DU CÔTÉ SOCIOLOGIQUE DE LA LANGUE

 Les lignes en sanguine sont tirées du 1 bis quai des Métallos



 

L'intermède ci-dessous se situe page 105, au printemps 1951. Je viens de fêter mon troisième anniversaire un gros mois plus tôt. La famille quitte Marseille (la Gavotte) pour Mulhouse, et mon père la marine marchande. Durant mes trois premières années d’existence, il aura été sur les flots la moitié du temps et jusqu’à six mois d’affilée. Il avait quitté son Alsace natale à 14 ans, il y retourne à la trentaine. Dans l’intervalle, il a connu ma mère, sarthoise, au Mans. Armelle est ma sœur aînée.

 

 

Intermède 1

 

Les cent pages précédentes comptent un peu moins de vingt-cinq mille mots. Ce ne sont que 0,13 % de ceux que j’ai entendus à la Gavotte : je suis allé à l’essentiel. Comment je le sais ? Grâce à un détour par Kansas City. Aux environs de 1980, deux chercheu•r•se•s en sciences sociales, Betty Hart et Todd R. Risley, ont posé leur magnétophone dans quarante-deux foyers socialement différents de la ville. Arrivés tôt, auprès de bébés n’ayant encore que de 7 à 9 mois, de sorte que les familles soient totalement habituées à leur présence au moment où commencerait l’acquisition du langage par les petits, nos deux chercheurs les ont suivis jusqu’à leur troisième anniversaire, enregistrant, à raison d’une heure par mois, ce qu’on disait aux enfants, ce qu’ils disaient eux-mêmes, ce qui se disait autour d’eux.1

Ce qui leur était dit ou que simplement ils entendaient, c’était dans les foyers de catégorie socio-professionnelle supérieure (CSP+) 2153 mots par heure, dans les foyers ouvriers 1251 mots/heure et dans les foyers bénéficiant de l’aide sociale, 616 mots/heure. Hart et Risley extrapolent ces résultats à une semaine de cent heures et une année de cinq mille deux cents heures et, si tant est que Marseille vaille Kansas City et les dernières années 1940 les premières années 1980, j’ai donc entendu durant mes trois années de Gavotte dix-neuf millions et demi de mots, dont le plus grand nombre (99,87 %), et sans doute le pire, vous a été épargné.

Papa chantait une part non négligeable d’entre eux avec la voix de Tino Rossi. Maman s’exprimait avec « le plus bel et le plus pur accent », celui que Michelet attribue à la Touraine, et le Maine n’en est pas loin, elle insistait beaucoup là-dessus. Quand il se bornait à parler, Papa n’avait d’alsacien qu’une légère assimilation des b aux p et des d aux t.

S’agissant de ce que les enfants disaient eux-mêmes, la transposition est moins aisée. Si dans les familles loquaces, montrent Hart et Risley, l’enfant, depuis qu’il a commencé à parler et jusqu’ à ses 3 ans, a répliqué douze millions de mots, et dans les familles mutiques quatre millions seulement, et si, on s’en doute, les familles aisées sont prolixes et les familles bénéficiaires de l’aide sociale mutiques, les familles ouvrières présentent tout l’éventail des plus loquaces aux plus mutiques. Chez nous, Maman est bavarde, Papa l’est bien moins, outre qu’il n’est pas souvent à portée d’oreille. Maman a dû n’en être que plus bavarde, et Papa, une fois à terre, se rattraper. Après tout, ils s’y sont repris à deux fois pour m’avoir (avoir un garçon, avoir un Alain, est-ce qu’on sait ce qu’ils voulaient, au juste ?) J’espère que ce n’était pas pour rester là ensuite comme deux ronds de flan, sans piper mot. En faisant une pondération entre ces éléments disparates, disons que j’ai répondu six ou huit millions de mots, dont vous avez eu sous les yeux quatre seulement : « Papa Lor » et « Manman Lulu ».

Un dernier élément qu’Hart et Risley jugent capital pour l’acquisition de vocabulaire, c’est outre leur volume, la charge affective entourant les mots : d’approbation ou d’improbation. Leurs enregistrements montrent qu’en une heure un enfant de CSP+ reçoit trente-deux messages d’encouragement et six d’interdiction ; un enfant d’ouvriers, douze messages valorisants et sept messages négatifs, et un enfant de foyer défavorisé cinq messages positifs seulement pour onze dévalorisants. Armelle dirait bien sûr que les parents m’avaient surclassé en catégorie socioprofessionnelle supérieure et qu’on l’avait traitée, elle, en Cendrillon. Mais à son arrivée à Marseille, elle avait déjà quasi 8 ans, ça ne compte plus, elle n’entre pas dans le corpus de l’étude.

1 Betty Hart et Todd R. Risley, Meaningful Differences in the Everyday Experience of Young American Children (« Différences significatives dans l’expérience quotidienne des jeunes enfants américains »), Baltimore, E.-U., 1995.

 

Le second intermède se situe page 208. J’ai 9 ans, on habite encore Mulhouse, dans la cité HLM dite du Drouot. J’y ai commencé ma scolarité tardivement : à la dernière année de maternelle. Si mon nom ne me distingue pas des autres, ma langue si, de ce qu’à la maison je n’ai jamais entendu parler l’alsacien.

 

La fête de fin de maternelle au Drouot...

... la rentrée en CP à l'école des garçons.


Intermède 2

 

En 1983, Hart et Risley ont laissé leurs petits sujets d’étude, à 3 ans, en butte à ce qu’ils nommeront dans un article ultérieur « une catastrophe originaire » : les enfants d’ouvriers (et moi parmi eux) avec un vocabulaire de sept cent quarante-neuf mots ; en dessous, les gosses des bénéficiaires de l’aide sociale avec cinq cent vingt-cinq mots ; au-dessus, les héritiers des CSP+ avec mille cent seize mots. Et leur recherche se clôt sur cette question angoissée : l’école saura-t-elle apporter des correctifs à cette colossale inégalité de départ ?

La réponse tombe six ou sept ans plus tard. À Kansas City toujours, une collègue chercheuse, Dale Walker, fait passer à vingt-neuf des quarante-deux enfants suivis par Hart et Risley – ils ont maintenant 9 à 10 ans, ils sont en CE2 (« 3rd grade » américain) – les trois tests censés évaluer leurs capacités de lecture et de compréhension, connus aux États-Unis par leurs acronymes : le PPVT-R (échelle de vocabulaire en images Peabody – révisée), le TOLD-I (test de développement langagier – intermédiaire) et le CTBS/U (test complet des compétences de base). Après trois années de scolarité primaire, l’écart n’a pas bougé d’un iota, l’école n’a servi à rien.

Pour cette raison simple que le nouveau s’assimile grâce à son contexte. Induire le sens de 10 % de mots inconnus nécessite de comprendre, donc de connaître, 90 % des mots qui l’environnent ; la pauvreté du vocabulaire de départ interdit et la compréhension et l’apprentissage. Keith Stanovich1, professeur émérite de psychologie appliquée et de développement humain à l’Université de Toronto, pointe là un de ces « effets Mathieu » dont les sociologues ont puisé le nom dans la parabole des talents (Matthieu, XXV-29) : « à celui qui a, il sera beaucoup donné et il vivra dans l’abondance, mais à celui qui n’a rien, il sera tout pris, même ce qu’il possédait ».

Socialement, mon école du Drouot est sans doute très homogène : on n’y a tous que 66 % du vocabulaire d’un gosse de bourges ; j’ai l’avantage de l’avoir presque à 100 % made in France de l’intérieur. Il y en a sans doute, des comme moi, chez les filles : Colette Simonin, ma voisine de palier, et une copine d’Armelle, dans la barrette d’en face, dont le père est originaire de Haute- Saône. Je n’ai pas d’exemples chez les garçons.

1 Keith E. Stanovitch, « Matthew effects in reading : Some consequences of individual differences in the acquisition of literacy. » Reading Research Quarterly, vol. 21, n° 4, p. 360-406, 1986.

 

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