Si
les Grands Boulevards remplacent, à partir des années 1670, sur la totalité de
la rive droite, la muraille de Paris, le Boulevard est celui qui longe la
partie la plus récente de celle-ci, son tronçon Louis XIII rabouté à la
vieille enceinte de Charles V au niveau de la porte Saint-Denis. Entre
cette dernière et la Madeleine, ce qui sera le Boulevard pour le XIXe siècle
prend la succession, dans la liste des lieux à la mode, de la place Royale, de
la galerie du Palais, du Pont-Neuf, du Palais-Royal…
À
la charnière des XVIIe et XVIIIe siècles, le versant nord du Boulevard est
champêtre : Regnard, qui
connaît aussi bien Alger que la Laponie et fait donc un paysagiste crédible,
nous raconte qu’il voit, du haut de la rue de Richelieu, sur les « vastes
marais » d’en face, croître à plaisir l’oseille et la laitue, les
artichauts et les champignons de couche. Il est donc assez naturel que ne
soient tracées là, au début de la Régence, en contrebas du Boulevard et
longeant son talus, que des voies de desserte agricole : à l’ouest, la rue
Basse-du-Rempart qui, partie de la chaussée d’Antin, ne rattrape le niveau du
Boulevard qu’à la rue Caumartin, avant de se prolonger jusqu’à la Madeleine ;
à l’est, la rue Basse-Porte-Saint-Denis.
La
rue Basse-du-Rempart sera bordée de maisons sur son côté extérieur au dernier
quart du XVIIIe siècle, et celles-ci, dont les fenêtres de premier étage sont
au niveau du Boulevard, encaissent la chaussée en en faisant cette
« espèce de ravin sombre » qu’évoque Barbey d’Aurevilly. Au moins, leur situation en contrebas ne
gêne-t-elle en rien la vue qu’on a depuis le côté sud du Boulevard. Les
gravures du Krafft et Ransonnette nous montrent encore, en
1812, le salon octogonal de l’hôtel de Gontaut-Biron surmonté d’une terrasse
d’où l’on observe, pour certains la lunette à l’œil, la beauté du paysage et
l’animation du Boulevard.
Sur
ce versant méridional, avant les jardins de l’hôtel de Gontaut-Biron, situé au
débouché de la rue Louis-le-Grand, s’étendent ceux de l’hôtel de la Colonnade
puis ceux du couvent des Capucines, dans lesquels est tracée la rue de la Paix
en 1806. À l’est de la rue Louis-le-Grand, verdoient les immenses parcs des
hôtels qui ont leur entrée sur la rue Saint-Augustin. Puis vient Frascati,
hôtel contemporain de celui de Gontaut, devenu sous le Directoire, entre les
mains du glacier napolitain Garchi,
un hôtel meublé assorti d’un restaurant et d’une maison de jeu. Parmi la
végétation méditerranéenne qu’il y a importée, ponctuée d’architectures
éphémères, une terrasse de bois longe le Boulevard en une gloriette brillamment
éclairée, de la rue de Richelieu à la rue Vivienne.
Frascati, dessin de Michel, 1800. Gallica |
Suivent
les jardins de l’hôtel de Montmorency-Luxembourg, où s’ajoutent, sous le
Consulat, au paysage à portée de vue, ceux, artificiels, peints sur les murs
circulaires de vastes rotondes qu’on appelle des « Panoramas » :
Paris tel qu’on le voit du haut du château des Tuileries, Toulon et, plus tard,
Rome et Jérusalem. Enfin, après le domaine de l’hôtel ci-devant d’Uzès, qui
occupe tout l’espace entre les rues Montmartre et Saint-Fiacre, s’élève la
butte de Ville-Neuve-les-Gravois, formée de déblais accumulés au fil de six
siècles, surmontée de sa rue Beauregard, qui pourrait être le terme générique
désignant tout l’arc du Boulevard, belvédère de Paris sur les hauteurs de
Montmartre, ses moulins et ses abbayes. Largement nivelée pour être lotie sous
le nom de « Bonne-Nouvelle », plus vendeur que « Gravats »,
elle reste, encore aujourd’hui, en léger surplomb au-dessus du Boulevard.
Chopin,
dernier témoin du Boulevard belvédère
Un
jeune homme de 21 ans, qui se réfugie à Paris après la chute de Varsovie, Frédéric Chopin, sera le dernier à
profiter – et à nous en transmettre le souvenir – de la vue que l’on a de ce
balcon de Paris qu’est la façade méridionale du Boulevard. Au-dessus du
trottoir, qui commence à remplacer les bas-côtés de terre battue simplement
séparés de la chaussée par de grosses bornes de pierre, et plus haut que ses
deux rangées d’arbres, Chopin s’installe à l’automne de 1831 dans l’immeuble du
Grand Bazar de l’Industrie française, au coin de la rue Montmartre. « Dans
mon cinquième étage (j’habite boulevard Poissonnière n° 27) – tu ne pourrais
croire combien est joli mon logement ; j’ai une petite chambre au
délicieux mobilier d’acajou avec un balcon donnant sur les boulevards d’où je
découvre Paris de Montmartre au Panthéon et, tout au long ce beau monde. Bien
des gens m’envient cette vue mais personne mon escalier. »
Dès
l’année suivante, le rideau est tiré : la rue Basse-Porte-Saint-Denis est
exhaussée et bâtie, la
rue Basse-du-Rempart commencera d’être nivelée en 1858,
quand s’aménagera la place du futur Opéra, et rentrera dans l’alignement du
côté septentrional du Boulevard. À l’avènement du Grand Paris d’après
l’annexion des communes limitrophes, la vue au-dehors du Boulevard est donc
bouchée ; il y a dorénavant assez à voir au-dedans, sur sa chaussée, ses
trottoirs, ses terrasses, ses devantures. La société y remplace le paysage,
l’animation le calme de la nature – la fréquence des omnibus, pour ne prendre
que cet exemple, est d’un toutes les deux minutes.
La rue Basse-du-Rempart par Martial, 1877. Gallica |
Mais
l’animation est différente à l’un et l’autre bouts : le Boulevard a un
pôle aristocratique à la Madeleine, qu’on surnomma le Petit-Coblence tellement
il semblait, sous le Directoire, une annexe de la ville rhénane où les émigrés
avaient passé la Révolution, et qui s’est appelé boulevard de Gand sous la
Restauration parce que Louis XVIII s’était réfugié là-bas durant les
Cent-Jours. Même si l’étymologie de « gandins » est multiple, ce
n’est pas hasard si on l’associe à ce nom.
Le
Boulevard a un autre pôle, plus populaire, à la porte Saint-Denis : le
lotissement de Bonne-Nouvelle, franc de taxes à l’origine, est de longtemps le
fief des menuisiers et, jusqu’au boulevard Montmartre, le commerce
domine : « Dans les magasins qui bordent les chaussées, assure La Bédollière dans Paris-Guide, se brassent
des affaires considérables en porcelaine, vêtements confectionnés, parfumerie
bronze, tapis, fourrures, articles de voyage, miroiterie, etc. ».
L’ouvrier vient quand il le peut à cette extrémité du Boulevard qui, comparée
aux quartiers qu’il habite, est une véritable allée forestière, une trouée de
grand air en plein Paris.
Ce
Boulevard destiné à devenir « le quartier élégant » de la capitale,
le Second Empire le baptise dans le sang : au jour du coup d’État de
Napoléon le Petit, « une brigade tuait les passants de la Madeleine à
l’Opéra[1] ; une autre de
l’Opéra au Gymnase ; une autre du boulevard Bonne-Nouvelle à la porte
Saint-Denis », rapporte Victor Hugo
dans L’Histoire
d’un crime.
Après
quoi, on peut aller se faire tirer le portrait. L’Empereur, partant pour
l’Italie à la tête d’un corps d’armée, s’arrête devant le 8, boulevard des
Italiens, pousse la porte de l’atelier de Disdéri
et s’y plante devant l’objectif pendant que l’armée attend, sur le Boulevard,
le (long) temps de pose nécessaire. Les collègues du 5, boulevard des
Capucines, les frères Mayer et Pierre-Louis Pierson ont, eux,
photographié un à un – « à la va-comme-je-te-pousse », dit Nadar, mais il est républicain –, les aristocratiques
diplomates réunis en congrès à Paris pour mettre un terme à la guerre de
Crimée. La cour, la haute finance, les actrices et les musiciens vont suivre à
l’une et l’autre adresse durant une demi-douzaine d’années.
La
gadoue et les catleyas
Illustration de Nana par Gill, 1882. Gallica |
Au
long du Boulevard, Zola, chroniqueur
du régime et de sa décomposition, fera pleurer le comte Muffat, chambellan de
l’impératrice, quand l’entrée des artistes du théâtre des Variétés, où il
attend Nana, reste pour lui désespérément vide. « Sans pouvoir expliquer
comment, il se trouvait le visage collé à la grille du passage des Panoramas,
tenant les barreaux des deux mains. Il ne les secouait pas, il tâchait
simplement de voir dans le passage, pris d’une émotion dont tout son cœur était
gonflé... Alors, il avait repris sa marche, désespéré, le cœur empli d’une
dernière tristesse, comme trahi et seul désormais dans toute cette ombre. Le
jour enfin se leva, ce petit jour sale des nuits d’hiver, si mélancolique sur
le pavé boueux de Paris. Muffat était revenu dans les larges rues en
construction qui longeaient les chantiers du nouvel Opéra. Trempé par les
averses, défoncé par les chariots, le sol plâtreux était changé en un lac de
fange. Et, sans regarder où il posait ses pieds, il marchait toujours, glissant,
se rattrapant. »
Sous
la IIIe République, le Boulevard se fait bienveillant : Odette « n’était
pas chez Prévost ; il voulut chercher dans tous les restaurants des
boulevards. Pour gagner du temps, pendant qu’il visitait les uns, il envoya
dans les autres son cocher Rémi, écrit Proust.
Mais le cocher revint lui dire qu’il ne l’avait trouvée nulle part… Swann se
fit conduire dans les derniers restaurants… Il ne cachait plus maintenant son
agitation, le prix qu’il attachait à cette rencontre et il promit en cas de
succès une récompense à son cocher… Il poussa jusqu’à la Maison Dorée, entra
deux fois chez Tortoni et, sans
l’avoir vue davantage, venait de ressortir du Café Anglais, marchant à grands
pas, l’air hagard, pour rejoindre sa voiture qui l’attendait au coin du
boulevard des Italiens, quand il heurta une personne qui venait en sens
contraire : c’était Odette ».
Tortoni par Martial, 1877. Gallica |
Il
monte avec elle dans la voiture qu’elle avait, disant à la sienne de suivre.
Elle tient à la main un bouquet de catleyas, elle en a dans les cheveux, et
dans l’échancrure de son corsage. Après un écart du cheval, qui les a déplacés,
Swann se propose de « les enfoncer un peu » de peur qu’elle ne les
perde. C’est à compter du moment qui suit que faire l’amour, pour eux, se dira
« faire catleya ».
Sous
la IVe République, Yves Montand,
quand il est « tourneur chez Citroën », « dès le travail
fini », « file entre la porte Saint-Denis et le boulevard des
Italiens » parce qu’ici « y a tant de choses, tant de choses, tant de
choses à voir »…
Monet
et le Boulevard des Capucines
Le
mardi 23 février 1847, la foule se presse au 15, boulevard de la Madeleine,
domicile de Marie Duplessis, que Dumas rendra immortelle en Dame
aux camélias, morte à 23 ans. Elle était si belle que Gautier se désespérait « qu’aucun
de ces jeunes magnifiques qui obstruaient le boudoir de cette femme de si
riches coffrets et de vases précieux, n’eût eu l’idée de répandre une poignée
d’or devant un statuaire pour éterniser dans le Carrare ou le Paros une telle
beauté! ».
Les
gens ne sont pas ici tellement nombreux pour lui rendre un dernier hommage,
mais parce qu’on y disperse ses biens après saisie. On espère découvrir sur sa
table de toilette, et acquérir au meilleur prix, le secret de sa beauté, ses
élixirs et ses philtres. Elle avait « le meilleur cuisinier, les plus
beaux chapeaux, les plus merveilleuses dentelles et les perles les plus fines
de Paris ». Elle dépensait des sommes folles, pour une part aux
Trois-Quartiers, le magasin mitoyen fondé en 1829. Le Figaro prétendait que
sept membres de ce Jockey-Club installé plus loin sur le Boulevard avaient créé
une société en participation destinée à son entretien. Sur la tablette de
marbre, il n’y avait qu’une boîte à poudre en argent massif de chez Marlé, boulevard des Italiens, un flacon
de L’Eau du Harem, de Geslin, le
parfumeur établi au bas de la Maison Dorée, sur le même boulevard. Étaient-ce
là les clés du mystère ?
« Avant
1789 », déjà, l’hôtel de la Duthé
construit par Bélanger rue
Basse-du-Rempart, au coin de l’actuelle rue Scribe, était, selon Girault de Saint-Fargeau, « le
rendez-vous de tout ce que la cour, l’épée, la finance avaient de jeune, de
riche, de brillant en hommes à la mode ». Outre quatre petites pièces, son
grand salon en demi-cintre était prolongé par « une terrasse donnant sur
le boulevard, qui était la pièce principale, et où Mlle Duthé se montrait
presque tous les jours. C’est là qu’assise sur une causeuse elle étendait sur
un tabouret le pied le plus élégamment chaussé, ou qu’appuyée sur un bras
complaisant elle faisait admirer le mol abandon de sa taille ».
Dans
cette rue Basse-du-Rempart, les corps dégringolent sous la mitraille quand, au
soir du 23 février 1848, la troupe ouvre le feu sur les manifestants devant
l’hôtel de la Colonnade où est établi le ministère des Affaires étrangères. Un
cortège funèbre va remonter le Boulevard, à la lumière des torches. « Dans
un chariot attelé d’un cheval blanc, que mène par la bride un ouvrier aux bras
nus, seize cadavres sont rangés avec une horrible symétrie, écrit Marie d’Agoult. Debout sur le brancard,
un enfant du peuple au teint blême, l’œil ardent et fixe, le bras tendu,
presque immobile, comme on pourrait représenter le génie de la
vengeance... » Un autre ouvrier, à l’arrière du chariot, ne fait pas
qu’incarner la révolte, il y appelle : « Vengeance !
Vengeance ! On égorge le peuple ! – Aux armes ! , répond la
foule ».
Après
la révolution, Asselineau, qui a
retrouvé Baudelaire plongé dans la
traduction d’Edgar Poe, doit
l’accompagner dans un hôtel du boulevard des Capucines « où on lui avait
signalé l’arrivée d’un homme de lettres américain qui devait avoir connu
l’auteur ». Dans l’atelier de Nadar, au deuxième étage du n° 35, à l’angle
de la rue Daunou, une « Société anonyme des artistes peintres, sculpteurs
et graveurs » organise une exposition payante d’un mois à compter du 15
avril 1874. Des cent soixante-cinq œuvres présentées, la presse fait un sort à
Impression, soleil levant, de Claude
Monet, qui montre aussi un Boulevard des Capucines, vu d’une fenêtre, en
plongée : une foule de passants réduits à des points minuscules, sous un
ciel d’hiver plombé. La 6e exposition collective du groupe qu’on n’appelle plus
que les impressionnistes, au grand complet, se tiendra de nouveau au même
endroit.
Des
montagnes russes occupent, depuis l’Expo de 1889, l’emplacement de l’actuel
Olympia, et une autre attraction foraine fait ses débuts au Salon indien,
sous-sol du Grand Café, au n° 14 du boulevard, le 28 décembre 1895 : le
cinématographe des frères Lumière,
vingt minutes de projection pour une dizaine de petits films. Au théâtre du
Vaudeville, futur cinéma Paramount, le 12 janvier 1910, Lénine assiste à une représentation de La Barricade, une pièce
de Paul Bourget, dont le personnage
central est inspiré de Pataud, le
chef de ce Syndicat des électriciens qui a su, trois ans plus tôt, faire
s’éteindre les mille scintillements du Boulevard et toute la Ville Lumière deux
nuits durant.
Au
moment où le Boulevard retrouvait tous ses feux après cette grève éclipse, Mistinguett quittait l’Eldorado dont,
« entrée comme gigolette, elle sortait comme vedette ». Elle était
déjà installée au n° 24 où elle allait rester cinquante ans, « cette
tragédienne qui résume notre ville parce que sa voix poignante tient des cris
des marchands de journaux et de la marchande de quatre-saisons », comme
l’écrira Jean Cocteau. C’est ici que
la « môme » de Paris vivra avec « son homme », Maurice Chevalier, de part et d’autre
de la guerre de 1914 ; My man, comme on le saura jusqu’en
Amérique.
Dada
passage de l’Opéra
Quand
Manet veut remercier Zola, après
avoir lu son article dans L’Événement, il invite le journaliste à passer le
voir au Café de Bade, 26, boulevard des Italiens, où l’on peut le trouver tous
les jours entre 17h30 et 19h. La République a succédé à l’Empire quand Zola,
désormais auteur, est le commensal régulier d’un autre établissement, le café
Riche, au n° 16, à l’angle de la rue Le Peletier. Là se partage, à cinq, un
« dîner des auteurs sifflés » : Flaubert en est pour l’échec de son Candidat, un canevas
laissé par son ami Bouilhet qu’il a
fini pour le Vaudeville voisin, Zola pour Les Héritiers Rabourdin, Edmond de Goncourt pour Henriette
Maréchal, Daudet pour son Arlésienne.
« Quant à Tourgueniev,
expliquera Daudet, il nous donna sa parole qu’il avait été sifflé en Russie,
et, comme c’était très loin, on n’y alla pas voir. »
Dix
ans plus tard, les impressionnistes s’y retrouvent pour un dîner mensuel décidé
à leur 6e exposition afin de célébrer les retrouvailles avec Monet, Renoir et Sisley. On y voit parfois Mallarmé.
L’unanimisme sera de courte durée : à leur 8e exposition – il n’y en aura
pas d’autre –, qui ouvre le 15 mai 1886 pour un mois à la Maison Dorée, au coin
de la rue Laffitte, les trois prodigues ont à nouveau fait sécession, tandis
que Degas y a accepté Seurat et Signac, les Pissarro père et
fils, en un mot, pour le moins des « Néo ». Le groupe
impressionniste finit sur le Boulevard comme il y a commencé. Ce qui n’empêche
pas Renoir d’inviter Mallarmé, chez Riche, à fêter son exposition ingresque –
il préfère dire « sa manière aigre » – quand, après son voyage
d’Italie, conscient d’être allé « au bout de l’Impressionnisme », il
revient au dessin en mai 1892.
Ces
établissements, pour l’essentiel : le café et son grand balcon adossé à
l’Opéra-Comique, sous une enseigne ou une autre, le Café Anglais et ses
vingt-deux salons particuliers dont le fameux Grand-Seize, Tortoni devenu un
nom commun – après gandins, les dandys et les lions sont tout autant dits
tortonistes –, le Café de Paris, le Café du Helder, sont toujours là à la Belle
Epoque, et Swann y suit la piste d’Odette de Crécy.
Après
la guerre, les surréalistes encore Dada, à la recherche d’un décor kitsch, le
trouvent sans aucun hasard passage de l’Opéra. Dans ce passage ouvert en 1822,
qui a connu le bal d’Idalie venant du jardin Marbeuf, le Gâteau d’amandes,
fameux pâtissier et confiseur, l’ancien restaurant Leblond, et le coiffeur des
Goncourt, d’Horace Vernet et peut-être
de Courbet, les vestiges de la vogue
impériale se limitent désormais au petit théâtre érotique qui donne alors
Fleur-de-Péché.
Le passage de l'Opéra, Martial, 1877. Gallica |
Sous
le Second Empire, témoigne La Bédollière, on voyait passage Jouffroy, passage
Verdeau, dans celui de l’Opéra, celui des Panoramas, le plaid des Écossais, les
fourrures des gens du Nord, les sombreros de Madrid ou de La Havane, les fez de
Constantinople ou du Caire. Les étrangers, comme les provinciaux,
apparaissaient à partir de midi. À 17h, les journaux du soir, particulièrement
nombreux sur le Boulevard – Le Constitutionnel, L’Écho
de Paris, L’Événement, Le Figaro, Le Gaulois, Le
Gil Blas, La Libre Parole, Le Mousquetaire d’Alexandre Dumas, Le
Petit-Journal, Le Soir, Le Temps –, étaient
distribués dans les kiosques et l’on se cognait alors à ceux qui les lisaient
en marchant. À 18h, les habitantes des quartiers Bréda et Notre-Dame-de-Lorette
prenaient des positions stratégiques depuis le passage Jouffroy jusqu’à la rue
de la Chaussée-d’Antin.
Les
passages sont à ce point prostitués, vingt ans plus tard, qu’y simplement
stationner, pour une femme, est équivoque, comme l’apprendra Mme Eyben à ses dépens. Ayant
rendez-vous avec ses enfants passage des Panoramas, elle y est interpellée, le
29 mars 1881, par la très arbitraire police des mœurs, que sa vigoureuse
campagne de presse réussira néanmoins à faire abolir.
A
cette date, passage de l’Opéra, le nouveau et dernier journal d’Auguste Blanqui, Ni dieu ni maître, est en
dépôt au n° 13 de la galerie de l’Horloge.
Chambre
avec vue contre immeuble de rapport
Villiers de
L’Isle-Adam,
fraîchement arrivé à Paris en possession d’un héritage, est propriétaire d’une
calèche et de deux chevaux qui stationnent toute la journée devant le Café de
Madrid, où fréquentent ses amis Catulle
Mendès et Léon Dierx. Quand la
voiture bouge, c’est pour traverser le boulevard et attendre devant le Café des
Variétés. La vogue a suivi le chemin inverse entre les deux établissements
quand, fin 1861, le patron de celui des Variétés ne s’est pas abonné au
Boulevard que lançait le portraitiste en caricatures et photographies, Étienne Carjat.
À
la carte des restaurants du Boulevard, diverses recettes, dont des poires
nappées de glace et de chocolat, sont proposées sous le patronage de la
Belle Hélène, l’opéra bouffe d’Offenbach
que donnent les Variétés depuis le 17 décembre 1864. L’ouvrage passe si bien
pour le comble du licencieux que l’ambassadeur Richard de Metternich a pu reprocher à la princesse, son épouse, de
s’être montrée à la première. Trois ans plus tard, c’est à une coiffure que la
Grande-Duchesse de Gérolstein donne son nom ; Napoléon III, le prince
de Galles, le duc d’Édimbourg, Bismarck, les rois de Suède et du
Portugal, se sont précipités aux Variétés, pour ne rien dire du tsar qu’on y
voyait trois heures à peine après qu’il fut arrivé à Paris.
Dix
ans après Chopin, Balzac occupe une
maison d’angle à la situation semblable : il a deux pièces donnant sur le
boulevard, une sur la rue de Richelieu. C’est Buisson, son tailleur, qui a fait construire « cette espèce de
phalanstère colyséen », « dans la cour de l’hôtel où tous les joueurs
de Paris ont palpité pendant trente-cinq ans », celle de Frascati,
« dont le nom est religieusement conservé par un café, rival de celui dit
du Cardinal, qui lui fait face ».
À
l’époque de Balzac, on ne parle plus de vue, comme du temps de Chopin, on parle
d’argent : « Admirez les étonnantes révolutions de la propriété dans
Paris ! Sur la garantie d’un bail de dix-neuf ans qui oblige à un loyer de
cinquante mille francs, un tailleur construit, et il y gagnera, dit-on, un
million ; tandis que, dix ans auparavant, la maison du café Cardinal, dont
le rez-de-chaussée rapporte aujourd’hui quarante mille francs, fut vendue pour
la somme de deux cent mille francs ! ».
Un
demi-siècle plus tard, Mallarmé vient admirer, à l’ex-galerie Goupil, à côté, 19, boulevard
Montmartre, les dix Marines d’Antibes de Monet. Il faut, pour cela,
monter au premier étage : MM.
Boussod et Valadon, successeurs de Goupil, ne partagent pas les goûts de
leur directeur, Théo Van Gogh, en
matière de peinture moderne.
Le Brébant pendant la fermeture, 1933. Gallica |
En
face du balcon de Chopin, le Brébant, à l’angle des 32, boulevard Poissonnière
et 2, rue du Faubourg-Montmartre, est un autre des restaurants fameux du
Boulevard. C’est là que Flaubert fait déplacer la « société Magny »
après les décès de Gavarni et de Sainte-Beuve. Au Gymnase dramatique, où
débuta Virginie Déjazet,
« statuette de Saxe animée par l’esprit de Voltaire », l’actrice la
plus populaire de Paris, où Nerval
vint admirer Jenny Colon,
l’impératrice a toujours sa loge, assortie d’un salon meublé et d’un cabinet de
toilette. Mais déjà, au quatrième étage de l’hôtel Montholon, vestige des
fastes des années 1770, Juliette Adam
reçoit, dans ses grands salons tendus de velours rouge, un avocat sans le sou,
habillé comme l’as de pique du « vêtement de bureau d’un employé ».
En la personne de Gambetta, le parti
républicain a trouvé son chef ; il préside désormais le dîner du mercredi
soir auquel sont conviés une douzaine d’invités. Les autres soirs, les invités
d’après-dîner, surnommés pour cela les « cure-dents », sont plus
nombreux, mais toujours exclusivement masculins, la maîtresse de maison ne se
voulant pas de possible rivale.
C’est
ici, où Gambetta a discuté de la fondation de la République française, qu’elle
lance, en octobre 1879, sa Nouvelle Revue bimensuelle, à
laquelle elle fera collaborer, pour la partie littéraire, Flaubert, Maupassant ou Loti. Mais, politiquement, elle est passée au nationalisme le plus
virulent, et Jules Renard, qui lui
donne des textes brefs, note à ce propos dans son Journal : « Oh,
vos pages courtes ont un succès !, dit Mme Adam, avec l’air
d’ajouter : oui, mais ce n’est tout de même pas ça qui va nous rendre
l’Alsace et la Lorraine ».
Le
surréalisme au bout du boulevard
Le
boulevard de Bonne-Nouvelle renoue avec une « promesse de révolte
stratégique qui a toujours été implicite dans son nom » quand, à
l’occasion de la campagne internationale de solidarité avec Sacco et Vanzetti, quatre-vingt mille
manifestants débordent la police le 23 août 1927. Cruel coup du sort, André Breton, qui assure, dans Nadja,
qu’on ne peut « passer plus de trois jours sans [le] voir aller et venir,
vers la fin de l’après-midi, boulevard Bonne-Nouvelle entre l’imprimerie du Matin
et le boulevard de Strasbourg », en était absent, et le regrette fort,
« lors des magnifiques journées de pillage dites “Sacco-Vanzetti” ».
Anarchistes et communistes y ont convergé, et Walter Benjamin se demande comment lier révolte et révolution,
comment « imaginer une existence axée toute entière sur le boulevard
Bonne-Nouvelle dans des espaces de Le
Corbusier et de Oud[2] ? ».
L'église de Bonne-Nouvelle vue du boulevard. Martial. 1877. Gallica |
Le
Rex, la salle hollywoodienne de plus de trois mille places ouverte à la fin de
1932, est Soldatenkino, c’est-à-dire réservé aux troupes d’occupation, durant
la Seconde Guerre mondiale. Il est, de ce fait, la cible d’une attaque de la
Résistance qui a un fort retentissement. À la Libération, Le Populaire, journal du
Parti socialiste, s’installe presque en face, au 6, boulevard Poissonnière. L’Humanité est à côté, au n° 8.
Le
4 janvier 1948, passe là un char bariolé de slogans en défense du cinéma
français, derrière lequel marchent Pierre
Blanchard, Jean Marais et Madeleine Sologne, Simone Signoret, Roger
Pigaut et Claire Mafféi, qui
viennent d’être Antoine et Antoinette, l’ouvrier typographe et la vendeuse
d’Uniprix dans le film de Jacques Becker,
qui défile à leurs côtés avec toute la profession, de la Madeleine à la
République, sur le Boulevard des frères Lumière. Les accords Blum-Byrnes du printemps 1946, conclus
avec les libérateurs, ont imposé, en échange de la remise de dettes de guerre,
une diffusion massive de films américains.
C’est dans le hall de l’Humanité que sont exposés, au jour des funérailles, les corps des
personnalités du monde communiste. En 1967, à l’enterrement de Georges Sadoul, ancien du groupe
surréaliste, Aragon y prononce un
discours nostalgique, « où se lisait, juge Pierre Daix, une interrogation sur le chemin qu’ils avaient pris
ensemble, comme aussi leur regret commun de n’avoir pas su retrouver
Breton » sur ce boulevard où, si près, passage de l’Opéra, tout avait
commencé près de cinquante ans plus tôt.