Au
faubourg Saint-Sauveur, du nom de la chapelle où Saint Louis faisait halte sur
le chemin de Saint-Denis, on est dans le fief bourguignon. Hors les murs à sa
construction, en 1270, adossé à l’une des tours rondes de l’enceinte de
Philippe Auguste, le vaste « séjour d’Artois » est échu au duc de
Bourgogne. Celui-ci a pour nom Jean sans
Peur quand, en 1407, il fait assassiner son cousin germain, Louis d’Orléans, frère du roi, dont
l’hôtel s’accote lui aussi à l’extérieur de la muraille, un peu au sud-ouest, à
l’emplacement de l’actuelle Bourse de commerce. Quand il y avait visité son
cousin, Jean sans Peur avait pu voir dans le « cabinet aux
portraits », galerie que le duc d’Orléans consacrait à ses maîtresses,
celui de sa propre épouse, placé bien en évidence. La rivalité lignagère fut
pourtant la seule cause du meurtre, et la rue Mauconseil porterait trace du
« mauvais conseil » qu’elle lui avait soufflé, qui augurait de trente
années de guerre entre Armagnacs (Charles
d’Orléans, fils de l’assassiné, est le gendre du comte d'Armagnac) et
Bourguignons. La Révolution rebaptisera la rue « Bonconseil »,
sans doute par pur esprit de contradiction.
Tour de Jean sans Peur, dessin du 19e s. Gallica |
Sitôt
son crime accompli, Jean, qui pour être sans peur n’en était pas moins sur ses
gardes, fit bâtir dans son hôtel, pourtant déjà bien fortifié, le donjon
quadrangulaire flanqué de son escalier à vis que nous connaissons, au sommet
duquel il dormirait mieux désormais.
À
ce moment, la nouvelle enceinte, celle de Charles V, enclosant le faubourg
Saint-Sauveur de la porte Saint-Denis à la place des Victoires actuelles, était
achevée depuis vingt-cinq ans, mais la vieille n’avait pas été démolie. Elle ne
le sera toujours pas à la génération suivante, quand Armagnacs et Bourguignons
réconciliés pourront aller « après souper, s’ébattre et passer le temps au
long et dessus les anciennes murailles de Paris, sans que ceux de la ville les
vissent », d’un hôtel à l’autre, sur l’arc joignant ces deux repères que
sont pour nous la tour de Jean sans Peur, conservée, et la tour astrologique de
Catherine de Médicis, postérieure de
cent soixante-quinze ans, la reine s’étant fait bâtir hôtel sur l’emplacement
de celui des Orléans.
Dans
cet entre-deux enceintes, les lieux les plus notoires sont le couvent des
Filles-Dieu, fondé sous le règne de Saint Louis pour accueillir des femmes qui,
par pauvreté, s’étaient mises en péché de luxure. La luxure, c’est l’une des
caractéristiques qui restera au quartier. Ce couvent était une étape sur le
chemin du gibet de Montfaucon, les condamnés y recevant le pain et le vin des
mains des filles repenties.
Ses
vastes jardins jouxtaient la plus importante cour des Miracles de la capitale.
C’était un « immense vestiaire, résumera Hugo dans Notre-Dame de Paris, où
s’habillaient et se déshabillaient à cette époque tous les acteurs de cette
comédie éternelle que le vol, la prostitution et le meurtre jouent sur le pavé
de Paris ». Et même un peu plus que cela, la comédie ne connaissant pas de
relâche et les rôles ayant à jamais déteint sur les acteurs : « on
pouvait voir passer un chien qui ressemblait à un homme, un homme qui
ressemblait à un chien. Les limites des races et des espèces semblaient
s’effacer dans cette cité comme dans un Pandémonium ».
En
face et plus bas dans la rue Saint-Denis, des comédiens, en un sens plus
habituel du terme, occupaient l’hôpital de la Trinité. Désaffecté parce que le
cimetière attenant l’avait rendu peu salubre, l’hôpital était devenu le refuge,
vers 1390, de la Confrérie de la Passion et Résurrection de notre Sauveur et
Rédempteur Jésus-Christ. Ce groupe, composé comme ses homologues d’amateurs,
marchands et artisans, allait obtenir un privilège royal pour ses
représentations et, en troquant le parvis des églises pour une salle fermée,
inventer le premier théâtre de Paris, et le seul pour près de cinquante ans.
Après quoi l’hôpital réintégrerait les lieux, et ses orphelins, en uniforme,
seraient ces Enfants bleus – dont la toponymie nous gardait le souvenir, avec
une cour des Bleus, jusque dans les années 1950 –, qui feraient cortège à tous
les enterrements de marque.
Dessin de Louis Dunki, 1899. Gallica |
Autour
étaient de ces maisons que Balzac
avait encore connues « naguère » quand il écrivait La
Maison du Chat-qui-pelote, en 1829, et dont il se fera fierté d’avoir,
par son œuvre, sauvé quatre ou cinq types en les inscrivant dans la mémoire des
hommes. « Au milieu de la rue Saint-Denis, presque au coin de la rue du
Petit-Lion (aujourd’hui Tiquetonne), existait naguère une de ces maisons
précieuses qui donnent aux historiens la facilité de reconstruire par analogie
l’ancien Paris. Les murs menaçants de cette bicoque semblaient avoir été
bariolés de hiéroglyphes. Quel autre nom le flâneur pouvait-il donner aux X et
aux V que traçaient sur la façade les pièces de bois transversales ou
diagonales dessinées dans le badigeon par de petites lézardes parallèles ?
Évidemment, au passage de toutes les voitures, chacune de ces solives s’agitait
dans sa mortaise. Ce vénérable édifice était surmonté d'un toit triangulaire
dont aucun modèle ne se verra bientôt plus à Paris. Cette couverture, tordue
par les intempéries du climat parisien, s’avançait de trois pieds sur la rue,
autant pour garantir des eaux pluviales le seuil de la porte que pour abriter
le mur d’un grenier et sa lucarne sans appui. Ce dernier étage était construit
en planches clouées l’une sur l'autre comme des ardoises, afin sans doute de ne
pas charger cette frêle maison. »
Ballade
du duel qu’en l’hôtel bourguignon…
Le
« séjour de Bourgogne », avec sa tour de Jean sans Peur, étant tombé
dans l’escarcelle de la couronne, François Ier,
en mal d’argent, le met aux enchères en 1543, en une douzaine de lots que
sépare en deux moitiés la rue Françoise (aujourd’hui Française). Dans les
constructions qui seront réalisées sur l’un de ceux-ci, au n°15 de la rue
Tiquetonne, se verra un vestige de l’enceinte.
Les
confrères de la Passion, expulsés de l’hôpital de la Trinité, passés par
l’hôtel de Flandre de la rue Coq-Héron, où leurs mystères alternaient avec les
soties des Enfants sans soucis, saisissent l’aubaine et se font construire, en
1548, la salle qui restera connue comme celle de l’Hôtel de Bourgogne. Puis
défense sera faite par le Parlement d’interpréter des mystères sacrés et la
confrérie, à compter de 1580 environ, se bornera à louer sa salle à des
professionnels, dont, entre 1628 et 1680, la troupe dite de « l’Hôtel de
Bourgogne », qui a pour membres notables Gros-Guillaume, Gautier-Garguille
et Turlupin, de ces trois illustres
farceurs le plus fin, puis Montfleury,
Armande Béjart ou la Champmeslé.
C’est
à l’Hôtel de Bourgogne que Cyrano de
Bergerac interpelle Montfleury dans la pièce d’Edmond Rostand – « Que
Montfleury s’en aille, Ou bien je l’essorille et le
désentripaille ! » –, avant de déclamer lui-même une « ballade
du duel » qu’applaudit d’Artagnan.
Charles Lefeuve place au 12 ou au 16
de la rue Tiquetonne un hôtel de d’Artagnan, qui serait le siège des exploits
de l’authentique mousquetaire dont Dumas allait s’inspirer. Du d’Artagnan
historique, on a plutôt des traces sur le quai Voltaire, en tout cas, dans Vingt
ans après, c’est bien dans cette rue Tiquetonne que fait retour le
héros de Dumas, à l’hôtel de la
Chevrette, tenu par une accorte Flamande qui sera vite sa maîtresse.
En
1660, à l’occasion de la paix des Pyrénées, c’est à l’Hôtel de Bourgogne qu’une
représentation est, pour la première fois, donnée gratis. C’est ici que les
chefs-d'œuvre de Corneille et tous
ceux de Racine, durant une décennie,
d’Andromaque
à Phèdre
ont étés vus. Comme nous le rappelle Cyrano de Bergerac :
« Le
Bourgeois :
—
Et penser que c’est dans une salle pareille
Qu’on
joua du Rotrou, mon fils !
Le
jeune homme :
—
Et du Corneille !
Un
spectateur, à un autre, lui montrant une encoignure élevée :
—
Tenez, à la première du Cid, j’étais là ! ».
L’année
d’Andromaque, en juillet 1667, on amène à Pierre
Corneille, qui habite rue de Cléry, son fils cadet, blessé au siège de
Douai. La paille du brancard est oubliée devant la porte, et cette entorse à
l’hygiène publique bien vite sanctionnée :
« Vous
connaissez assez l’aîné des deux Corneille,
Qui,
pour vos chers plaisirs, produit tant de merveilles ?
Hé
bien ! cet homme-là, (…)
Fut
naguère cité devant cette police,
Pour
quelques pailles seulement
Qu’un
trop vigilant commissaire
Rencontra
fortuitement
Tout
devant sa porte cochère »,
écrit
Loret, en vers, dans sa gazette du
30 juillet. Il faut voir-là l’effet du zèle de La Reynie, tout frais nommé, en même temps qu’est créée la
fonction, « lieutenant général de police de Paris », l’œil, l’oreille
et le bras – il le sera durant trente ans – que Louis XIV laisse derrière lui en quittant la ville.
La
Reynie, outre qu’il fait balayer chacun devant sa porte, va s’employer aussi à
nettoyer les cours des Miracles, en commençant par la principale, grossièrement
située autour de l’actuelle rue de Damiette. Un corps des archers de l’hôpital,
créé à cet effet, va rassembler sans faire trop de détail mendiants, vagabonds
et tout ce qui a l’air pauvre dans l’Hôpital général de Paris, ensemble formé
par la Salpêtrière, la Pitié, Bicêtre, la Savonnerie, Scipion et les
Enfants-Trouvés.
Corneille
désirait être logé au Louvre, « Ouvre-moi donc, grand Roi… ». En
vain. Ce sera donc la rue de Cléry, tracée sur le chemin de contrescarpe, comme
celle d’Aboukir l’était à l’emplacement du rempart lui-même, lors de la
démolition de l’enceinte de Charles V. Les deux frères Corneille, qui ont
épousé deux sœurs, y habitent ensemble, à partir de 1665, avec femmes et
enfants, Thomas Corneille au
rez-de-chaussée, Pierre au-dessus. Le cadet, de dix-huit ans plus jeune, lexicographe,
est un vrai dictionnaire et, en désespoir de cause, l’aîné ouvre une trappe
ménagée à cet effet dans le plancher pour crier à son frère :
« Thomas, envoie-moi des rimes ! ».
Ici,
Corneille collabore avec Molière et Lully pour Psyché, mais, hormis
cette tragédie-ballet, rien de ce qu’il écrit rue de Cléry n’a de succès :
« Après l’Agésilas, hélas, mais après l’Attila,
holà ! », s’esclaffe la critique. Vient la guerre d’Espagne, qui fait
suspendre la pension royale, et Corneille est dans une situation très
difficile, qui lui fera quitter, en 1681, la rue de Cléry pour le quartier de
la butte des Moulins.
Le
roi ne s’en soucie guère quand, au début de décembre, il vient à l’hôtel de
Chaumond, rue Saint-Denis (entre les actuels passages Lemoine et du Ponceau),
voir ce qu’il est advenu du bloc de marbre blanc que Mme de Sévigné nous a décrit bouchant la rue Saint-Honoré[1].
Le maréchal de La Feuillade y a fait
sculpter par Desjardins, nom de
burin d’un artiste hollandais, une statue de son souverain en empereur romain.
Louis XIV en est content, plus que le commanditaire, qui préférera
finalement le bronze doré au marbre quand il l’offrira placée dans l’écrin de
la place des Victoires.
Décors
et costumes
Une
Villeneuve, bien que le nom soit très outré, avait tôt poussé au pied de
l’enceinte de Charles V, dotée d’une modeste chapelle dédiée à la
Bonne-Nouvelle. Elle avait été rasée durant le siège qu’Henri IV avait imposé à Paris en 1593, ajoutant ainsi à des
déblais plus anciens qui constituaient déjà son sol. La chapelle était
reconstruite sous Louis XIII,
et Anne d’Autriche en posait la
première pierre autour de 1625, puis la démolition de la muraille, dans son
dos, augmentait la butte de nouveaux gravats, comme le faisait le creusement
concomitant des « fossés jaunes » de la nouvelle enceinte, à ses
pieds. Enfin, le Roi-Soleil faisait abattre les fortifications de son
prédécesseur, et c’était à jamais, pensait-on.
La
butte de Villeneuve-sur-Gravois n’a donc cessé de s’élever. Dès le début de
décembre de l’année 1708, un hiver terrible mord le pays et sa capitale. L’un
des moyens de porter secours aux chômeurs est d’employer 15 000 ouvriers à
l’aplanissement de la butte aux gravats. Elle sera lotie plus tard, avec ses
rues partant en dents de peigne de celle de Beauregard, toujours
reconnaissables ; il n’y aura plus d’obstacle à l’extension de Paris vers
le nord.
D’un
règne à l’autre, cour des Miracles ou pas, le quartier est resté le royaume des
métamorphoses. Rue du Sentier, Jeanne
Poisson est devenue marquise de
Pompadour, et Le Normant d’Étiolles,
le mari de madame, demeure (presque) seul dans son bel hôtel du n° 24. À
l’Hôtel de Bourgogne, la troupe a fusionné avec celle de Molière et celle du
jeu de paume du Marais pour former les Comédiens-Français, et a laissé la place
aux Italiens de Scaramouche,
moustaches et sourcils de charbon sur la face lunaire, habit aussi noir que son
bonnet. Ce sont eux qui donnent maintenant sa couleur à l’endroit :
« Il fait noir comme dans un four ; le ciel s'est habillé, ce soir,
en Scaramouche ; et je ne vois pas une étoile qui montre le bout de son
nez », dit un personnage de Molière dans L’Amour peintre.
Renvoyés
par Mme de Maintenon, les Comédiens-Italiens
sont revenus sous la Régence jouer du Marivaux.
Mme Favart l’a interprété avec eux
bien que son ex-amant, le maréchal de
Saxe, l’ait interdite de scène. Enfin, les Italiens ont loué le privilège
de l’Opéra-Comique, et Mme Favart, qui n’avait que quelques pas à faire depuis
la rue Tiquetonne ou la rue Mauconseil, ses domiciles successifs, a imposé chez
eux la vraisemblance des costumes de scène.
Le 12, rue Saint-Sauveur photographié par Atget. Gallica |
On
se travestit au moins autant dans la somptueuse maison de rendez-vous de la Gourdan, l’officieuse « surintendante
des plaisirs » qui a formé Jeanne
Bécu, « l’ange du harem », future comtesse du Barry. Une entrée s’en ouvre dans l’actuelle rue
Dussoubs, une autre se cache dans la boutique d’un antiquaire, 12, rue
Saint-Sauveur [Atget légende ainsi sa photo du lieu, au début du 20e
s. : « passe dans le quartier pour un hôtel Du Barry »]. Le
passage se fait au fond d’une armoire ; un stock de déguisements est à
disposition pour assurer l’incognito.
Le
8 de la rue du Sentier, avec sa terrasse qui s’étend vers le 19 de la rue de
Cléry sur un pan de l’ancien mur de Charles V, est la partie de l’hôtel
Lebrun dévolue à madame, née Vigée. C’est là qu’Élisabeth Vigée-Lebrun, peintre attitré de la reine Marie-Antoinette, habituée des fêtes de
Chantilly, chez le prince de Condé,
et des chasses du duc d’Orléans,
donne son fameux souper à la grecque où, vêtue en Aspasie et ses convives comme
à Athènes, tous à demi couchés buvaient du vin de Chypre en écoutant la lyre.
Du côté de la rue de Cléry, Lebrun,
peintre également, a fait doter d’un éclairage zénithal, ce qui était nouveau,
une grande salle d’exposition qu’il met à la disposition des jeunes peintres,
réduits par l’Académie à la portion congrue d’une fin de matinée place
Dauphine, le jeudi suivant la Trinité.
Mme
Vigée-Lebrun a su s’absenter durant la Révolution – au cours de laquelle Carlo Goldoni, devenu précepteur des
princesses royales, est mort misérablement rue Tiquetonne, là où était déjà
mort, un siècle plus tôt, Tiberio
Fiorilli, dit Scaramouche, créateur du personnage et directeur des
Comédiens-Italiens de Louis XIV. Elle reviendra ensuite peindre rue du
Sentier comme à Louveciennes, en commençant par Caroline Bonaparte.
Rue
Saint-Pierre-Montmartre (aujourd’hui Paul-Lelong), Étienne Morel de Chédeville, ancien intendant de Monsieur, frère du
roi (le futur Louis XVIII), après avoir été attaché au comte d’Artois (futur Charles X),
et devenu directeur de l’Opéra sous le Consulat, adapte la Flûte enchantée de Mozart, sous le titre des Mystères
d’Isis, donnés le 28 août 1801, au Théâtre des Arts, ci-devant de
l'Opéra, rue de la Loi, ex-rue de Richelieu.
À
l’emplacement de l’Hôtel de Bourgogne, on a construit une halle aux cuirs. Sur
la vaste étendue du couvent des Filles-Dieu, en 1798, un lotissement appelé
« Foire du Caire » évoque, par quantité de scribes et de palmes, la
pourtant peu glorieuse campagne d’Égypte. Soixante ans plus tard, la place du
Caire sera pleine de cardeuses de matelas, le passage du Caire dévolu à
l’imprimerie lithographique et la rue du Caire, le centre de l’industrie du
chapeau de paille.
Entre
la rue du Croissant et la rue Saint-Joseph, un marché a remplacé en 1806 le
cimetière où Molière a été inhumé. Au 16, rue du Croissant, dans l’hôtel dit
« Colbert », s’est installé, à la mi-juillet 1836, le journal Le
Siècle qui, à partir de 1858, publie en feuilleton l’Histoire
des maisons anciennes de Paris, rue par rue, de Charles Lefeuve. Le
Charivari l’y a alors rejoint, et l’immeuble mitoyen est le siège de la
Patrie, dont le patron, Delamare,
habite rue des Jeûneurs, cette voie en réalité des « Jeux neufs »,
comme l’indique le plan Turgot de 1739, parce qu’y étaient récents, à cette
date, ceux de la paume et des boules.
1914, devant le 16 rue du Croissant, la foule commente les nouvelles de la crise austro-serbe. Gallica |
La
dernière citadelle du peuple et du droit
La
chronique de Charles Lefeuve décrit, dans les rues qui entourent le
journal, « des myriades de jeunes ouvrières qui gaîment y font des
chapeaux, des corsets, des enveloppes en papier, du linge, de la passementerie
et des fleurs artificielles ». Martin
Nadaud, qui travaillait rue Saint-Fiacre l’année où le Siècle arrivait dans le quartier, voyait partout à la ronde, du
haut de son échafaudage, « de grands magasins de marchandises
d’exportation qu’on chargeait ou déchargeait dans la cour ou même dans la rue.
On sait que ce quartier est le centre du grand commerce d’exportation de
Paris ». Dans ces rues « silencieuses et mornes dès 8 heures du soir,
confirme La Bédollière, loge une
foule d’exportateurs, agents acheteurs, commissionnaires en marchandises,
agents de transports maritimes, représentants de maisons de commerce et de
manufactures ».
On
retrouve les unes et les autres sur le devant de l’histoire. Friedrich Engels, reporter de la Neue
Rheinische Zeitung aux heures sombres de juin 1848, voit, sur une
barricade de la rue de Cléry, sept ouvriers et deux grisettes rejouant le
tableau célèbre de Delacroix. « Un des sept monte sur la barricade, le drapeau
à la main. Les autres commencent le feu. La garde nationale riposte, le
porte-drapeau tombe. Alors, une des grisettes, une grande et belle jeune fille,
vêtue avec goût, les bras nus, saisit le drapeau, franchit la barricade et
marche sur la garde nationale. Le feu continue et les bourgeois de la garde
nationale abattent la jeune fille comme elle arrivait près de leurs
baïonnettes. Aussitôt, l’autre grisette bondit en avant, saisit le
drapeau… »
Au
soir du coup d’État de Louis Napoléon
Bonaparte, ne tiennent plus, rapporte Victor Hugo, que la barricade de la
rue de Cléry, celle de la rue du Cadran (aujourd’hui Léopold-Bellan), les deux
de la rue Mauconseil. « Tous les réverbères étaient éteints, les tuyaux de
gaz coupés, les fenêtres fermées et noires, pas de lune, pas même d’étoiles. La
nuit était profonde. (…) Il n’y avait plus dans tout Paris que ce point
résistant. Ce nœud de barricades, ce réseau de rues crénelé comme une redoute,
c’était là la dernière citadelle du peuple et du droit. »
Le
préfet de l’empereur s’en souviendra : « dans le quartier de Paris où
la population est la plus dense et la voie publique la plus encombrée »,
il fallait, expliquera Haussmann,
« percer ce foyer habituel des émeutes pour venir couper à angle droit la
rue de Rivoli par une nouvelle voie stratégique ». Dès 1858, avant même
l’extension de Paris par l’annexion des faubourgs, le boulevard de Sébastopol
sera cette « nouvelle voie stratégique » inaugurée en grande pompe.
Quand
Paris trouve sa forme définitive, celle d’aujourd’hui, le marché Saint-Joseph,
dont la poissonnerie est remarquable pour être si près du chemin de la marée,
est « bordé, du côté de la rue du Croissant, par des boutiques où les
marchands de journaux viennent le soir s’approvisionner. Après avoir pris un
numéro d’ordre, hommes et femmes attendent patiemment leur tour, et se sauvent
en emportant les exemplaires qu’ils ont demandés. La rue du Croissant est
active, même de nuit ; on y entend presque jusqu’à l’aube mugir les
rouages des presses mécaniques ; et quand d’importantes nouvelles
l’exigent, de nombreux compositeurs veillent longtemps après minuit devant leur
casse dans les imprimeries d’alentour ».
L’hebdomadaire
La
Marseillaise, le journal de l’Internationale qu’Henri Rochefort, entouré de Victor
Noir, Jules Vallès et Benoît Malon, lance à la fin de 1869,
s’installe dans le quartier de la presse, comme les journaux officiels, 9, rue
d’Aboukir. La concentration de l’encre s’accélère ici dans les années
1880 : le marché Saint-Joseph, démoli, est remplacé par un immeuble où
prennent place l’imprimerie de Paul
Dupont et plusieurs sièges de journaux dont Le Radical, L’Aurore,
L’Univers,
Le
Jockey, La Presse.
Vallès,
rentré après l’amnistie, relance à l’ancienne adresse de la Marseillaise, Le Cri du Peuple que, lui mort, Séverine poursuivra jusqu’au centenaire
de 89. Un autre communard, Jean Allemane,
se forme à la grande imprimerie du Croissant puis installe 51, rue
Saint-Sauveur une coopérative ouvrière, la Productrice, qui publiera le
Capital de Marx.
Le
tissu et la toile
Percement de la rue Réaumur, 1895, passage vers la Cour des Miracles. Gallica |
La
rue Réaumur est ouverte, à la Belle Époque, spécialement pour abriter les
immeubles du prêt-à-porter et de l’imprimerie. En même temps, la législation,
mettant fin aux cinquante ans de règles en fer des balcons haussmanniens,
permet les arborescences verticales de l’Art nouveau, et des façades cloquées
de bow-windows. Le secteur de la rue du Croissant est toujours ce marché aux
journaux où viennent s’approvisionner crieurs, porteurs et camelots. Le
commerce des fleurs et plumes est centralisé place et rue du Caire ; celui
de la draperie et de la passementerie l’est rue du Sentier, « l’un des
plus gros marchés de tissus du monde entier ».
« De
la rue des Petits-Carreaux montent des femmes ployées sous les fardeaux de la
confection. Attifées sans goût, l’idée de coltiner les lourds paquets les
empêche d’être coquettes. Bien qu’à l’atelier de leur patronne, elles aient
produit le labeur d’un jour, elles emportent encore de l’ouvrage au logis de
leur mari ou de leur maman. Chargées de grands sacs en papier qui sont de
vraies bannettes, les modistes conservent leur élégance, raconte Maurice Bonneff au fil des rues du
quartier. Puis c’est la rue Saint-Denis qui se présente avec ses fleuristes et
ses plumassières, assez nombreuses pour encombrer le boulevard
Sébastopol. »
La
Guerre sociale, le brûlot de Gustave
Hervé, est 121, rue Montmartre, puis rue Saint-Joseph, publiant au matin
des manifs les chansons de Gaston Couté
ou de Montéhus que l’on chantera
dans les cortèges du soir et, chaque semaine, une chanson d’actualité. L’Humanité
se retrouve, en 1910, dans l’hôtel Colbert qu’occupait le Siècle, puis 138 et 142, rue Montmartre avec Bonsoir,
Le
Journal du Peuple, de Fabre,
Le
Merle Blanc, d’Eugène Merlot dit
Merle, un ex-antimilitariste capable de porter son tirage à plus de 800 000
exemplaires dans les années 1920. Paris-Magazine est installé là
aussi, et encore Le Populaire de Paris, le journal socialiste du soir de Jean Longuet, Paul Faure et Henri Barbusse.
La plaque commémorative, 1924. Gallica |
Le
soir où Jean Jaurès est assassiné au
Café du Croissant, 146, rue Montmartre, Almeyreda,
transfuge de la Guerre sociale, et deux
de ses collaborateurs du Bonnet rouge dînent dans la salle,
tandis que le médecin qu’on appelle au secours est le fils du ministre
brésilien des Affaires étrangères parce qu’on sait, au comptoir, qu’il est dans
les locaux du Radical voisin.
Il
y aura encore un Cri du peuple,
autour de 1930, dans deux pièces du 123, rue Montmartre, au-dessus de
l’imprimerie Dangon, la feuille de la minorité de la CGTU qui lutte pour la
réunification syndicale. Puis ce sera la grande époque où rue Réaumur, de part
et d’autre du carrefour Montmartre, les Nouvelles Messageries de la Presse
Parisienne, leurs coursiers qui sont d’anciens champions cyclistes, et leurs
six cents camionnettes, regardent le Parisien libéré, dans son immeuble aux
nervures d’acier s’ouvrant en calice, avant l’immeuble que Léon Bailby a fait construire au n° 100 pour L’Intransigeant, où est
passé Combat, enfin France-Soir, avec ses rotatives en
sous-sol et là-haut, dans le triangle des frontons, des bas-reliefs magnifiant
les Ouvriers typographes sur l’un et les Journalistes sur l’autre.
Nestor
Burma s’y promène, en 1955 : « Rue Réaumur, je m’attardai à
regarder les photos exposées dans les vitrines du Parisien libéré (…) lorsque
j’entendis dans mon dos, succédant à un brusque coup de frein, un type hurler
un de ces mots qui l’auraient fait recaler au concours. Je me retournai. (…) Un
peu avant d’arriver à l’immeuble que Léon Bailby fit construire pour L’Intran,
sur l’emplacement de l’ancienne cour des miracles, et qui abrite, aujourd’hui,
entre autres rédactions et imprimeries, celles de France-Soir, Franc-Tireur et
Crépuscule*,
je revis la bagnole de mon millionnaire, rangée le long du petit square.
J’entrai dans le hall de la S.N.E.P. et je vis Lévyberg sortir des bureaux
réservés à la réception des petites annonces. Nous nous suivions ou quelque
chose comme ça (…). Je pris l’ascenseur à destination du bar du septième étage
et m’installai devant un apéro sur la terrasse ensoleillée d’où on domine tout
Paris. Depuis 1944, pas mal de Rastignacs au petit pied étaient venus rêver
là ».
A
priori, le Sentier aurait pu rester la zone industrielle de Paris, ville où
l’activité de l’édition, de l’imprimerie et de la reproduction représente plus
de 40 % des emplois de l’industrie, et le secteur de l’habillement et du
cuir un cinquième de ceux-ci. Mais si le quartier continue de réaliser plus de
40 % du chiffre d’affaires du vêtement féminin français, les imprimeries
de la rue du Croissant ont laissé place, dans les années 1970-1980, aux
ateliers clandestins de couture en même temps que s’en allaient les Messageries
et les grands quotidiens.
Et
puis, autour de l’an 2000, on a parlé soudain de Silicon Sentier.
« Silicon », ce n’est pas une nouvelle fibre synthétique en vogue
dans la confection, mais une allusion, sans doute présomptueuse, à la Silicon
Valley. Une boucle téléphonique locale à haut-débit, installée pour faciliter
les transactions électroniques de la Bourse, avait permis à quelques poids
lourds de l’Internet et quelques dizaines de start-up d’accoler de nouveaux
adjectifs aux activités du quartier : au fil l’épithète électrique, et à
l’édition le mot électronique.