Hormis la militance d'Engels au fbg St-Antoine, presque tout se passe dans ce périmètre très restreint |
Quand,
après la censure de la Gazette rhénane,
Arnold Ruge et Karl Marx cherchent un endroit d’où lancer une nouvelle
publication, le premier écrit au second, en substance : concernant les conditions
de liberté de la presse, Bruxelles serait un meilleur choix, mais à Paris il y
a 85 000 Allemands ! [Ruge voit grand : dans ce Paris d'un million d'habitants, on estime les étrangers à 136 000 dont environ 50 000 Allemands.] C’est pour cette bonne raison que Paris sera
choisi par l’aîné (il a seize ans de plus que Marx), parce que, à part ça, les
progressistes français pressentis lui ont tous refusé leur participation aux
futures Annales.
Ruge a commencé tôt sa prospection, guidé par Moses Hess, parce que son français est assez loin du parler, comme d'ailleurs celui de Marx qui ne l'a étudié qu'au lycée. Il s'est rendu au moins deux fois aux réunions de Flora Tristan, au 89 rue du Bac, dès le mois d'août 1843. Celle qui sera la grand-mère du peintre Paul Gauguin, a déjà publié ses Promenades dans Londres, étude qui n'a rien de touristique et fait une large place au chartisme, et son Union ouvrière, appel à l'unité du prolétariat international, qu'elle a envoyé à toutes les sociétés de compagnonnage, sans compter qu'un prospectus qui le résume a été distribué à 3 000 exemplaires dans les grands ateliers de Paris.
Ruge écrira : « Nous avons trouvé une grande dame habillée de noir, brune d’aspect, qui a mené la conversation avec brio et a parlé de politique et des questions de société (c'est-à-dire de la réforme des classes inférieures) avec une raison admirable. » Il a été tellement impressionné qu'il l'a vue grande alors qu'elle est menue. German Mäurer, qui l'accompagne, s'est exclamé : « Quelle femme ! Elle prendra le drapeau et ira de l’avant ! Maintenant seulement je comprends les Français ! »
Ruge a commencé tôt sa prospection, guidé par Moses Hess, parce que son français est assez loin du parler, comme d'ailleurs celui de Marx qui ne l'a étudié qu'au lycée. Il s'est rendu au moins deux fois aux réunions de Flora Tristan, au 89 rue du Bac, dès le mois d'août 1843. Celle qui sera la grand-mère du peintre Paul Gauguin, a déjà publié ses Promenades dans Londres, étude qui n'a rien de touristique et fait une large place au chartisme, et son Union ouvrière, appel à l'unité du prolétariat international, qu'elle a envoyé à toutes les sociétés de compagnonnage, sans compter qu'un prospectus qui le résume a été distribué à 3 000 exemplaires dans les grands ateliers de Paris.
Ruge écrira : « Nous avons trouvé une grande dame habillée de noir, brune d’aspect, qui a mené la conversation avec brio et a parlé de politique et des questions de société (c'est-à-dire de la réforme des classes inférieures) avec une raison admirable. » Il a été tellement impressionné qu'il l'a vue grande alors qu'elle est menue. German Mäurer, qui l'accompagne, s'est exclamé : « Quelle femme ! Elle prendra le drapeau et ira de l’avant ! Maintenant seulement je comprends les Français ! »
Idéologiquement,
à Paris, ce qui compte chez les ouvriers, c’est, pour les Français le
communisme enseigné par Cabet ou Dézamy et, pour les tailleurs, cordonniers,
menuisiers du bâtiment ou ébénistes allemands, celui qu’incarne Weitling. Le
Marx qui arrive à Paris en octobre 1843, - on l’indique ici d’emblée, il n’est
pas qu’idées, il a 25 ans, il est marié du 19 juin, sa femme est enceinte de
trois mois -, n’a d’affinités avec aucun de ces communismes-là. Comme il l’a écrit
à Ruge en avril, en évoquant leur projet commun : « Chacun de nous
devra bientôt s’avouer à lui-même qu’il n’a aucune idée exacte de ce que demain
devra être. Au demeurant c’est là précisément le mérite de la nouvelle
orientation : à savoir que nous n’anticipons pas sur le monde de demain par la
pensée dogmatique, mais qu’au contraire nous ne voulons trouver le monde
nouveau qu’au terme de la critique de l’ancien. (…) C’est pourquoi je ne suis
pas d’avis que nous arborions un emblème dogmatique. Au contraire, nous devons
nous efforcer d’aider les dogmatiques à voir clair dans leurs propres thèses.
C’est ainsi en particulier que le communisme est une abstraction dogmatique. Et
je n’entends pas par là je ne sais quel communisme imaginaire ou simplement
possible, mais le communisme réellement existant tel que Cabet, Dézamy,
Weitling, etc., l’enseignent. »
Les
Allemands de Paris se sont organisés en une Ligue des Bannis dès 1834, à
laquelle a succédé en 1836 la Ligue des Justes. « Le garçon tailleur Weitling », fils naturel
d’une cuisinière de Magdebourg et d’un officier français, a travaillé à Paris en
1835 et en 1837 et s’y est familiarisé en autodidacte avec les idées de
Saint-Simon et de Fourrier. Il a adhéré à la Ligue des Justes, s’est retrouvé
assez vite à son comité central et s’est vu demander en 1839 la rédaction de
son manifeste : « L’humanité telle
qu’elle est et telle qu’elle devrait être ».
Après l’échec de l’insurrection, en mai
1839, de la Société des Saisons (Barbès, Blanqui, Martin Bernard), avec
laquelle la Ligue des Justes était en contact, Weitling s’est réfugié en Suisse
romande ; la direction de la Ligue a été transférée à Londres ; à
Paris, ce qui reste d’adhérents de la société secrète s’est regroupé autour d’un
médecin, de deux ans plus jeune que Marx, Hermann Ewerbeck, et d’un professeur
et écrivain de sept ans plus âgé, German Mäurer.
Octobre
1843 : arrivée de Marx à Paris
Les
Marx, jeunes mariés donc (il a 25 ans, Jenny 29), arrivent à Paris à l'automne 1843. Ils descendent d'abord, le 11 octobre, dans le meublé du 26 rue
St-Thomas-du-Louvre où habitent Georg et Emma Herwegh, tandis que dans
le voisinage immédiat sont Arnold Ruge, Moses Hess et Julien Fröbel. Ils
passent de là, trois ou quatre jours plus tard, à l'hôtel Vaneau du 11
de la rue éponyme [démoli], où ils séjourneront jusqu'à la fin du mois.
Ils se déplacent ensuite d'une vingtaine de numéros pour gagner le 31 (où
habite
le peintre Louis-Henri de Rudder, illustrateur de l'édition de 1844 du Notre Dame de Paris de Victor Hugo) ;
ils y restent environ trois mois. Enfin, après un bref nouveau séjour à l'hôtel Vaneau, ils s'installent au 38 rue Vaneau [l'immeuble est celui que connut Marx], dans un
3 pièces du 2e étage,
où ils resteront jusqu'à leur expulsion de France. Peut-être ont-ils
auparavant partagé "deux semaines de communisme" au 23 [l'immeuble
actuel est postérieur] de cette rue Vaneau où loge German Mäurer avec
femme et enfants, en compagnie du couple Ruge et de celui que forment le
poète Herwegh et sa femme. Mais l'appartement n'a peut-être été
qu'une adresse postale pour Marx comme pour Ruge ; toujours est-il que
les Herwegh vont déménager pour le 4 rue Barbet de Jouy, tandis que Ruge
s'installe au 38 avec les Marx, à l'étage du dessous. Ruge a quarante ans, Marx et lui ne sont pas de la même génération.
Jenny von Westphalen, épouse Marx, vers 1835 |
A la fin de l'année, Ruge, qui a dû retourner un temps en Allemagne, écrit à Marx :
: « Je
pense que vous avez écrit à Proudhon (...) Autrement nous devrons nous passer des Français, en
fin de compte. Ou nous devrions alerter les femmes, la Sand et la
Tristan. Elles sont plus radicales que Louis Blanc et Lamartine. »
En tous
cas, dans le n° du 25 février 1844 de la
Revue indépendante, que George Sand dirige avec Pierre Leroux et Louis Viardot,
un entretien du rédacteur-en-chef, Pascal Duprat, avec Arnold Ruge permet une
longue présentation des futures Annales, sous ce titre : L’École de Hegel
à Paris. Le bureau (un appartement de 2 - 3 pièces, qui peut recevoir des hôtes de passage) de ces “Annales franco-allemandes”, que les directeurs-éditeurs Arnold Ruge et Karl Marx sont venus créer à Paris, est à quelques numéros du 38, au 22 [l'immeuble actuel est postérieur] de cette même rue Vaneau. La rue Vaneau, qui porte le nom d'un étudiant tué lors de l'assaut de la caserne de Babylone en juillet 1830, est alors moitié plus courte qu'aujourd'hui, se limitant au tronçon compris entre les rues de Varenne et de Babylone. Elle est pavée, déserte à la nuit, dépourvue de becs de gaz et donc "dangereuse" selon Ruge, témoin de sa fenêtre d'une rixe au couteau.
Marx, comme de coutume, s'est enfoui sous une montagne de livres, dont Socialisme et communisme dans la France actuelle, avec lequel Lorenz von Stein a conclu un séjour de deux ans à Paris, De la misère des classes laborieuses en Angleterre et en France, d'Eugène Buret, les écrits de Flora Tristan, ce qui n'empêche pas un contact plus concret avec les ouvriers de l'émigration allemande par l'intermédiaire de leurs dirigeants. Toujours est-il que dans le numéro double des Annales, qui paraît le 29 février 1844, et plus exactement à la page 15 de l'Introduction à sa Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, le mot prolétariat apparaît pour la première fois sous la plume de Marx, avant onze occurrences supplémentaires en une seule page!
Les Annales, auxquelles auront collaboré Henri Heine et le poète Herwegh, n'auront pas d'autre numéro, mais qu'importe, à Paris, Marx vient de claquer la porte de l’École de Hegel : "La philosophie ne peut être réalisée sans la suppression du prolétariat, et le prolétariat ne peut être supprimé sans la réalisation de la philosophie. Quand toutes les conditions intérieures auront été remplies, le jour de la résurrection allemande sera annoncé par le chant éclatant du coq gaulois."
Le 23 mars 1844, se
tient un banquet démocratique international auquel participent Marx avec Ruge
et Bernays ; Louis Blanc, Félix Pyat, Victor Schölcher, Pierre Leroux ;
et encore Bakounine, de passage à Paris et qui, séduit par la capitale, viendra
s’y fixer en juillet (rue de Bourgogne, chez le musicien Adolf Reichel).
On date d’avril 44
les premiers contacts de Marx avec les réunions de la Ligue des Justes.
La société secrète, qui compte 2/3 de tailleurs pour 1/3 de menuisiers, a pour lieux de rencontres le Café Scherger, 20 rue des
Bons-Enfants et le café Gaissier, 46 rue de l’Arbre-Sec, plutôt fréquentés par les tailleurs, qui habitent le centre de Paris et ont eu leur comité de grève en 1833 comme en 1840 à mi-chemin des deux, rue Grenelle Saint-Honoré (auj. reu J.J. Rousseau); enfin le café Schiever, petite rue Saint-Pierre-Amelot, plus près du faubourg Saint-Antoine. Là, des journaux démocratiques sont lus à haute
voix, pour tout le monde, par ceux qui savent lire.
Jenny, comme sa mère, mais qu’ils appelleront plutôt par le
diminutif de “Jennychen”, la première fille des Marx, naît au 38
rue Vaneau, le
1er mai 1844, pratiquement pour le 26ème anniversaire de son père né le 5
mai 1818. En se rendant, à pied, au Vorwärts, Marx passe chaque jour
devant le plus beau bâtiment de la rue Vaneau, le no 14, tout récent, construit en 1835 dans le style néo-renaissance, ou troubadour, alors à la mode.
Dans une
lettre à Feuerbach du 15 mai 1844, Ruge décrit ainsi le nouveau papa : « Il
lit beaucoup, travaille avec une intensité peu commune (…) mais n’apporte
jamais rien à sa fin, laisse tout à mi-chemin pour s’enfouir chaque fois dans
une mer de livres », il continue « jusqu’à se sentir mal, sans aller au lit
pour trois ou quatre nuits d’affilée ».
Un théâtre est le fleuron
du passage Choiseul, construit autour de 1825 entre Palais-Royal et Grands
Boulevards, l’ancien et le nouveau centre de la vie parisienne. « Quand la
pluie, en hiver, s’épanche en cataracte, / Le passage Choiseul sert d’abri,
dans l’entracte : / C’est notre vestibule, ou notre corridor, / Ouvert
toute la nuit, brillant de gaz et d’or, / Tiède et vitré », écrira, trente
ans plus tard, le poète et librettiste d’Offenbach, Joseph Méry.
C’est donc assez
naturellement, outre le fait que l'Association d'entraide allemande soit dans le même bâtiment), que les frères Börnstein et le compositeur Meyerbeer ont installé
à l’angle des 32 (aujourd’hui 14), rue des Moulins et 49, rue Neuve-des-Petits-Champs
(aujourd’hui des Petits-Champs) [le bâtiment est resté celui que connurent les protagonistes], au début de 1844, leur Vorwärts, bi-hebdomadaire, c’est son long sous-titre, de
« nouvelles de Paris concernant les arts, les sciences, le théâtre, la
musique et la vie sociale ». A compter du numéro du 3 juillet 1844, son
nouveau directeur, Karl Ludwig Bernays, abrège tout ça en « revue allemande de Paris ». Bernays
(qui habitait 20, rue Saint-Claude) était un joyeux drille qui, sur un papier
orné d’une fausse couronne vaguement grand-ducale, inondait les journalistes
prussiens d’actualités fantaisistes concernant la prospérité nouvelle de la
pêche hauturière qu’encourageait son Altesse, dans un prétendu port de mer qui
était en réalité un village de haute montagne, ou encore sur la remise, toujours
par son Altesse elle-même, de la plus importante des décorations à tel général
mort en réalité depuis deux bons siècles. Le filigrane pseudo-noble suffisait à
ce que la presse répercutât ces informations rocambolesques sans prendre la
peine d’une vérification.
C’est Bernays qui va, dans le Vorwärts,
faire une large place à l’opposition radicale des Annales franco-allemandes de Marx et
Ruge. Plusieurs fois par
semaine, dans un appartement du premier étage saturé de fumée, les réunions de
rédaction regroupent, une douzaine de personnes dans des discussions
passionnées qui s’éloignent de plus en plus des questions artistiques.
Bakounine loge sur place, dans une chambre meublée d’un lit de camp, d’une
malle et d’un gobelet en étain, où les débats se prolongent.
« Outre Bernays et moi-même, qui
étions les rédacteurs, raconte Heinrich Börnstein dans ses mémoires, écrivaient
pour le journal Arnold Ruge, Karl Marx, Heinrich Heine, Georg Herwegh,
Bakounine, Georg Weerth, G. Weber, Friedrich Engels, le Dr Hermann Ewerbeck [qui demeure 8, rue de Fleurus], et
Heinrich Bürgers ». Et il en oublie quelques-uns, dont German Mäurer, soit
une douzaine de personnes, pour ne rien dire des discussions qui sont menées
par ailleurs avec Proudhon, Louis Blanc, le typographe Pierre Leroux (avec
lequel George Sand avait créé la Revue indépendante trois ans plus tôt),
ou Victor Considérant, le disciple de Fourier.
Marx étudiant, vers 1840, déjà surnommé Le Maure |
L’ambassade
de Prusse allume aussitôt un contrefeu avec la parution du “Pilote germanique”,
Der deutsche Steuermann, au 87 puis
51 rue Saint-Antoine.
Le Vorwärts du 10 juillet donne en Une le poème de Heine écrit en réaction à la révolte des ouvriers tisserands de Silésie :
Dans leurs yeux sombres, pas une larme, / Assis à leurs métiers, ils montrent les dents : / "Vieille Allemagne, nous tissons ton linceul, / Nous y tissons la triple malédiction ! / Nous tissons ! Nous tissons !
Maudit soit le Dieu aveugle et sourd / vers qui nous
avons prié avec une foi filiale, / Nous avons en vain espéré, attendu, / Il
nous a raillés, bernés, bafoués. / Nous tissons ! Nous tissons ! Le Vorwärts du 10 juillet donne en Une le poème de Heine écrit en réaction à la révolte des ouvriers tisserands de Silésie :
Dans leurs yeux sombres, pas une larme, / Assis à leurs métiers, ils montrent les dents : / "Vieille Allemagne, nous tissons ton linceul, / Nous y tissons la triple malédiction ! / Nous tissons ! Nous tissons !
Maudit soit le Roi, le Roi des Riches, / Que notre
misère n'a pu fléchir, / Qui nous a soutiré le dernier sou, / Et nous fait
abattre comme des chiens ! / Nous tissons ! Nous tissons !
Maudite soit la prétendue patrie, / Où seuls prospèrent le mensonge et l'infamie / Où règnent putréfaction et odeur de mort. - / Vieille Allemagne, nous tissons ton linceul, / Nous y tissons la triple malédiction ! / Nous tissons ! Nous tissons ! [On donne ici la traduction littérale de René Merle sur son blog où l'on trouvera aussi l'original :http://merlerene.canalblog.com/archives/2014/08/26/31952079.html]
Maudite soit la prétendue patrie, / Où seuls prospèrent le mensonge et l'infamie / Où règnent putréfaction et odeur de mort. - / Vieille Allemagne, nous tissons ton linceul, / Nous y tissons la triple malédiction ! / Nous tissons ! Nous tissons ! [On donne ici la traduction littérale de René Merle sur son blog où l'on trouvera aussi l'original :http://merlerene.canalblog.com/archives/2014/08/26/31952079.html]
Le 1er article signé de Marx dans ce nouveau Vorwärts, est du 7 août, pour se démarquer de l'article de Ruge sur la révolte des tisserands qui accompagnait le poème de Heine ;
c'est l'expression d'une rupture qui sera définitive entre les deux co-fondateurs des Annales. Le 10 août, Marx vante dans le Vorwärts les Garanties de l’harmonie et de la
liberté, publié par « le garçon tailleur Weitling » en 1842 :
« Pour ce qui est de la culture des ouvriers allemands ou généralement de
leur capacité à se cultiver, je rappellerai l’œuvre géniale de Weitling, qui
dépasse souvent Proudhon lui-même au point de vue théorique ». « Où
trouve-t-on dans la bourgeoisie, y compris chez ses théoriciens et ses scribes,
un ouvrage comparable à celui de Weitling ? Si l’on compare la pâle médiocrité
de la littérature politique allemande avec cette œuvre immense et brillante qui
marque les débuts littéraires de l’ouvrier allemand, si l’on compare ces bottes
de géant d’un prolétariat encore dans l’enfance avec les minuscules souliers
éculés de la bourgeoisie, on peut légitimement prédire à ce fils oublié de l’Allemagne
une stature d’athlète. » « Il faut reconnaître que le prolétariat allemand
est le théoricien du prolétariat européen, écrira-t-il ailleurs, de même
que le prolétariat anglais en est l’économiste et le prolétariat
français le politique. »
Début juillet, Marx a entamé le premier cahier de ce que l'on appellera ses “Manuscrits de 1844”. Le 11 août 1844, il écrit à
Feuerbach, lui joint deux articles du Vorwärts, lui raconte que « les
artisans allemands d’ici, c’est-à-dire ceux d’entre eux qui sont communistes –
quelques centaines – ont eu cet été des conférences bihebdomadaires sur votre Essence du Christianisme, présentées par
leurs dirigeants secrets, et se sont montrés étonnamment réceptifs »,
et que le livre est également en traduction à Paris. Il se réjouit de ce que
“l’irréligiosité a pénétré dans le prolétariat français”. “Il aurait fallu,
ajoute-t-il, que vous ayez pu assister à une des réunions des ouvriers français
pour pouvoir croire à la fraîcheur primesautière, à la noblesse qui émane de
ces hommes harassés de travail. Le prolétariat anglais fait également des
progrès énormes mais il lui manque toujours le caractère cultivé des Français.”
Août
1844 : arrivée d’Engels à Paris
Ce portrait d'Engels est parfois daté des années 1840, parfois de 20 ans plus tard |
En
ce même mois d’août 1844, Engels passe par Paris sur son trajet retour de
Manchester à Barmen (aujourd’hui Wuppertal), c’est-à-dire de la manufacture
cotonnière anglaise dont son père est actionnaire à celle de la Ruhr dont il
est propriétaire. Marx a déjà croisé le lascar sur son trajet aller, en novembre
1842, à la Gazette rhénane de Cologne,
sans conserver de lui un souvenir inoubliable. Il le retrouve en cette fin
d’août, lesté d’une connaissance aussi précise que concrète de la situation de la classe
laborieuse anglaise, dans un café de la rue St-Honoré, peut-être dans celui où Diderot et Rousseau avaient été présentés l'un à l'autre un siècle plus tôt, le café de la Régence, situé alors au débouché de la rue Saint-Thomas-du-Louvre sur la rue St-Honoré. Durant près de deux ans, Engels a connu les ouvriers d’en
haut – il était le fondé de pouvoir de son père à la filature Ermen &
Engels -, et d’en bas : il a rencontré et aimé, dès 1843, Mary Burns,
une
fille d’immigrés irlandais venus de Tipperary, un père teinturier, une
mère
morte à ses 12 ans, qui a été ouvrière, domestique ou prostituée, on ne
sait, et
qui lui a fait connaître « la Petite Irlande » de Manchester, ce
quartier de taudis dont, seul, il avait peu de chances de sortir vivant
ou, en
tout cas, autrement qu’à poil, et qui l'a introduit par ailleurs dans le
mouvement chartiste. Jenny est alors chez sa mère, à Trèves, avec
Jennychen, qui
n’a pas 4 mois ; Marx est donc « célibataire », Engels s'installe chez
lui, 38 rue Vaneau, du 23 ou 24 août au 1er ou 2 septembre. Les deux
jeunes
gens – Engels a environ 2 ans et demi de moins que Marx -, vont passer
pratiquement dix jours à débattre dans une atmosphère de joyeuse
exaltation, au café Lahaye du 1, quai Voltaire et au café situé au
rez-de-chaussée de l'hôtel du 17-19, dont Engels évoquera la bande qu'ils y
fréquentaient tous les soirs, et qui comprenait ces jeunes presque du même âge: Bakounine, (né en 1814) Ewerbeck (né en 1816) et un ami médecin français, le docteur Guerrier, Bernays (né en 1815) et des "loustics" ("Bengels", au sens d'apprentis?) pas autrement identifiés. « Je
n’ai jamais été d’aussi bonne humeur ni avec des sentiments aussi
humains que
pendant les dix jours passés près de toi », écrira ensuite Friedrich à
Karl. Ils tombent d’accord sur ce que « ce n’est généralement pas l’État
qui conditionne et règle la société civile, mais la société civile qui
conditionne
et règle l'État, qu'il faut donc expliquer la politique et l'histoire
par les
conditions économiques et leur évolution, et non inversement. »
Ils dressent le canevas de ce qui deviendra la Sainte Famille et Engels écrit aussitôt les chapitres qui lui échoient, dont celui dans lequel il prend la défense de Flora Tristan. Marx sera beaucoup plus lent, amplifiant considérablement ce qui ne devait être d’abord qu’une courte brochure. C’est que, comme s’en désole Ruge dans une lettre à Max Duncker, cette fois, le 29 août 1844 : « Il veut toujours écrire sur les choses qu’il a à peine fini de lire, mais après, il recommence à lire et prend des notes. Néanmoins je pense que, maintenant ou plus tard, il réussira à porter à son terme une œuvre très longue et difficile, dans laquelle il reversera tout le matériel qu’il a accumulé ».
Ils dressent le canevas de ce qui deviendra la Sainte Famille et Engels écrit aussitôt les chapitres qui lui échoient, dont celui dans lequel il prend la défense de Flora Tristan. Marx sera beaucoup plus lent, amplifiant considérablement ce qui ne devait être d’abord qu’une courte brochure. C’est que, comme s’en désole Ruge dans une lettre à Max Duncker, cette fois, le 29 août 1844 : « Il veut toujours écrire sur les choses qu’il a à peine fini de lire, mais après, il recommence à lire et prend des notes. Néanmoins je pense que, maintenant ou plus tard, il réussira à porter à son terme une œuvre très longue et difficile, dans laquelle il reversera tout le matériel qu’il a accumulé ».
La rencontre dans le film de Raoul Peck |
11
janvier 1845 : expulsion de Marx vers la Belgique
En
janvier 1845, un arrêté d’expulsion, demandé par le comte Von Arnim à Guizot,
vise au premier chef Börnstein, Bernays, Marx et Mäurer, plus cinq autres
personnes dont, pour le couvrir, von Bornstedt, le premier rédac-chef du Vorwärts avant Bernays, qui est un agent
du gouvernement prussien. Seuls Marx et von Bornstedt seront finalement expulsés,
Ruge déniant toute relation avec les gens du Vorwärts, Börstein, quant à lui,
semblant avoir promis sa collaboration à la police. Marx quitte Paris pour
Bruxelles le 2 février ; Jenny et Jennychen quelques jours plus tard. A
Bruxelles, Jenny verra arriver une servante de sa mère, que celle-ci lui
envoie, la jeune Hélène Demuth (Lenchen), 25 ans, qui restera toute sa vie
auprès du couple Marx.
Engels
écrit à Marx, en ce mois de janvier qui voit son expulsion : « Ce qui
est particulièrement affreux, c’est d’être non seulement un bourgeois, mais un
fabricant : un bourgeois qui intervient activement contre le prolétariat. Quelques
jours passés à la fabrique de mon paternel ont suffi pour me remettre devant
les yeux cette horreur (...) faire de la propagande communiste en grand et en
même temps du commerce et de l’industrie, ça ne va pas. J’en ai assez ; à
Pâques, je m’en vais. A cela s’ajoute cette existence débilitante au sein d’une
famille strictement prusso-chrétienne. »
Dans
une autre lettre, du 17 mars 1845, il commente sa vie quotidienne en famille à
Barmen où son père lui fait « une figure de carême à vous rendre fou ». « Si ce
n’était pas à cause de ma mère qui a un beau fond humain (...) et que j’aime
vraiment, il ne me viendrait pas un seul instant à l’idée de faire la plus
minime concession à ce despote fanatique qu’est mon vieux. »
Effectivement,
en avril, Engels rejoint Marx à Bruxelles. En juillet-août, les
deux compères partent pour
l’Angleterre (Manchester et Londres), où ils rencontrent les
représentants de
la « Ligue des Justes » (en pleine crise) et la gauche du mouvement
chartiste. Marx y découvre aussi cette Mary Burns, - il la dira
« agréable
et pleine d’esprit » -, avec laquelle Engels a vécu sa double vie
anglaise,
tenant son rang dans le milieu de l’associé de son père d’un côté et, de
l’autre, louant sous de faux noms et de fausses professions, tantôt
comptable,
tantôt voyageur de commerce, des appartements où passer du temps avec
elle. C’est au retour de ce voyage que Marx et Engels décident de
rédiger L’Idéologie allemande. Engels
revient à Bruxelles avec Mary qui y restera, sans doute pas de façon continue, jusqu’en
1848. Mais alors que les deux couples s’aperçoivent à un meeting ouvrier, Marx
fait signe à Engels, d’un geste sans équivoque et d’un sourire désolé, qu’il
n’est pas question qu’il leur présente sa compagne ; pour sa Jenny, le concubinage
est rédhibitoire.
Au
début de 1846, Marx et Engels fondent à Bruxelles un Comité de correspondance
communiste, embryon de coordination des personnes sinon des groupes. Les
Anglais acceptent, comme les Allemands de la diaspora en France, mais ni Cabet
ni Proudhon ni aucun autre Français n’y participeront.
30
mars 1846 : rupture avec
Weitling au cours d’une séance du Comité de correspondance communiste à
Bruxelles. Récit de Pavel Annenkov : Le tailleur et agitateur Weitling
était un beau jeune homme blond [Il a 10 ans de plus que Marx]. Avec sa
redingote de coupe élégante, sa barbiche coquette, il ressemblait plutôt à un
commis-voyageur qu'à l'ouvrier bourru et aigri que je m'attendais à voir. Après
nous être présentés l'un à l'autre, avec une nuance de politesse raffinée chez
Weitling, nous prîmes place à une petite table verte au bout de laquelle vint
s'asseoir Marx, un crayon à la main, sa tête léonine penchée sur une feuille de
papier, tandis qu'Engels, son inséparable compagnon et associé à la propagande,
grand, droit, d'une gravité et d'un flegme tout britanniques, ouvrait la séance
en prononçant une allocution. (…) Engels avait à peine terminé que Marx,
relevant la tête, demanda à brûle-pourpoint : « Dites-nous, Weitling, vous dont
la propagande a fait tant de bruit en Allemagne, quels sont les principes par
lesquels vous justifiez votre activité et les bases que vous envisagez de lui
donner à l'avenir ? » Je me rappelle très bien la forme brutale de la
question (…) Weitling aurait sans doute parlé longtemps encore si Marx, les
sourcils froncés ne l'avait interrompu et n'avait commencé à élever des
objections. Son discours sarcastique se ramenait à ceci, qu'exciter la
population sans donner pour base à son action des principes solides et
réfléchis, c'est tout simplement la tromper. Faire naître les espoirs
fantaisistes dont il venait d'être question, poursuivit Marx, conduisait à la
perte et non au salut de ceux qui souffrent. En Allemagne surtout, s'adresser à
l'ouvrier sans idées rigoureusement scientifiques et sans doctrine positive,
c'est jouer à la propagande, jeu aussi futile que malhonnête, qui suppose,
d'une part, un prophète inspiré, et de l'autre, des ânes l'écoutant bouche bée. »
Le
05 mai 1846, Marx écrit à Proudhon pour dénoncer Karl Grün (saint-simonien puis
fouriériste, devenu le porte-parole de l’humanisme feuerbachien auprès de
Proudhon dont il s’est proposé de traduire l’œuvre en allemand) comme un
personnage « dangereux », en même temps qu’il lui demande de participer aux
échanges du Comité de correspondance. Proudhon se déclare revenu de l’idée de
révolution : « nous n’avons pas besoin de cela pour réussir. » Il se propose de
« faire entrer dans la société, par une combinaison économique, les richesses
qui sont sorties par une autre combinaison économique » Au passage, Proudhon
prend la défense de Karl Grün.
Engels, Andreï Mironov, en 1966 |
Engels
est venu habiter au 11 de la rue de l’Arbre-Sec ; deux peintres habitent là : l'un du midi,
Jean-Marius
Fouque, né à Arles, l'autre flamand, Alexis Bafcop,
né à Cassel dans l'arrondissement de Dunkerque. Si ce dernier a 42 ans, l'autre est presque l'exact contemporain d'Engels (il y a une incertitude sur sa naissance : le 2 juillet
1819 ou 1822 ; Engels est du 28 novembre 1820). Il y a donc des
chances qu'ils se soient fréquentés et que Jean-Marius ait introduit
Friedrich dans ces bals - on sait que les peintres y trouvent leurs
modèles - qui lui serviront plus tard à déjouer la surveillance
policière.
Engels s’est rapproché, comme il l'écrit, des “ours du faubourg”, “des chefs des ouvriers menuisiers”. Un mois plus tard, le 16 septembre 1846, il envoie son premier compte-rendu à Marx : « J’ai été plusieurs fois en contact avec les ouvriers d’ici, c’est-à-dire avec les dirigeants des menuisiers du Faubourg Saint-Antoine. Ces gens-là ont une organisation particulière. A part leur histoire d’association - devenue très confuse à cause d’une importante dissension avec les tailleurs adeptes de Weitling – ces gars, c’est-à-dire environ 12 à 20 d’entre eux – se réunissent chaque semaine pour – jusqu’à présent – discuter. (...) Ewerbeck a été obligé de leur faire des conférences sur l’histoire allemande depuis les origines et sur une économie politique des plus confuse – en somme des Annales franco-allemandes à la sauce humanitaire. (…) Ce qu’ils opposent au communisme des tailleurs, n’est rien d’autre que des phrases creuses et humanitaires à la Grün et du Proudhon arrangé par Grün, qui leur ont été inculquées à grand-peine par Monsieur Grün soi-même, en partie par un vieux maître menuisier très suffisant et valet de Grün, le père Eisermann et aussi par l’ami Ewerbeck. (...) Mais il faut avoir de la patience avec ces types - : d’abord il faut se débarrasser de Grün qui a vraiment exercé directement et indirectement une influence épouvantablement amollissante et ensuite, quand on leur aura sorti ces grandes phrases de la tête, j’espère arriver à quelque chose avec eux, car ils ont une grande soif de savoir en matière d’économie. Comme j’ai dans la poche Ewerbeck qui, en dépit d’une confusion bien connue -qui en ce moment atteint son paroxysme – possède la meilleure volonté du monde et que (l’ébéniste Adolph) Junge est également tout à fait de mon côté, nous arriverons bientôt à quelque chose. (...) Mais tant qu’on n’aura pas insufflé à nouveau de l’énergie à ces gens en anéantissant l’influence personnelle de Grün en extirpant ses phrases creuses il n’y aura rien à faire, compte tenu de grands obstacles matériels (en particulier ils sont pris chaque soir ou presque). »
Engels s’est rapproché, comme il l'écrit, des “ours du faubourg”, “des chefs des ouvriers menuisiers”. Un mois plus tard, le 16 septembre 1846, il envoie son premier compte-rendu à Marx : « J’ai été plusieurs fois en contact avec les ouvriers d’ici, c’est-à-dire avec les dirigeants des menuisiers du Faubourg Saint-Antoine. Ces gens-là ont une organisation particulière. A part leur histoire d’association - devenue très confuse à cause d’une importante dissension avec les tailleurs adeptes de Weitling – ces gars, c’est-à-dire environ 12 à 20 d’entre eux – se réunissent chaque semaine pour – jusqu’à présent – discuter. (...) Ewerbeck a été obligé de leur faire des conférences sur l’histoire allemande depuis les origines et sur une économie politique des plus confuse – en somme des Annales franco-allemandes à la sauce humanitaire. (…) Ce qu’ils opposent au communisme des tailleurs, n’est rien d’autre que des phrases creuses et humanitaires à la Grün et du Proudhon arrangé par Grün, qui leur ont été inculquées à grand-peine par Monsieur Grün soi-même, en partie par un vieux maître menuisier très suffisant et valet de Grün, le père Eisermann et aussi par l’ami Ewerbeck. (...) Mais il faut avoir de la patience avec ces types - : d’abord il faut se débarrasser de Grün qui a vraiment exercé directement et indirectement une influence épouvantablement amollissante et ensuite, quand on leur aura sorti ces grandes phrases de la tête, j’espère arriver à quelque chose avec eux, car ils ont une grande soif de savoir en matière d’économie. Comme j’ai dans la poche Ewerbeck qui, en dépit d’une confusion bien connue -qui en ce moment atteint son paroxysme – possède la meilleure volonté du monde et que (l’ébéniste Adolph) Junge est également tout à fait de mon côté, nous arriverons bientôt à quelque chose. (...) Mais tant qu’on n’aura pas insufflé à nouveau de l’énergie à ces gens en anéantissant l’influence personnelle de Grün en extirpant ses phrases creuses il n’y aura rien à faire, compte tenu de grands obstacles matériels (en particulier ils sont pris chaque soir ou presque). »
Lettre
du 23 octobre : mission accomplie, après cinq jours, ou soirs, de
discussion ! « Les différents points litigieux que j’avais à régler
avec les camarades sont désormais résolus : le principal partisan et disciple
de Grün, le père Eisermann, a été flanqué à la porte, les autres ont perdu
toute influence sur la masse et j’ai fait passer à l’unanimité une résolution
qui les condamne. (...) On a discuté pendant trois jours le projet
d’association de Proudhon. Au début, j’avais contre moi presque toute la bande,
et à la fin il ne restait plus qu’Eisermann et les trois autres partisans de
Grün. Il s’agissait avant tout de démontrer la nécessité de la révolution
violente et de réfuter le socialisme de Grün, qui a retrouvé une nouvelle
vitalité dans la panacée proudhonienne, en montrant qu’il est anti-prolétarien,
petit-bourgeois et qu’il s’inspire des utopies des Straubinger [les compagnons
du tour d’Allemagne]. A la fin, à force d’entendre éternellement répéter par
mes adversaires les mêmes arguments, je devins furieux et j’attaquai de front
les Straubinger, ce qui provoqua l’indignation des partisans de Grün, mais me
permit d’arracher au noble Eisermann une attaque directe contre le communisme.
Et là-dessus, je lui rivai son clou de si belle manière qu’il n’y revint plus.
(...) Je déclarai alors qu’avant d’accepter de poursuivre la discussion, on devait
voter pour savoir si nous nous réunissions, oui ou non, en tant que
communistes. Dans le premier cas, il faudrait veiller à ce que des attaques
contre le communisme (comme celle d’Eisermann) ne se reproduisent pas. Dans le
second cas, s’ils n’étaient que des individus quelconques discutant de sujets
quelconques, je ne voulais plus en entendre parler et je ne reviendrais plus.
Ce qui provoqua une frayeur intense chez les partisans de Grün qui se
récrièrent qu’ils s’étaient réunis pour « le bien de l’humanité », pour
s’informer, qu’ils étaient des hommes de progrès et non sectaires, ennemis de
tout système exclusif, etc. ; il n’était vraiment pas possible de traiter d’
« individus quelconques » des braves gens comme eux. Du reste, il leur
fallait d’abord savoir ce que c’est réellement que le communisme. (…) Je donnai
donc des intentions des communistes, la définition suivante : 1. Faire
prévaloir les intérêts des prolétaires contre ceux des bourgeois. 2. Atteindre
ce but en supprimant la propriété privée et en la remplaçant par la communauté
des biens. 3. Pour réaliser ces objectifs, ne pas admettre d’autres moyens que
la révolution violente et démocratique. Nous avons discuté là-dessus pendant
deux soirées. Le deuxième soir, le meilleur des trois partisans de Grün, se
rendant compte de l’état d’esprit de la majorité, passa complètement de mon
côté.
Les
deux autres ne cessaient de se contredire entre eux, sans s’en rendre compte.
Plusieurs types qui n’avaient encore jamais pris la parole, l’ouvrirent tout
d’un coup et se déclarèrent résolument pour moi. (...) Bref, lorsqu’on passa au
vote, la réunion se déclara communiste au sens de la définition donnée plus
haut, par treize voix contre les deux voix des deux partisans restés fidèles à
Grün – encore l’un d’eux a-t-il déclaré par la suite qu’il avait le plus grand
désir de se convertir. Ainsi avons-nous finalement réussi à faire tabula rasa
une bonne fois et nous pouvons commencer à faire, dans la mesure du possible,
quelque chose de ces gars. »
En
ce même mois d’octobre 1846, point culminant d’émeutes de subsistance “comme on
n’en a pas connu depuis 1789” selon la
Réforme, de nombreux ouvriers allemands sont arrêtés, qui seront finalement
expulsés. Certains ont dû être trop bavards et Engels, qui a déménagé au 23,
rue de Lille, fait état en novembre, dans ses lettres à Marx, d’une
surveillance policière. A cette adresse, on trouve aussi bien
le libraire
éditeur Victor Durand que la
comtesse de Beaufort ou le
peintre
Gabriel Lefébure, à peine plus vieux qu'Engels. Si l'on en croit le compte-rendu que le saint-simonnien Peter Hawke donnera au
Représentant du peuple, Journal des travailleurs, à l'occasion du premier Salon d'après la révolution de Février 1848, Lefébure ferait partie, comme
"Delacroix, Millet, Jeanron, Coignard,
Courbet ou Johannot" de ces peintres non bourgeois qu'attendaient les travailleurs.
Dès la fin de l’année, sans cesse pris en filature, Engels quitte cet appartement et adopte comme adresse postale celle d’A. F. Körner, artiste-peintre, 29 rue Neuve-Bréda (aujourd’hui rue Clauzel, dans le 9e).
Dès la fin de l’année, sans cesse pris en filature, Engels quitte cet appartement et adopte comme adresse postale celle d’A. F. Körner, artiste-peintre, 29 rue Neuve-Bréda (aujourd’hui rue Clauzel, dans le 9e).
Pour
égarer les mouchards, il court les bals, passant
du bal Valentino (251, rue
St-Honoré), à celui du Prado (1,
bd du Palais), sans oublier le Montesquieu (au 6, de la rue du même nom), et
les bras des grisettes comme si ce devait être ses dernières nuits à
Paris. « Si je
disposais de 5 000 Fr de rentes, écrit-il à Marx, je ne ferais que travailler
et m’amuser avec les femmes, jusqu’à ce que je sois lessivé. Si les Françaises n’existaient pas, la vie ne
vaudrait même pas la peine d’être vécue. Mais tant qu’il y a des
grisettes, va ! Cela n’empêche pas (en français dans le texte) que
l’on ait envie de temps à autre de parler d’un sujet sérieux. » Il
réussit d’ailleurs à maintenir des contacts avec Cabet, Louis Blanc, Ferdinand
Flocon. Durant le second semestre de 1847, Engels apportera d'ailleurs des contributions à La Réforme de Flocon et Ledru-Rollin, [le journal, (2 000 abonnés), est 3 rue Jean-Jacques Rousseau, à l'hôtel de Bullion, qui sera détruit dans le percement de la rue du Louvre].
Ailleurs, évoquant Moses Hess, Engels écrit
« passage Vivienne, je l’ai planté là bouche bée pour embarquer avec le
peintre Körner deux filles que celui-ci avait levées. » Ailleurs
encore : « Ici à Paris, j’ai adopté un ton très cynique, c’est le
métier qui veut cette esbroufe et ça réussit souvent auprès des dames. »
On sait que le 20 mars 1847,
Engels déjeune avec ce Georg Weerth qu'il qualifiera plus tard de "premier et plus grand poète du
prolétariat allemand". Celui-ci écrira à sa mère le 18 avril : "déjeuné avec mon ami Engels rue de Rivoli.
Nous avons grandement apprécié le Chablis de 1846 et le monde nous a semblé
être un endroit aimable".
En ce même mois de
mars 1847, la police intervient à l’encontre d’une réunion de 150 à 200
personnes, ouvriers allemands avec leurs femmes et leurs enfants, qui se
rassemblent à la barrière des Amandiers-Popincourt (auj. place Auguste
Métivier), le dimanche depuis quatre ans. Il s’agit d’une de ces réunions
publiques de barrières, destinées aux sympathisants de la Ligue des justes, sur
les dangers desquelles, du fait des mouchards et des policiers, Engels a fait
un rapport l’automne précédent. L’ébéniste Adolph Junge y est arrêté ; il
sera expulsé ensuite vers la Belgique où il arrivera en avril 47.
Le
mois suivant, Engels réussit, non sans mal, à se faire élire délégué de la
section parisienne de la Ligue des Justes pour représenter celle-ci à son
congrès de réorganisation, le 1er juin 1847, à Londres. Les dirigeants
londoniens avaient dépêché dès janvier l’horloger Joseph Moll à Bruxelles puis
à Paris pour demander à Marx et Engels d’adhérer formellement à la Ligue. Ceux-ci
avaient posé comme condition que la Ligue cesse d’être une société
conspiratrice pour agir ouvertement dans la société, et adopte une ligne de
pensée conforme aux acquis du matérialisme historique. Le congrès de
réorganisation devait avoir ce but.
[Dans
son ouvrage de Souvenirs, le typographe Stephan Born écrit : « Je me rendis compte qu’il
allait être très difficile de faire nommer Engels, en dépit de tous ses
espoirs. Sa candidature rencontrait une forte opposition. Je ne parvins à
assurer son élection qu’en demandant - au mépris des règles - que lèvent la
main ceux qui étaient contre et non pas pour, le candidat. Aujourd’hui j’ai
honte quand je repense à cette ruse abjecte. « Bien joué », me dit Engels en
rentrant de la réunion ».]
La
Ligue des Justes se rebaptise à ce congrès en Ligue des Communistes. "Le
but de la Ligue, c'est le renversement de la bourgeoisie, le règne du
prolétariat, la suppression de la vieille société bourgeoise fondée sur les
antagonismes de classes et la fondation d'une nouvelle société sans classes et
sans propriété privée."
Misère de la philosophie, la réponse que Marx a faite directement en
français à la Philosophie de la misère
de Proudhon, est publiée par Albert Franck, un médecin prussien qui a racheté
en 1844 la librairie internationale du 69 rue Richelieu. Le Constitutionnel en fait la publicité dans ses numéros des 24 et
30 juillet 1847.
De
juillet 1847 à la mi-octobre, Engels réside à Bruxelles. En août 1847, Marx a
créé à Bruxelles une section de la Ligue et en a été désigné président ;
Adolph Junge participe au bureau.
Engels
est de retour à Paris à la fin du mois d’octobre 1847. Stephan Born qui,
lui, fréquente exclusivement la Comédie française, ne comprend pas
qu'Engels soit assidu aux "pires bouffonneries" du théâtre du Palais
Royal. La vedette de la salle est alors le comédien Levassor.
Alexandre
Herzen écrira de lui, dans ses Lettres de France et d’Italie 1847-52 :
« Dans
le même Palais Royal où au théâtre français Rachel émeut le cœur, Levassor au
théâtre du Palais Royal secoue votre poitrine par un rire sans fin, un rire
jusqu’aux larmes, jusqu’à l’hystérie ? Levassor est la plus complète
expression de la gaieté française, du sans souci, de l’insolence naïve, de
l’esprit caustique, de la plaisanterie, de la gaminerie. Quelle rapidité
impossible à atteindre, quelle richesse de moyens ! Levassor appartient
autant, est tout aussi indispensable à Paris que Schelling ou Hegel à
Berlin. »
Le 14 novembre se réunit le district de Paris de la Ligue. Engels y est élu comme délégué au congrès de Londres qui doit entériner les changements esquissés en juin. Engels à Marx : « Hier soir on a procédé à l’élection des délégués. Après une réunion particulièrement confuse, je fus élu avec les 2/3 des voix. Cette fois je n’avais pas du tout intrigué n’en ayant d’ailleurs guère l’occasion. »
Le 14 novembre se réunit le district de Paris de la Ligue. Engels y est élu comme délégué au congrès de Londres qui doit entériner les changements esquissés en juin. Engels à Marx : « Hier soir on a procédé à l’élection des délégués. Après une réunion particulièrement confuse, je fus élu avec les 2/3 des voix. Cette fois je n’avais pas du tout intrigué n’en ayant d’ailleurs guère l’occasion. »
A
la fin de novembre 1847, Marx et Engels [ce dernier arrive à Londres le
29 nov., comme il l'écrit dans l'article (non signé) de la Réforme daté du 5 déc.] participent au 2e congrès de
la Ligue des Communistes et sont chargés d’en rédiger le nouveau programme : ce
sera le Manifeste.
[De Bruxelles, de Paris ou de Londres, Engels écrit dans les numéros de la Réforme des 6 août Sur la situation de l'Allemagne, 27 août Sur l'opinion publique en Allemagne, 1er novembre Sur le programme agraire du chartisme, 5 décembre (voir ci-dessus), et 9 déc. Sur la crise économique de 1847 en Angleterre.]
[De Bruxelles, de Paris ou de Londres, Engels écrit dans les numéros de la Réforme des 6 août Sur la situation de l'Allemagne, 27 août Sur l'opinion publique en Allemagne, 1er novembre Sur le programme agraire du chartisme, 5 décembre (voir ci-dessus), et 9 déc. Sur la crise économique de 1847 en Angleterre.]
Andreï Mironov (Engels) et Igor Kvacha (Marx) dans le film de Grigori Rochal, Une année comme une vie (God kak zhizn), 1966. Sur la table, une pile du Manifeste. L'année dense comme une vie est 1848. |
Après
dix jours de Congrès, de retour à Paris, Engels s’en voit expulsé le 29 janvier
48. Il n’est même pas sûr que cela soit lié à son activité politique. Si l’on
en croit Stephan Born, son ami le peintre Ritter l’ayant informé qu’un aristocrate
avait congédié sa maîtresse sans assurer à celle-ci les dédommagements
nécessaires, Engels avait menacé de rendre la chose publique et le comte avait
saisi la police. C'est possible. Le 6 février, le Constitutionnel
écrit : "Un jeune Allemand réfugié à Paris, M. Engels, auteur d'un
ouvrage sur le paupérisme de l'Angleterre, a reçu de la police, on ne
sait pourquoi, l'ordre de quitter Paris dans les 24 heures et la France
dans trois jours, sous peine d'être remis par les gendarmes français à
la police prussienne." Le même quotidien ajoute deux jours plus tard,
citant "un journal" : "M. Engels, qui ne séjournait à Paris que depuis
peu de temps a été enlevé de son domicile nuitamment, et, à ce qu'on
assure, sans aucun motif plausible. En même temps, plusieurs ouvriers
allemands, accusés à tort ou à raison de communisme, ont été arrêtés et
déposés à la Conciergerie." Ce à quoi le Moniteur parisien,
journal officieux de la monarchie, répond le 14 : "Plusieurs journaux
ont parlé, ces jours derniers, d'arrestations mystérieuses (...) et
citent parmi les victimes de ces prétendus actes arbitraires, M. Engels,
fils d'un riche manufacturier allemand, et un artiste peintre de
Cologne. Les détails donnés à cette occasion par les journaux sont
entièrement controuvés. Deux seuls étrangers, M. Engels, Allemand, et un
de ses compatriotes, ont été récemment expulsés de France, mais les
causes qui ont motivé cette mesure de la part de l'autorité sont complètement étrangères à la politique."
5
mars 1848, retour de Marx à Paris
A
peine le gouvernement provisoire de la révolution de 1848 a-t-il été constitué,
le 24 février, que, le 1er mars, Ferdinand Flocon lève la mesure
d’expulsion prise trois ans plus tôt et invite le “brave et vaillant” citoyen Karl
Marx à retrouver Paris. Telle est du moins la présentation avantageuse que
l’historiographie marxiste donne de l’événement. En fait,
« l’invitation » est datée du 10 mars et Grandjonc montre bien que Marx,
expulsé de Belgique au début du mois et arrivant à Paris le 5 au petit matin avec
pour tout papier son arrêté d’expulsion belge ainsi que celui, français, daté
de février 1845, va voir le tout frais membre du nouvel exécutif pour
régularisation. Sur papier à en-tête du Gouvernement provisoire, Flocon invite alors
tout agent de la force publique à porter aide et assistance au citoyen Marx. La
première pensée de la Révolution n’a donc pas été de rappeler Marx à Paris,
c’est un détail.
Marx,
Jenny et leurs maintenant trois enfants : Jennychen, Laura et le petit
Edgar âgé à peine d’un an, sont descendus, le 5 mars, à l’hôtel Manchester, rue
Grammont, non loin de la Bastille, avant de s’installer au 10 rue
Neuve-de-Ménilmontant (aujourd’hui rue Commines). Ils ont dans leurs bagages un
millier d’exemplaires du Manifeste du
parti communiste, rédigé entre décembre et janvier, en allemand, et qui n’a
été imprimé, à Londres, que dans la deuxième quinzaine de février.
Dès
le lendemain, Marx participe à une importante assemblée de « démocrates
allemands » dans une salle Valentino (où Engels avait si souvent dansé) comble, sous
la présidence du poète Georg Herwegh. On y débat d’une Adresse au Gouvernement
provisoire mais on y entend surtout, de la part d’Herwegh et de Heinrich
Börnstein, l’un des fondateurs du défunt Vorwärts,
on s’en souvient, des discours radicaux appelant à une intervention armée en
Allemagne. Karl Schapper lui-même se laisse emporter par l’ambiance et apporte
son soutien à ceux qui réclament qu’on aille porter la liberté en Allemagne les
armes à la main.
Herwegh
et Adalbert von Bornstedt, cet agent prussien, on s’en souvient aussi, que le
gouvernement français avait expulsé, pour le couvrir, en même temps que Marx,
mettent sur pied une Deutsche Demokratische Gesellschaft (Société démocratique
allemande) qui placarde dans Paris une affiche appelant à soutenir
financièrement une « légion allemande » : « DES ARMES ! » « Les
démocrates allemands de Paris se sont formés en légion pour aller proclamer ensemble
la RÉPUBLIQUE ALLEMANDE. Il leur faut des armes, des munitions, de l'argent,
des objets d'habillement. Prêtez-leur votre assistance ; vos dons seront reçus
avec gratitude. Ils serviront à délivrer l'Allemagne et en même temps la
Pologne. »
« Importer, écrira Engels, au beau
milieu de l'effervescence allemande du moment une invasion qui devait y
introduire de vive force, et en partant de l'étranger, la révolution, c'était
donner un croc-en-jambe à la révolution en Allemagne même, consolider les
gouvernements, et - Lamartine en était le sûr garant - livrer sans défense les
légionnaires aux troupes allemandes. »
Certains, dont Maurice Dommanget, ont cru voir Marx fréquenter le Club central de la Société des Droits de l'Homme, réuni tous les soirs à 8 heures au Conservatoire des Arts et Métiers, ses interventions ayant laissé des traces les 4, 12, 14, 16, 18 mars et les 7 et 10 avril. Il s'agit à coup sûr d'un homonyme (cf. P. Amann, Karl Marx, "Quarante-huitard" français ?, International Review of Social HistoryVol. 6, No. 2 (1961), Cambridge University Press.
Certains, dont Maurice Dommanget, ont cru voir Marx fréquenter le Club central de la Société des Droits de l'Homme, réuni tous les soirs à 8 heures au Conservatoire des Arts et Métiers, ses interventions ayant laissé des traces les 4, 12, 14, 16, 18 mars et les 7 et 10 avril. Il s'agit à coup sûr d'un homonyme (cf. P. Amann, Karl Marx, "Quarante-huitard" français ?, International Review of Social HistoryVol. 6, No. 2 (1961), Cambridge University Press.
Dès
la première réunion du comité central de la Ligue des
Communistes, le 8 mars 1848, Marx propose de mettre dans les pattes de la Société démocratique allemande un Club des
travailleurs allemands. La Réforme en
annonce la création le 10,
tandis que Marx et Engels préviennent par exemple
le citoyen Cabet, pour qu’il en fasse état dans son Populaire, que “la soi-disant Société démocratique allemande de
Paris est essentiellement anticommuniste, en tant qu’elle déclare ne pas
reconnaître l’antagonisme et la lutte entre la classe prolétaire et la classe
bourgeoise”.
Le 11, Marx est élu président du nouveau C.C.
de la Ligue des Communistes, qui compte trois membres de l’ancienne Ligue des
Justes (Schapper, J. Moll et H. Bauer) et trois membres de l’ancien Comité de
correspondance bruxellois : Marx, Engels, Wolff ; en présence des
anglais Ernest Charles Jones et
George Julian Harney venus à Paris pour l’occasion.
Le
13 mars, le prince Metternich est renversé et doit s’enfuir de Vienne.
Le
18 mars, alors que les combats commencent à Berlin et que Frédéric Guillaume IV
va devoir accepter un ministère libéral et une convocation de la Diète pour le
22 mai, 6 000 Allemands se réunissent sur les Champs-Élysées. Herwegh en retire
2 000 hommes et quatre bataillons pour sa Légion démocratique allemande.
Engels
a rejoint Paris le 21 mars 1848 ; avec Marx, le projet de lancer un
nouveau journal en Allemagne, de reprendre la Gazette rhénane, est aussitôt échafaudé.
Vers le
27 mars, Marx
et Engels font adopter
par le Comité central de la Ligue un texte programmatique de « Revendications du Parti
communiste en Allemagne ».
Le texte, sous forme
de tract, en
même temps que le Manifeste,
sera emporté par ceux
qui rentrent en Allemagne avec le Club des Travailleurs
allemands. Outre l’exigence d’une Allemagne constituée en « République une et
indivisible » et celle de « l’armement
général du peuple »,
l’essentiel des revendications porte sur le suffrage
universel (masculin), la nationalisation des domaines princiers et féodaux, des
banques privées, des
moyens de transport, l’instauration de «
forts impôts progressifs », la séparation de l’Église et
de l’État et « l’instruction
générale et gratuite
du peuple ».
Les
24 et 30 mars, trois détachements de la Légion démocratique allemande, de 500
hommes chacun, drapeaux rouge, noir et or déployés mais sans armes, partent en
ordre, sous les acclamations de nombreux Polonais, Belges, Italiens, et aussi
Français. Herwegh, Börnstein et Bornstedt doivent suivre le dernier bataillon. Le
gouvernement français, - c’est l’allusion à Lamartine dans le texte d’Engels
cité plus haut -, a fourni quelque soutien, au moins financier, à leur légion.
Le
30 mars, le préfet de police Caussidière délivre à Marx un passeport d’un an,
mais en Allemagne, les choses se précipitent et Marx-Engels quittent Paris le 6
avril 1848, pour, après un détour par Mayence qui leur est imposé par
l’interdiction de traverser la Belgique, arriver le 10 à Cologne, « la partie la plus avancée de
l’Allemagne », selon les mots d’Engels.
A Cologne, Marx et Engels vont
retrouver la ligne politique qu’ils ont combattue en la personne de Weitling
puis de Grün, incarnée cette fois par Andreas Gottschalk, le « médecin des
pauvres », membre de la Ligue des communistes depuis 1847, président de l’Union
ouvrière de Cologne et naturellement influent dans la presse de celle-ci, le Zeitung des Arbeitervereins. Mais la
révolution de 1848 en Allemagne n’est pas notre sujet. On trouvera dans les
fascicules 17 et 18, Révolution et contre-révolution en Allemagne (1) et (2), de
Marx, à mesure (http://www.acjj.be/publications/marx-a-mesure/),
textes, notes et chronologie.
Aux
heures sombres de juin 1848, Friedrich Engels, reporter de la Neue Rheinische Zeitung, décrit, sur une
barricade de la rue de Cléry, sept ouvriers et deux grisettes rejouant le
tableau célèbre de Delacroix. « Un des sept monte sur la barricade, le drapeau
à la main. Les autres commencent le feu. La garde nationale riposte, le
porte-drapeau tombe. Alors, une des grisettes, une grande et belle jeune fille,
vêtue avec goût, les bras nus, saisit le drapeau, franchit la barricade et
marche sur la garde nationale. Le feu continue et les bourgeois de la garde
nationale abattent la jeune fille comme elle arrivait près de leurs
baïonnettes. Aussitôt, l’autre grisette bondit en avant, saisit le
drapeau… » Finalement, le 16 mai 49, le gouvernement prussien interdit de fait la Nouvelle Gazette Rhénane en donnant à Marx l’ordre de quitter le territoire dans les 24 heures, et en lançant un mandat d’arrestation contre Engels le lendemain.
A la Nouvelle Gazette Rhénane, E. Capiro, 1895 |
3
juin 1849 : second retour de Marx à Paris
«
Peu après [le 1er juin 49], explique Engels, nous quittâmes Bingen
et Marx se rendit à Paris porteur d’un mandat du Comité central démocratique
[du Palatinat] ; un événement décisif était imminent et Marx devait représenter
le parti révolutionnaire allemand auprès des social-démocrates français ».
Marx
arrive ainsi à Paris le 7 juin, dans un hôtel du 45 rue de Lille, sous le faux nom de Ramboz [Le propriétaire de l'établissement avait, dans
La Presse du 14 mai 1848, publié cette annonce : « Joli hôtel garni près de l’Assemblée, avis
à MM les représentants » du peuple. Après la révolution, neuf
cents députés allaient en effet arriver à Paris et le journal invitait
les hôteliers à profiter de l'aubaine. Sous l'enseigne d'Hôtel des
Ambassadeurs et sous la Troisième République, la maison sera l'adresse
de très nombreux sénateurs
jusqu'à la première guerre mondiale.].
“Paris est morne. À quoi s’ajoute le choléra, qui sévit dans toute sa
virulence. Malgré cela, jamais une éruption colossale du volcan révolutionnaire
ne fut plus proche à Paris qu’à présent. J’ai des contacts avec tout le parti
révolutionnaire…”
Cette
éruption, doit-elle éclater avec la manifestation organisée pour protester
contre l’expédition militaire française qui a rétabli le pouvoir temporel du
Pape contre la République romaine ? Le 13 juin 1849, vers midi, un cortège
relativement modeste d’environ 6 000 personnes, dont 600 gardes nationaux
ayant à leur tête Etienne Arago, chef de bataillon de la 3e légion,
se forme au Château-d’Eau, sur le boulevard du Temple, et marche en direction
de l’Assemblée nationale « afin de lui rappeler le respect dû à la
constitution », aux cris de : « Vive la
Constitution ! ».
Une
heure plus tard, le général Changarnier, commandant de l’armée de Paris et des
gardes nationaux de la Seine, à la tête de dragons, gendarmes mobiles et
chasseurs à pied, arrivant par la rue de la Paix, disperse les manifestants qui
se répandent dans les rues voisines.
Ledru-Rollin
et une trentaine de députés, réunis au 6 rue du Hasard (aujourd’hui rue
Thérèse, partie comprise entre les rues Sainte-Anne et Richelieu), sous les
fenêtres desquels retentissent les « Aux Armes ! » que crient
les manifestants pourchassés, décident de gagner l’état-major de l’artillerie
de la garde nationale, au Palais-Royal, pour s’assurer le concours de Guinard,
colonel de l’artillerie de la garde nationale, et de ses 400 hommes.
Ils
avancent, écrira Marx plus tard, « au cri de “Vive la Constitution !”
poussé avec mauvaise conscience, de façon mécanique, glaciale, par les membres
du cortège eux-mêmes, et renvoyé ironiquement par l’écho du peuple massé sur
les trottoirs, au lieu de s’enfler tel le tonnerre ». Les députés ceints
de leur écharpe vont vers le Conservatoire national des arts et métiers. Vers
14 h 30, Ledru-Rollin parvient à se faire ouvrir les portes de l’établissement
et une proclamation constituant un gouvernement provisoire y est signée.
On
ressort des Arts-et-Métiers pour aller “au-devant de l’armée pour l’encourager
à se joindre à nous”, se souviendra Martin Nadaud. Trois pauvres barricades
sont improvisées rue Saint-Martin pour gêner la cavalerie, et la troupe arrête
les députés sans que la foule réagisse plus que ça. Ils sont conduits au poste
de la garde nationale, dont Martin Nadeau s’échappe, avec deux autres
camarades, en enjambant la fenêtre qui donne sur la rue Saint-Martin. Il va se
réfugier, à la barrière de l’Étoile, chez madame Cabet. Ledru-Rollin parviendra
à gagner Londres pour un exil de plus de vingt ans.
« L’éruption
colossale » prévue aura été la dernière journée révolutionnaire de la
Deuxième République quand Jenny rejoint Marx à Paris avec les trois enfants et
Lenchen, le 7 juillet ;
ils s'entasseront
à six dans deux chambres minuscules.
Jenny est enceinte pour la quatrième fois et la
grossesse ne se passe pas bien. Marx est arrivé sans le sou, il l’est toujours.
Dès le 13 juillet, il lance des appels au secours, explique que les
derniers bijoux de sa femme sont déjà au mont-de-piété, qu’il pourrait
peut-être tirer, dans un délai raisonnable, 3 000 ou 4 000 francs d’une
deuxième édition de sa brochure contre Proudhon, (Misère de la philosophie), qui “commence à prendre ici”, mais qu’il
faudrait pour cela racheter d’abord les exemplaires de la première encore disponible
à Bruxelles et à Paris. Il écrit aussi à Ferdinand Lassalle, qui lancera une
collecte publique, sans aucune discrétion, à la grande colère de Marx :
« Je préfère la plus grande gêne à la mendicité publique. » Et rien n’est
réglé quand, le 19 juillet, Marx reçoit du préfet de police une assignation à
résidence dans le Morbihan. Sa réclamation auprès du ministre de l’Intérieur
est refusée le 16 août.
Le
13 août, l’armée hongroise a capitulé. Après la reddition de Venise, le 22 août
49, il n’existe plus dans l’empire d’Autriche un seul gouvernement
insurrectionnel.
Le 23
août 1849, un officier de police se présente rue de Lille pour signifier aux
Marx qu’ils doivent s’exécuter dans les vingt-quatre heures. Marx écrit alors à
Engels que son exil dans “les marais Pontins de Bretagne”, qu’il considère
comme une tentative de meurtre camouflée, lui fait juger préférable de quitter
la France, et qu’il a pour perspective de fonder un journal allemand à Londres,
où il lui donne rendez-vous. Marx quitte Paris le 24 août, Jenny et les
enfants ont reçu l’autorisation d’y rester jusqu’au 15 septembre.On a des photos des Marx à compter de 1865 |
Les derniers séjours parisiens
Si la vie des Marx est désormais
anglaise, ses deux filles aînées ayant convolé avec des Français, on reverra
Marx à Paris, et dans sa banlieue. Laura, née le 26 septembre 1845 à Bruxelles,
épousera la première, à l’âge de 23 ans et après deux années de fiançailles, un
Français, Paul Lafargue, le 2 avril 1868. Jenny en épousera un autre, Charles
Longuet, ciseleur sur bronze ; « Le dernier proudhonien et le dernier
bakouniniste, que le diable les emporte ! », comme pestera papa Marx
dans une lettre à Engels. Le dernier bakouniniste, c’est évidemment Paul
Lafargue, Longuet, lui, ayant eu le bon goût de voter l’exclusion de Bakounine
de la 1ère Internationale (le 7 septembre 1872) entre ses
fiançailles, en mars, et son mariage, le 2 octobre... ce qui en fait le dernier
proudhonien.
Jennychen, future Mme Longuet, et Laura déjà Mme Lafargue en 1869 |
Les Lafargue sont partis en voyage de
noces en France le jour même de leur mariage, puis s’y sont installés le 15
octobre, 25 rue des Saints Pères. Ils ont déménagé au 47 rue du Cherche-Midi
juste avant la naissance de leur premier enfant, Charles-Etienne, le 1er
janvier 1869. Marx vient leur rendre visite du 6 au 12 juillet, en descendant
dans un hôtel de la rue Saint-Placide sous la fausse identité de M. Williams.
Il est préoccupé par la santé fragile de Laura, tente de persuader son gendre
d’achever ses études de médecine, et est venu discuter aussi d’une traduction
française du Capital. Pour ce qui est
de celle du Manifeste par Laura,
revue par Paul, elle vient d’être ramenée à Londres par Jenny quand celle-ci, à
la suite de Jennychen et d’Eleanor est venue voir le bébé, à Paris.
Puis vient la Commune, et l’exil qui
ramène les filles Marx auprès de leurs parents. Les Longuet regagnent la France
après l’amnistie de 1880. A l’été de l’année suivante, Marx et Jenny, déjà
malade, accompagnés de Lenchen, visitent les Longuet et découvrent le petit
Marcel, né trois mois plus tôt au 11 bd Thiers (auj. Karl Marx) à Argenteuil,
alors que ses aînés avaient déjà 4, 2 et 1 an quand leurs parents ont quitté
l’Angleterre. Mais Marx rentre précipitamment à Londres à l’annonce de la
dépression nerveuse d’Eleanor.
Après la mort de Jenny, au début de
décembre, Marx, qui en est tombé malade, passe à nouveau par Argenteuil, en
février 1882, sur le chemin de Marseille où il doit embarquer pour l’Algérie et
son soleil guérisseur. À son retour, le 7 juin, sans barbe et sans crinière de
prophète, sacrifiées à la chaleur algéroise,
il se voit conseiller les eaux
d’Enghien où il suivra une cure en juillet. Les Lafargue s’installent au 66 bd
de Port Royal au début d’août et Marx séjourne à leur nouveau domicile avant de
rentrer à Londres fin septembre. C’est donc retour de chez ses gendres qu’il les
qualifie, dans une lettre à Engels du 11 novembre, de dernier des bakouninistes
et de dernier des proudhoniens.
Dernière photo (1882) avant le rasage pour ses filles qui l'aiment en père Noël |
Le 12 janvier 1883 lui parvient la
nouvelle de la mort de Jennychen et il envoie Eleanor à Argenteuil aider à garder
les enfants de sa sœur. "Le Maure", comme on l’appelle depuis sa jeunesse, meurt
le 14 mars.
Si l'on compte, sur les bâtiments qu'habita Marx une plaque commémorative à Bruxelles et 4 à Londres, il n'y en a aucune à Paris.