Deux
extraits de De la banlieue rouge au Grand
Paris, La Fabrique, 2015.
Pont de Clichy :
Quand Mohamed Ghafir arrive
à Clichy, en 1955, les usines occupent le quart du territoire communal et emploient
vingt mille ouvriers, dont de nombreux immigrés ; les premiers HLM
s’élèvent entre le pont de Clichy et les ateliers de la S.I.T. devenus ceux de
Kléber-Colombes. Un an plus tard, il est le chef du secteur FLN ; il gardera
son surnom de « Moh’ Clichy » quand il prendra en charge tout le nord
parisien. C’est le temps de la lutte contre les messalistes. Moh’ Clichy est
arrêté en janvier 1958 par la DST et condamné à trois ans de prison. Il en sort
le 6 février 1961.
La circulaire de Maurice Papon
instituant le couvre-feu est du 5 octobre. Mohamed Ghafir met en œuvre les
instructions du Comité fédéral du FLN : boycotter le couvre-feu, faire en
sorte que tous les Algériens sortent en famille tous les soirs, sans arme
d’aucune sorte et habillés correctement. Ils ne seront pas prêts avant le 17.
Ceux de la banlieue nord-est reçoivent la consigne de défiler ce soir-là sur
les Grands Boulevards, pendant que la banlieue ouest fera de même sur les
Champs-Élysées et la banlieue sud sur les boulevards Saint-Michel et
Saint-Germain.
Ce soir-là, le policier Paul
Rousseau, syndicaliste du SGP, stationne en réserve sur le pont de Clichy.
« Une compagnie de CRS arrive de Clichy. Ils sortent plein d’Algériens des
fourgons. Les matraques volent, on entend des coups de pistolet. Tout à coup,
on les voit qui jettent des gars dans la Seine. La rambarde était pleine de
sang. Ça durait, ça durait. En fait, ils se débarrassaient des morts. Dans
notre car, certains étaient surexcités et criaient : “Allez, on y va, qu’est-ce
qu’on attend pour descendre? Qu’on bouffe du bougnoule.“ Le lendemain, les
autorités de la police ont donné des cartouches à tous ceux qui avaient tiré au
cas où ils auraient à justifier l’utilisation de leur arme devant l’IGS. De
toute façon, ils ne risquaient pas grand-chose. Nos gradés nous avaient demandé
“d’agir en notre âme et conscience“. »
Cinquante ans plus tard, le 17
octobre 2011, Mohamed Ghafir se voit remettre la médaille de citoyen d’honneur
de la ville de Clichy des mains du maire, Gilles Catoire. « C’est
la première fois qu’une distinction de cette nature est offerte à un citoyen
algérien par une autorité française, et pour des faits de résistance contre la
répression et les massacres du pouvoir colonial de l’époque. » Le même
jour, Paul Rousseau reçoit lui aussi la médaille d’or de la ville de Clichy.
Près du pont des Arts, cette inscription, quelques jours plus tard |
Pont de Neuilly :
Le 3 octobre, dans la nuit, une
charge d’un kilo et demi de plastic explose sur le perron de la mairie de
Puteaux, que l’OAS menaçait depuis quelque temps de faire sauter. Deux semaines
plus tard, le 17 octobre, le FLN appelle à protester contre le couvre-feu
imposé par le préfet de police Maurice Papon, dès huit heures du soir, aux
« Français musulmans d’Algérie » de Paris et de sa banlieue. La
consigne est formelle : on manifestera en famille, sans armes et sans
drapeaux, dans le calme et la dignité. On se rassemble, depuis Nanterre,
Puteaux et Courbevoie, au rond-point de la Défense, et l’immense colonne, qui
comprend des femmes, des enfants, des bébés tenus dans les bras que leurs mères
protègent de la pluie fine et persistante, descend vers le pont de Neuilly. L’objectif,
pour la banlieue ouest, est de parcourir en cortège les trottoirs des
Champs-Élysées, depuis l’Etoile jusqu’à la Concorde.
L’Express, France-Soir,
le Parisien libéré décrivent ainsi la
suite : le cortège est bloqué par les barrages des agents et des harkis de
la Force de police auxiliaire. Soudain, l’un de ceux-ci tire une rafale de
mitraillette, qui tue un garçon de quinze ans (le Parisien, lui, parle de deux morts). La foule recule, résiste comme
elle peut mais elle est repoussée vers la Défense. La bataille dure jusqu’après
22 heures. La chaussée est alors jonchée de débris de toutes sortes,
bicyclettes brisées, voitures d'enfants renversées, palissades arrachées,
barrières tordues ; il y a plus d’une centaine de chaussures éparses, dont
beaucoup de souliers de femmes, et de grandes traînées de sang. Les
photographes qui prenaient ces scènes de violence voient leurs pellicules
saisies par la police. Plus tard dans la soirée, un groupe de plusieurs
centaines d’Algériens rentrant à Nanterre est attaqué. Des corps ont été jetés
dans la Seine depuis le pont de Neuilly.