Orléans (aujourd’hui du Louvre), entre la rue Saint-Honoré et la rue des Deux-Écus (aujourd’hui Berger). Le quartier est le royaume de la mode. Rue Saint-Honoré, près de l’Oratoire, est le parfumeur Dulac, à l’enseigne « Au buste d’or », où Mme du Barry achète ses mouches. Un vénérable voyageur anglais s’est souvenu avec émotion de « cette extravagante et onéreuse boutique dont la marchande était aussi tentante que ce qu’elle vendait, et où un homme plus jeune que [lui] aurait couru le risque de perdre ce qui est plus précieux que l’argent… Il était presque impossible de lui refuser le prix qu’elle demandait, comme de partir sans avoir acquis quelque chose, autant pour vous rappeler le lieu où vous l’aviez acheté que pour l’objet lui-même ».
Bientôt, l’Américain Thomas Jefferson sera assidûment posté devant un échiquier, de l’autre côté du Palais-Royal, au-dessus du Café de Foy. Au coin du quai et de la place de l’École, le Café de Manoury, que fréquentent Restif de la Bretonne et Sébastien Mercier, né à côté, est aux dames ce que le café de la Régence est aux échecs. Le patron est l’auteur d’un essai sur le jeu « à la polonaise ».
 
La Palais-Royal en 1750, avant la construction des arcades. Gallica
Le Palais-Marchand du frère maçon
L’Opéra a brûlé, a été remplacé par un autre plus grand, juste en face, qui vient à son tour d’être la proie des flammes, et a manqué consumer la Guimard. Elle est révolue l’époque du banc de l’allée d’Argenson, du côté de l’actuelle rue des Bons-Enfants où se trouvait l’hôtel du marquis, ce banc près duquel Diderot retrouvait Sophie Volland, et qu’il évoque dans le Neveu de Rameau en en gommant pudiquement son amie : « Qu’il fasse beau, qu’il fasse laid, c’est mon habitude d’aller sur les cinq heures du soir me promener au Palais-Royal. C’est moi qu’on voit toujours seul, rêvant sur le banc d’Argenson ».
Devant le banc, un bois plus qu’un jardin, « la salle d’arbres » du Palais-Royal selon l’expression d’alors, et qu’on disait la plus belle du monde. L’annonce de sa destruction a suscité un tollé chez les Parisiens, mais le saccage a tout de même eu lieu : le duc de Chartres – il ne sera duc d’Orléans qu’à la mort de son père, en 1785 – a fait construire ses cent quatre-vingts arcades en soixante pavillons à louer, à l’origine d’un nouveau sobriquet pour l’endroit, devenu, dans le langage parisien, le Palais-Marchand. Mais, déjà, le nouveau jardin est la promenade à la mode.
« Mon cousin, lui demandera Louis XVI, maintenant que vous voilà boutiquier, ne vous verra-t-on plus que le dimanche ? »
Le divorce est total entre le roi dévot conduisant une réaction aristocratique qui, flattant les préjugés féodaux, n’autorise plus l’accès des charges à la cour, des grades dans l’armée, qu’à ceux qui peuvent justifier d’au moins quatre quartiers de noblesse, et le candidat au trône, Grand-Maître de la franc-maçonnerie, allié de la bourgeoisie d’affaires là comme, après les élections, au Club breton qui deviendra celui des Jacobins. Dès le mois de juin 1789, les agitateurs du futur Philippe-Égalité ont mené dans l’armée la propagande fructueuse qui allait aboutir à sa défection, si bien que Camille Desmoulins, au Palais-Royal, debout sur une table du Café de Foy, pouvait, le 13 juillet, appeler sans grands risques à l’émeute : comme il l’avait assuré à son père, « les gardes-françaises se feraient tuer plutôt que de faire feu sur un citoyen ».
12 juillet 1789, 7 heures du soir, Palais-Royal, gravure contemporaine de l'évènement. Gallica
L’endroit où les insurgés, à son appel, avaient arraché une feuille aux arbres pour s’en faire une verte cocarde qui serait, deux jours durant, un signe de ralliement, y gagnerait un nouveau nom, celui de « Palais-Égalité ». Égalité sans droits : ni le pain ni l’ouvrage n’ont été reconnus comme tels au quatrième état, qui a été l’instrument indispensable de l’insurrection. Le 18 août 1789, il se rassemble en différents points, par corps de métiers, pour crier sa misère effrayante : sur le gazon de la place du Louvre, trois mille ouvriers tailleurs se sont regroupés.
Au-dessus de leurs têtes, des arbres poussent sur la terrasse de la colonnade où le peintre Watelet, le successeur de Mirabaud à l’Académie française, s’est fait un jardin suspendu. Ses collègues ont, ailleurs, construit des cloisons, des entresols, des balcons, percé les toits pour y ménager des lucarnes ou, s’il en existait déjà, y ont fait passer leurs tuyaux de poêle, souvent, dans ce parcours, fixés directement au poutrage.
L’Assemblée constituante, dès le 26 mai 1791, décide que « le Louvre et les Tuileries réunis seront le palais national destiné à l’habitation du roi et à la réunion de tous les monuments des sciences et des arts ».
« À l’époque du 10 août 1792, il y avait sur la place du Carrousel, écrit Louis Blanc, une boutique qu’occupait Fauvelet, frère de Bourrienne. Pendant que le peuple assiégeait le château, un homme, du haut des fenêtres de cette boutique, jouissait du spectacle : c’était un officier renvoyé du service, fort pauvre, très embarrassé de sa personne, et qui avait dû former, pour vivre, le projet de louer et de sous-louer des maisons. Il se nommait Napoléon Bonaparte. Napoléon encore ignoré par la Révolution et la regardant faire, que de choses dans ce rapprochement ! »
Au lendemain du 10 août 1792, une commission du Muséum a pour mission de l’organiser. David en est nommé président l’année suivante ; une annuité de cent mille francs est allouée aux acquisitions.

Vers le Musée Napoléon
Bonaparte s’en charge pour moins cher, à condition de considérer la guerre comme des faux frais. On verra des collections arriver de Belgique après octobre 1794, d’Italie deux ans plus tard, puis d’Allemagne et d’Autriche... À cette époque, c’était les œuvres d’art qui faisaient la queue pour entrer au musée : les 27 et 28 juillet 1798, se présentaient, l’un derrière l’autre, les chevaux de Saint-Marc de Venise, l’Apollon du Belvédère, la Vénus du Capitole, le Laocoon, etc. « La Grèce les céda : Rome les a perdus, / Leur sort changea deux fois, ils ne changeront plus »…
Mais les artistes, bohèmes, imprudents squattaient toujours le Louvre. Sous le Consulat, ils avaient nom Fragonard, Carle Vernet, Hubert Robert, Lagrenée, Pajou et David, dont l’atelier occupait l’extrémité nord de la colonnade. Un jour, Napoléon passant avec Duroc rue des Orties, le long de la façade nord de la grande galerie, est tout surpris de voir encore leurs oripeaux aux fenêtres ! Il les croyait expulsés, il avait pris un arrêté en ce sens le 20 août 1801 ! Il s’indigne : « Ils finiront par brûler mes conquêtes! ». C’en est fini de la tolérance.
La tolérance, il y a des maisons pour ça, plein le Palais-Royal, devenu le palais des filles et le palais du jeu. On y a vu miser Joséphine de Beauharnais ; on y verra, après Waterloo, Blücher et les officiers alliés y perdre le tribut gagné sur le champ de bataille.
La rue des Orties n’est pas seule dans la cour du Carrousel, il y en a tout un réseau, et bordées, bien sûr, de bâtiments, dont la boutique de Fauvelet. Si, après 1815, de quinze cents tableaux conquis et exposés au Musée Napoléon, il n’en reste que deux cent soixante-dix, les constructions de la cour sont toujours là. « Ces prétendues maisons ont pour ceinture un marais du côté de la rue de Richelieu, écrit Balzac en 1846, un océan de pavés moutonnants du côté des Tuileries, de petits jardins, de baraques sinistres du côté des galeries et des steppes de pierre de taille et de démolitions du côté du vieux Louvre. »
« Lorsqu’on passe en cabriolet le long de ce demi-quartier mort, poursuit la Cousine Bette, et que le regard s’engage dans la ruelle du Doyenné, l’âme a froid, l’on se demande qui peut demeurer là ? » Une dizaine d’années plus tôt, demeuraient là, et Balzac le sait très bien, Gérard de Nerval et Théophile Gautier, Arsène Houssaye, leurs amours de passage, et Eugénie Fort et Jenny Colon, pour ne rien dire des peintres Nanteuil, Corot, Chassériau venus y peindre les décors des fêtes, Gavarni et Alphonse Karr, et tous les locataires distingués de l’impasse – il y en avait donc –, qui n’étaient « reçus qu’à condition d’amener des femmes du monde, protégées, si elles y tenaient, par des dominos et des loups ».
« Voici bientôt quarante ans que le Louvre crie par toutes les gueules de ces murs éventrés, de ces fenêtres béantes : Extirpez ces verrues de ma face ! On a sans doute reconnu l’utilité de ce coupe-gorge, et la nécessité de symboliser au cœur de Paris l’alliance intime de la misère et de la splendeur qui caractérise la reine des capitales », s’indigne encore Balzac.
Il reviendra au Second Empire de cautériser la cour du Carrousel – et d’emporter du même coup un souvenir du glorieux oncle. Déplorant, comme tant d’autres, la brutalité haussmannienne, Louis Blanc regrette, au lieu de tout ce que « la boutique de Fauvelet disait au passant », de ne plus trouver que le silence des pierres.
Il reviendra également à Napoléon III d’achever, le 14 août 1857, le « grand dessein », toujours pendant depuis Henri IV : la réunion du Louvre et des Tuileries par le nord. Au Théâtre du Palais-Royal, Offenbach remplaçait Labiche dont on avait donné ici quatre-vingt-deux pièces. La Vie parisienne y est créée le 31 octobre 1866 ; le tsar et ses deux fils viennent y applaudir l’année suivante, à l’occasion de l’Exposition universelle.
Le 4 septembre 1870, l’impératrice Eugénie, la dernière altesse a fuir l’ensemble palatial, le fait à contresens de tous ses prédécesseurs : des Tuileries, s’étant procuré la clé de la porte de communication, elle passe dans la grande galerie qu’elle remonte et, traversant successivement les salles égyptiennes puis assyriennes du Louvre, elle en sort par le guichet de Saint-Germain-l’Auxerrois. Ensuite, il n’y aura plus de Tuileries, et plus d’étranger aux beaux-arts, au Louvre, que le ministère des Finances dans l’aile nord, pendant plus de cent vingt ans et, au Pavillon de Flore, la préfecture de la Seine, le Conseil municipal, le ministère des Colonies et quelques autres jusqu’en 1964.
Au Louvre, le Salon de 1787. Gallica
Le musée, inauguré à la hâte avec guère plus de cinq cents tableaux, dans la seule grande galerie, le 10 août 1793, jour anniversaire de la chute de la royauté, ne sera maître de la totalité du Louvre qu’au bicentenaire de la Révolution. Il y aura gagné une pyramide. Sans doute parce que c’est du haut des pyramides que les siècles se contemplent.