SUR LES TRACES DE CHARLES MARCHE AU FAUBOURG SAINT-DENIS

 

Détail de Paris illustré et ses fortifications, Auguste Logerot, 1847

 

Départ sous l’arc de triomphe de la porte Saint-Denis, face à la rue du Fbg-St-Denis

 

Les années 1840, c’est le temps des chemins de fer et, devant nous, il y a la rue menant au chemin de fer du Nord, première et seule ligne internationale, connectée au réseau belge et assurant ainsi non seulement la liaison Paris-Lille mais encore Paris-Bruxelles et Paris-Cologne. À compter du début septembre 1848, l’embranchement vers Calais et Dunkerque y ajoutera l’Angleterre. En l’absence d’un boulevard de Magenta qui ne sera percé que douze ans plus tard, les deux bras des grands boulevards, de notre gauche et de notre droite, rassemblent et projettent devant nous leur trafic vers l’embarcadère (c’est le mot qu’on emploie plus que gare) des voyageurs, au même emplacement qu’aujourd’hui, et la gare des marchandises, plus au nord, de l’autre côté de la place de La Chapelle, donc de la barrière d’octroi. Les ateliers d’entretien, de réparation des machines, et de construction des wagons la flanquent.

Comme l’écrit la Démocratie pacifique du 3 septembre 1848, « le chemin de fer du Nord, par l'importance de sa ligne-mère et de ses embranchements, est la ligne la plus considérable de France ; aussi le mouvement et l'activité qui règnent nuit et jour au grand débarcadère du clos Saint-Lazare et à la gare de La Chapelle, grande comme une petite ville, sont-ils un des plus curieux spectacles de Paris. »

 

Le 25 février 1848, ce sont les mécaniciens du Chemin de fer du Nord qui annoncent les premiers à Bruxelles l’avènement de la république à Paris.

C’est par le chemin de fer du Nord que Karl Marx, vice-président de l’Association démocratique (ayant pour but l’union et la fraternité de tous les peuples), envoie le Flamand Spilthoorn et le Wallon Braas saluer le gouvernement provisoire et féliciter la nation française. Quatre jours plus tard, au petit matin, il débarque lui-même à Paris comme une quarantaine d’autres suspects expulsés la veille de Belgique. Jenny et leurs trois enfants, Jennychen, Laura et le petit Edgar, âgé d’1 an à peine, voyagent avec lui. Les Marx ont dans leurs bagages un millier d’exemplaires du Manifeste du parti communiste, fraîchement imprimé à Londres en allemand.

Sur les murs du faubourg Saint-Denis, il peut voir cette affiche d’une Société démocratique allemande :

« DES ARMES ! Les démocrates allemands de Paris se sont formés en légion pour aller proclamer ensemble la RÉPUBLIQUE ALLEMANDE. Il leur faut des armes, des munitions, de l’argent, des objets d’habillement. Prêtez-leur votre assistance ; vos dons seront reçus avec gratitude. Ils serviront à délivrer l’Allemagne et en même temps la Pologne. »



Marx va consacrer l’essentiel de son mois de séjour parisien à combattre d’arrache-pied ce projet, parce que vouloir « introduire de vive force, et en partant de l’étranger, la révolution » en Allemagne serait suicidaire.

 

Le 23 mars au soir, une Légion belge qui ne cessait d’annoncer un départ imminent se rassemble place de la Concorde. Par les Grands Boulevards et la rue du Faubourg-Saint-Denis, tambours et drapeaux en tête, aux cris de « Vive la République belge », elle remonte vers l’embarcadère du Nord. Ils sont environ 1 500 combattants sans armes (mais les arsenaux de Valenciennes et de Lille leur en fourniront, dit-on), encadrés par quelques polytechniciens, à partir ce jour-là et les suivants grâce aux subsides du préfet de police et au transport gratuit qu’il leur a obtenu. Caussidière expliquera plus tard n’avoir eu d’autre objectif que de débarrasser Paris d’ouvriers affamés.

 


La légion allemande, sans que Marx ait pu l’en dissuader, part le 24 puis le 30, mais à pied, pour rejoindre le grand-duché de Bade par l’Alsace. C’est Cologne, « la partie la plus avancée de l’Allemagne », que rejoignent Marx et Engels (venu le rejoindre entretemps), le 6 avril, par le chemin de fer du Nord.

 

On peut lire dans la presse que la compagnie du chemin de fer du Nord assure en ce moment aux Polonais, par suite d’arrangements pris avec les deux gouvernements de France et de Belgique, le voyage gratuit jusqu’à Aix-la-Chapelle.

 

On se tourne vers le sud, on traverse le boulevard et, avant d’emprunter la rue de la Lune, on désigne la rue Sainte-Apolline, qui débouche juste en-dessous à gauche :

 

A lire Lamartine, qui lui donne 20 – 25 ans, on pourrait s’imaginer Charles Marche comme une sorte de Gavroche monté en graine, libre de toute attache. Notre héros a pourtant, au n° 31 de la rue Sainte-Apolline, sa tante Armantine, sœur de feu son père, et le mari de celle-ci, Jean Léon Thierry, teinturier-dégraisseur. On exagère à peine en disant qu’à part eux, il n’y a dans cette rue-là que des fleuristes : sept, auxquels s’ajoutent six fabricants de fleurs artificielles, en à peine deux cents mètres, dont la boutique des Vincent, au n° 9, où travaille une jeune fleuriste prénommée Louise. C’est sans doute en venant chez sa tante Armantine, à la teinturerie des Thierry, que Charles qui, habitant 31 rue du Grenier St-Lazare, arrive par la rue Saint-Martin et passe devant la boutique des Vincent, a rencontré Louise, sa future épouse.

 

La rue d’Aboukir (alors rue Bourbon-Villeneuve), débouche à droite, symétriquement à Sainte-Apolline :

 

Au 47 rue Bourbon-Villeneuve, loge seule, en tout cas pas chez ses père et mère, Louise Vincent, fleuriste, dont l’état-civil précise que, mineure, elle habite de droit chez son père, rue du Faubourg-Saint-Martin.

 

On prend la rue de la Lune jusqu’à l’église Notre-Dame de Bonne-Nouvelle

 

Dans cette église alors récente, (son achèvement est de 1830), Charles Marche et Louise Vincent convolent, dans la paroisse de l’épouse, le 01/02/1845. Charles Marche, mécanicien, né le 16/01/1819, vient d’avoir 26 ans ; Virginie Louise Vincent, fleuriste, est ainsi qu’on l’a dit, mineure. Hippolyte Marche, de 8 ans l’aîné de Charles, et mécanicien comme son cadet, est son témoin. Charles et Louise savent signer l’un et l’autre ; Hippolyte aussi mais ce n’est pas le cas de Gracy, son épouse. Le premier enfant du couple, Charles, comme son père, naitra dès le 24/11/1845 rue du Grenier Saint-Lazare.

 

 On descend la rue Notre-Dame de Bonne Nouvelle, on traverse le boulevard, on prend l’impasse Bonne Nouvelle, on traverse le

 

jardin Yılmaz Güney (inauguré en 2017), qui rentre pile dans notre balade ferroviaire en ce qu’il remplace un ancien hall de stockage de la Sernam, la société de fret de la SNCF, désaffecté à la mi-1990, squatté jusqu’en 2006 par le Théâtre de Verre, etc.

 

On tombe rue de l’Échiquier, qu’on prend à droite

 

Nombreuses sont ici les maisons que les Marche ont pu connaître : les n° 18, 10, 8 sont du tout début du 18ème ; les n° 24-26, le 13, les 2-4, le 1 de la fin du 18ème ; les n° 15, 12, 11, 9, 7 de la première moitié du 19ème siècle.

 

On arrive rue du Fbg-St-Denis que l’on remonte à gauche

 

Les n° 39, 41 sont de 1800. Le Passage de l’Industrie, au n° 42, de 1830 ; le n° 44 de la première moitié du 18ème siècle. Les n° 51 – 53 de la première moitié du 19ème.

 

Les Marche s’installent à l’ancien 62 rue du Fbg-St-Denis, face à la cour-passage des Petites-Écuries (correspondant à peu près aux n° 54 ou 56 actuels), postérieurement à la naissance de Charles junior, sans doute en 1846, qui est certainement aussi l’année où Charles père entre comme tourneur aux ateliers de La Chapelle du chemin de fer du Nord. Félicité Louise, la première fille du couple naitra ici le 30/12/1847.

 

C’est cette adresse qui figure au bas de la lettre de réponse que Charles Marche envoie à différents journaux le 26 mai 1848, identifiant l’expéditeur sans aucun doute possible comme l’« ouvrier [qui] dicta le décret où le Gouvernement provisoire, à peine formé, s’engageait à assurer l’existence des travailleurs par le travail, à fournir du travail à tous les citoyens, etc. », pour citer Marx dans Les Luttes de classes en France.

« Citoyen rédacteur, J’ai lu dans plusieurs journaux “que cet audacieux et intrépide ouvrier qui, par son langage énergique, était parvenu à arracher le décret relatif à l’organisation du travail, le citoyen Marche, était arrêté“. Quel motif pourrait donc avoir le gouvernement de la République de me faire incarcérer ? Ouvrier obscur, je me suis lancé avec autant d’ardeur que de loyauté dans la voie que suivent les hommes qui ont, depuis le 24 février, proclamé et gouverné la République. J’ai, au nom de tous les travailleurs mes frères, exposé à l’Hôtel de Ville les besoins et la nécessité d’organisation dans le travail, et le 25 février j’ai obtenu du gouvernement provisoire le décret relatif à cette organisation. Ce décret, rendu après mûre délibération, est fort loin d’être un décret arraché, les besoins de l’époque le disent assez hautement. Ce que j’ai réclamé dès le principe, j’en ai demandé plus tard l’exécution, et je saisirai toutes les occasions favorables pour le réclamer, parce que je suis logique, parce que je suis l’interprète du désir des travailleurs, parce que loin d’être un homme politique, je ne suis qu’un ouvrier désireux de voir réaliser enfin les améliorations si solennellement promises.

Quant à l’organisation de la grève du chemin de fer du Nord, les ouvriers ont assez de discernement et de probité pour agir d’après leur conscience et non d’après de sottes instigations. Je n’ai fait que proclamer, au nom de tous mes camarades, l’acte de justice qui avait été accordé la veille, pour ainsi dire, aux ouvriers du chemin de fer d’Orléans.

     Que mes amis se rassurent, je suis libre encore.

     Marche jeune, ouvrier mécanicien, rue du Faubourg-Saint-Denis, 62. »

 

Un mois plus tard, la terrible répression de l’insurrection de juin fait 3 à 5 000 morts chez les ouvriers parisiens.

On savait, par une déposition du maître-mécanicien François Cavé devant la commission de l’Assemblée nationale enquêtant sur ces faits, au 1er juillet, que Charles Marche n’y avait pas été tué, mais à lire La République du 15 mars 1849, rendant-compte de la séance de l’avant-veille devant la Haute Cour de justice de Bourges jugeant Blanqui, Barbès, Félix-Vincent Raspail, l’ouvrier Albert et, par contumace, Louis Blanc et Caussidière, on tombe sur le procureur général Baroche demandant au témoin Ramonnet : « Marche, qui est mort depuis, ne vous avait-il pas proposé de vous prêter un pistolet pour aller à la manifestation ? »

La naissance d’un troisième enfant au 62, rue du Faubourg-Saint-Denis, le 28 octobre 1849, celle de leur deuxième garçon, Eugène, vient lever le doute. On peut aussi y voir, — la société française maîtrisant ses naissances depuis la Grande Révolution —, un indice sur la situation matérielle de la famille qui aurait pu être inquiétante : au sortir de la grève de mai 1848 menée au chemin de fer du Nord par Charles Marche, la compagnie avait licencié son personnel parisien en bloc, ne le rembauchant ensuite qu’un par un de sorte de laisser 19 indésirables sur le carreau. Au début de juillet 1848, le Nord avait fait pire : une réorganisation totale se traduisant par le licenciement de 1 100 ouvriers et de cinq ingénieurs, pour ne plus laisser aux ateliers de La Chapelle que 400 personnes, chiffre à ne plus dépasser désormais : 300 pour les ateliers des machines et 100 pour les ateliers des voitures. Une partie de l’outillage de La Chapelle était conséquemment transportée aux ateliers d’Amiens et de Lille (dont l’augmentation de personnel ne pourrait se faire que par un recrutement local et non par transfert), une autre vendue.

Que Charles Marche soit encore au chemin de fer du Nord ou bien ailleurs, cette naissance donne à penser que sa famille n’est pas dans la misère.

 

On remonte encore la rue du Fbg-St-Denis

 

Le n° 71, à l’angle sud-ouest de la rue des Petites-Écuries, est du 17ème siècle, l’une des plus anciennes maisons du faubourg. Les n° 83 et 87 sont de la fin du 18ème siècle.

 

71, rue du Fbg St-Denis, maison du 17ème siècle (PLU)

 

 

Au n° 84, soit exactement au 2, passage du Désir, leur nouveau domicile, Louise Marche met au monde le 27 avril 1852 leur quatrième enfant et leur deuxième fille, Gracée Pauline. Gracée est une autre orthographe du prénom de sa tante Gracy, l’épouse d’Hippolyte, et de sa cousine Gracy Marie, bientôt 7 ans, fille de ses oncle et tante. Charles Marche a donc échappé aussi aux « crimes du 2 Décembre » 1851, ceux du coup d’état de Louis Napoléon Bonaparte. Cependant, la sollicitude que continue de lui manifester un quatuor de professeurs blanquistes ou réputés tels interdit de penser qu’il soit passé au travers des répressions gouvernementale ou patronale grâce à un reniement de ses convictions.

 

Les n° 86 et 94 sont du début du 19ème siècle.

 

On prend la rue de la Fidélité

 

Au percement des boulevards de Magenta et de Strasbourg, la façade du XVIIe siècle de l’église Saint-Laurent, hors alignement, va être détruite et l'église allongée d'une travée entre 1863 et 1867 ; une nouvelle façade de style néogothique flamboyant, ornée de sculptures, et une flèche en plomb lui étant adjointes. Un fronton en lave émaillée de Paul Balze sera ajouté en 1870.

Ce n’est donc pas la configuration existant au 1er janvier 1848, baptême de Félicité Louise Marche, dont Hippolyte est le parrain. Pas davantage au baptême d’Eugène, le 29 octobre 1849, ni, le 29 avril 1852, à celui de Gracée dont la tante Gracy est la marraine.

 

Par le bd de Magenta, on va reprendre la rue du Fbg-St-Denis.


  À notre droite, à l’emplacement de l’actuelle gare de l’Est, il n’y a rien encore en 1848, comme le montrait le plan d’A. Logerot en tête de cet article. Le tronçon Paris-Meaux du chemin de fer de Strasbourg sera mis en service le 5/7/1849, l’embarcadère inauguré en 1850.

Au n° 132, naquit Victor Schoelcher. Au n° 148, le passage Delanos, reconnaissable à la tête de vache qui orne son portail, est une ancienne laiterie dont les étables entouraient les deux premières cours, de 1830.

 


L’embarcadère du Nord se situait en face de la rue des Magasins (auj. de St-Quentin). Le projet de cette ligne internationale était né en 1843, l’année de l’« enrichissez-vous » de Guizot. Dans ce type de partenariat public-privé, l’État acquérait les terrains, construisait ouvrages d’art et gares et y posait les rails, avant de concéder l’ensemble à une compagnie qui y ferait circuler ses trains, ici une société emmenée par Rothschild Frères qui, heureuse adjudicataire à l’automne 1845, avait pu passer à l’exploitation et à l’inauguration de l’embarcadère de Paris dès le 14 juin 1846. [Sa façade sera démontée en 1857 et remontée à l'identique sur la gare de Lille-Flandres.]

Et à l’inauguration de l’embranchement vers le détroit de Douvres, la Démocratie pacifique du 4 septembre 1848 écrivait : « Hier matin, à huit heures, un convoi spécial partait de l’embarcadère du chemin de fer du Nord. Dans un superbe wagon on voyait le ministre des Travaux publics, MM. Rothschild, des ingénieurs, plusieurs notabilités, etc., etc. Les autres wagons étaient montés par différents citoyens, des Calaisiens et des Dunkerquois. Il s'agissait d'aller faire l'inauguration solennelle des deux importants embranchements du chemin de fer du Nord sur Dunkerque et Calais. A cette occasion, de grandes fêtes et réjouissances étaient préparées dans les deux villes. »

 

Avant la mi-mai 1853, la famille Marche remontera sa rue du Faubourg-Saint-Denis jusqu’à l’embarcadère et, par le chemin de fer du Nord, en longeant l’atelier de La Chapelle où Charles a été si longtemps derrière son tour, gagnera le détroit du pas de Calais et, de là, Londres. La « dernière lettre » de Marche que reçoit Louis Meyer, l’un des professeurs du quatuor évoqué plus haut, y a été postée.

 

Au n° 200, l’hôpital Fernand Widal, est l’œuvre de Théodore Labrouste en 1858. Henry Murger, l’auteur des Scènes de la vie de bohème, dont Puccini a tiré son opéra, La Bohème, y est mort.

 

Avant la rue Cail, peut-être à l’emplacement du n° 210, immeuble datant de 1901, s’étendaient depuis 1826 sur bientôt deux hectares et demi, les ateliers de François Cavé, surmontés d’une cheminée de cinquante mètres de haut. Cette fabrique totalement intégrée, « où s’opèrent tous les travaux depuis la fusion de la fonte et le travail de la forge jusqu’aux derniers ajustages », a été la première et longtemps la seule à Paris à fabriquer des locomotives à vapeur quand celles-ci venaient encore essentiellement d’Angleterre. Dès la fin de 1844, elle a été l’adjudicataire d’un lot de douze machines avec tenders et pièces de rechange, destiné au tronçon Paris – Clermont-de-l’Oise du chemin de fer du Nord. La fourniture de pièces de rechange, des roues en particulier, maintient des relations étroites avec l’atelier de réparation de La Chapelle. Les sept à huit cents ouvriers travaillant chez Cavé, ajoutés à ceux du Nord, forment ainsi un ensemble de quelque deux mille ouvriers, soit la plus grosse concentration industrielle de Paris, devant Ch. Derosne & Cail.

Cela fait du haut faubourg Saint-Denis un quartier qui connaît les drames de l’industrie moderne. Le 15 janvier 1848, par exemple, « au moment où une quantité de quarante milliers de fonte métallique était en ébullition, une trouée s’est faite au bassin du fourneau de fusion, et la fonte s’est répandue tout à l’entour comme si elle fût sortie d’un cratère volcanique. Huit ouvriers, qui n’ont pu se sauver assez rapidement, ont eu les pieds atteints jusqu’à la cheville. Les malheureux sont dans un état affreux, et les hommes de l’art craignent d’être obligés de leur faire l’amputation des jambes. Cet affreux malheur a jeté la consternation dans la grande usine et dans tout le quartier.[1] » Deux d’entre eux succomberont à leurs blessures.

Le constructeur mécanicien François Cavé, d’origine modeste, n’a pas fait d’études d’ingénieur et s’est formé sur le tas. Il sera l’un des trois délégués des maîtres-mécaniciens au collège patronal de la Commission du Luxembourg, avec Ernest Gouin, dont les ateliers sont aux Batignolles, et Chapelle, le fondeur et constructeur de la rue du Chemin-Vert.

 

Le 16 mars 1848, Marche a cosigné avec Cavé une lettre-réponse à La Liberté, « journal des idées et des faits », qui avait publié le matin même cette nouvelle :

« Les ouvriers de M. Cavé ayant réclamé, outre la diminution d’une heure de travail, 1 fr. d’augmentation par jour, M. Cavé crut devoir leur dire que, ne pouvant accéder à des conditions aussi dures, il préférait se retirer des affaires et qu’il les congédiait. Nous regrettons d’avoir à ajouter qu’à la suite de ces paroles, M. Cavé eut à subir de graves voies de fait, auxquelles il ne s’est soustrait que par miracle. »

Ce que démentait la lettre-réponse :

« “les ouvriers de mon établissement n’ont pas demandé d’augmentation de 1 franc par jour, mais bien une diminution de deux heures de travail, ce que j’ai accepté provisoirement ; je n’ai été exposé à aucun mauvais traitement de leur part.“

Les délégués des mécaniciens, Marche, Baigneux, Ledos (Léon), tant en leurs nom qu’au nom de tous les autres délégués des mécaniciens de Paris, se joignent à M. Cavé pour certifier la bonne et loyale conduite des ouvriers. »

 

En 1853, l’année ou Marche immigre aux Etats-Unis, Cavé céde son usine à une compagnie et ne s’y réserve d’autre titre que celui d’ingénieur-conseil. Voyant après quelques mois que ses avis ne sont pas écoutés, il se désintéresse de l’entreprise qui périclite avant d’être démantelée.

Des Grands boulevards aux barrières, le Faubourg Saint-Denis



La barrière dite de La Chapelle ou de Saint-Denis, est flanquée d’un pavillon de Ledoux, poste de garde et d’octroi. En juin 1848, une barricade « formidable » s’est élevée devant les ateliers de Cavé, deux cents pas plus bas, bien protégée sur ses arrières par ce mur des Fermiers généraux comme on l’appelle encore depuis Louis XVI, six mètres de haut et cinquante centimètres d’épaisseur. Pour l’attaquer, le 7ème de ligne aura recours au canon dès le samedi 24, avant d’ajouter une batterie de flanc rue Rochechouart, mais c’est seulement en la prenant à revers par une percée du mur à la barrière Poissonnière et son escalade à la barrière Rochechouart que la ligne, la mobile et les gardes nationaux d’Amiens et de Rouen parviendront à l’enlever le dimanche.

 

On est maintenant hors Paris, à La Chapelle. Au-dessus de la rue de Jessaint s’étend l’atelier de La Chapelle pour l’entretien et la grosse réparation des locomotives et des voitures, auquel l’ingénieur Oscar Valerio a ajouté la construction de wagons. Y travaillent un millier d’ouvriers spécialisés – Marche, on l’a dit, y est tourneur –auxquels s’ajoutent deux cent cinquante manœuvres, une soixantaine d’apprentis, vingt-cinq contremaîtres et au moins cinq ingénieurs. Sans compter les employés du secrétariat, et cela fait une entreprise quasi semblable aux nôtres. Plus haut encore, vient la gare des marchandises, celles-ci étant toujours au-delà du mur douanier qui enserre jusqu’en 1860 le Paris des 12 arrondissements.

 

On prend la rue de Jessaint, dont le côté gauche (les numéros impairs) n’existe plus

 

C’est 19, rue de Jessaint qu’habite François Ramonnet, l’ami mécanicien de Charles Marche, que l’on a vu plus haut interrogé par le procureur Baroche, sans que, curieusement, il ne démente la prétendue mort de Marche — mais les comptes-rendus d’audience sont la plupart du temps parcellaires.

Alors que Marche et les siens sont déjà aux États-Unis depuis dix-sept ans, passés par New-York, Saint-Louis, puis une ferme du Missouri, avant de nouveau Saint-Louis, avec dans l’intervalle trois années d’enrôlement dans les rangs de l’Union lors de la guerre de Sécession, on peut lire dans La Marseillaise du 23 février 1870, dans sa rubrique de petites annonces dite le « bulletin des travailleurs », une demande d’emploi émanant de François Ramonnet. On peut constater, par l’adresse qui y figure, que Ramonnet, toujours au 19, rue de Jessaint, à La Chapelle, n’en a, lui, jamais bougé.

 

On redescend dans Paris par la rue de Maubeuge

 

 Du côté droit de la rue, l'hôpital de la République (ex-Louis Philippe et futur Lariboisière, en 1854), dont seul, à l’extrémité opposée, le pavillon sud-ouest est déjà construit, va servir, le 25 juin 1848, de bastion aux insurgés qui crénèlent le mur d'enceinte de l'hôpital en espaçant sur son faîte des moellons du chantier, et percent de meurtrières le mur d’octroi, au nord.

 

En restant sur le trottoir de gauche, on continue tout droit sous les quatre arcades

 

À main droite, le siège social de la Cie du Chemin de Fer du Nord, construit en 1862 en même temps que la nouvelle gare, sous la direction de l'architecte Jacques Hittorff (né à Cologne, l’une des destinations, par la Belgique, du chemin de fer du Nord ).

 

On descend la rue de Compiègne, le bd de Magenta. Au pan coupé du marché St-Quentin (1866), on prend le passage de la Ferme St-Lazare, puis par la Cour de la Ferme St-Lazare, la rue Léon Schwartzenberg, le jardin St-Lazare de la médiathèque Françoise Sagan, on rejoint à nouveau la rue du Fbg-St-Denis

 

Au passage, on aura vu la sous-station Magenta de la Compagnie Parisienne de Distribution d’Électricité (1924-26, béton armé) ; la chapelle et l’infirmerie (classées : façade sur jardin de la médiathèque, galerie du r-d-c, 2 escaliers), de Louis-Pierre Baltard (père de Victor Baltard), 1834 ; la crèche Paul-Strauss, 1935.

 

Les nos 105 (sur le pignon duquel s’affiche le portrait de saint Vincent de Paul, 1987), 103, 101 et 99, sont des immeubles de rapport construits par les pères de la Mission, les Lazaristes, au début du 18ème siècle.

 

Face au premier logis des Marche, on tourne à droite dans la Cour-Passage des Petites Écuries. C’est le trajet que n’a pas pu ne pas faire Charles pour fréquenter les séances du Club Blanqui.

 

Le 13 mars 1849, Le Constitutionnel entendait le procureur général Baroche, lors du procès déjà évoqué, demander au témoin Ramonnet à propos de la manifestation du 16 avril 1848 : « Un nommé Marche, orateur du club Blanqui, vous avait engagé à prendre des pistolets ? »

Aucune raison d’apporter plus de crédit à Baroche pour cette phrase que pour son autre, précédemment citée, concernant « Marche, qui est mort depuis ». Sauf que si Marche n’a pas été orateur du club Blanqui, il aurait été le seul à n’en pas être au moins auditeur, comme on le comprendra plus loin.

Le n° 5 est de la 1ère moitié du 19ème.

 

On débouche rue d’Enghien

 

À notre gauche, le n° 16 est l’ancienne imprimerie du Petit Parisien, 1876 ; mais c’est à droite que l’on tourne. Les n°s 26, 27, 40 à 44, sont de style Louis Philippe ; le n° 51, qui fait l’angle avec la rue du Fbg Poissonnière, est la maison Orsel, de 1792.

 

On prend à g. la rue du Fbg Poissonnière

 

Le n° 16-18, rue du Fbg Poissonnière, angle rue de l’Échiquier, est fin 18ème, début 19ème ; n° 17 : bureaux de l’administration se prolongeant, rue Bergère, par le central téléphonique, 1911-14. Suit, du même architecte, François Le Cœur, à l’angle Bergère/Conservatoire, un bureau de poste de 1919.

 

On s’est engagé rue Bergère

 

1 rue Bergère, maison à pan coupé est construite en 1782-85 par François-Joseph Bélanger, architecte des Menus-Plaisirs, pour Etienne Morel de Chefdeville, dont le monogramme “M“ orne les ferronneries des balcons du deuxième étage.

 

On a tourné, à dr., rue du Conservatoire

 

La Société républicaine centrale (dite Club Blanqui) s’est constituée en association salle de la Redoute du Tivoli d’hiver, 45, rue de Grenelle-Saint-Honoré ; est passée salle Valentino, 251, rue Saint-Honoré ; a connu trois séances dans chapelle St-Hyacinthe pour s’établir enfin au Conservatoire de Musique avant le 9 mars 1848. L’entrée principale s’en trouvait alors rue du Faubourg-Poissonnière, au n° 17 devant lequel nous sommes passés. Une seconde entrée se trouvait rue Bergère, d’où le nom donné parfois de club de la rue Bergère. La rue du Conservatoire comme la rue Sainte-Cécile n’ont été ouvertes qu’en 1853. 

 

< virtalmagie.com, Histoire du théâtre du Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique par Pierre Guédin

 

On cite maintenant Maurice Dommanget : « Des montagnards en armes et cravatés de rouge, envoyés par la préfecture de Police, surveillaient l’entrée de la rue Bergère, accès à la salle des Menus-plaisirs mise à la disposition de Blanqui tous les soirs sauf le dimanche, vers sept heures et demie. Pour pénétrer, il fallait faire queue comme au théâtre entre la muraille et une balustrade et, comme au théâtre, il fallait payer sa place. Il se faisait même aux alentours, ainsi qu’au voisinage des spectacles, un commerce assez actif de billets de faveur et de places dans certaines loges. C’est que le club attirait une affluence considérable non seulement, comme il était normal, de prolétaires et de républicains accentués, mais aussi de conservateurs ou même de simples curieux qui dési­raient voir de près l’homme passant “pour le plus terrible des révo­lutionnaires“. Et de même que des bourgeois s’y risquaient en redingotes et en chapeau mou, on y trouvait des femmes du monde parées de bijoux. Un membre a pu dire que “les tribunes étaient garnies de dames comme au théâtre“. L’une d’elles, au cours d’une collecte en faveur de la légion germanique n’offrit-elle pas sa mon­tre enrichie de diamants ? On y venait de très loin pour voir “le monstre“ mais, comme le dit un témoin, “après l’avoir vu et entendu, on était tout étonné de le trouver si raisonnable et si doux“. Des amateurs anglais venus de Londres en excursion pour entendre Blanqui réclamer des têtes s’en retour­nèrent déçus, la réalité ne correspondant pas à leurs espérances. “Ces pauvres théâtres de Paris ont dû bien souffrir de la concur­rence que nous leur faisions, dira Blanqui plus tard. La plupart des clubs étaient bien plus comiques que le Palais-Royal.“

Les membres ou simples sociétaires prenaient place à l’orchestre et au parterre. Ils étaient pourvus d’une médaille en cuivre servant de carte d’entrée et comportant, outre les mentions utiles adé­quates, des formules républicaines, des figures emblématiques telles que le bonnet phrygien et le niveau égalitaire avec tout autour l’avers, l’inscription : “République française, Blanqui prési­dent“ et, au revers : “République démocratique, sociale et univer­selle.“ Seuls les porteurs de cette médaille avaient le droit de parole et de vote. Le simple auditeur, privé de tout droit à délibérer, recevait un billet d’entrée pour la soirée ou une carte rouge valable pour un mois sur laquelle figuraient son nom, sa profession et son domicile. Cette carte revêtue du cachet ovale de la société et portant en tête la devise républicaine “Liberté, Égalité, Fraternité“, contenait deux avertissements : l’un à gauche spécifiant que la parole est interdite au porteur, l’autre à droite notant que le citoyen qui troublera l’ordre “sera exclu de l’assemblée“. Quant au bureau, il siégeait sur la scène, autour d’un tapis vert à gauche des auditeurs. Enfin, domi­nant le club, se dressait la forte personnalité d’Auguste Blanqui. »

On y verra Baudelaire, Sainte-Beuve, Leconte de L’Isle ; les économistes Alphonse Toussenel et François Vidal, rédacteurs au Travail Affranchi et membres de la Commission du Luxembourg, tant d’autres.

 

Par la rue Sainte-Cécile, on retombe dans la rue du Fbg Poissonnière, face au n°30 :

 

Hôtel Benoît de Sainte-Paulle, 1773-78 ; n° 23, Maison Bellot des Marais, vers 1800 ; n° 19-21, François-Joseph Bélanger vers 1788.

 

On prend la rue de l’Échiquier à gauche

 

N° 40, maison de 1789 ; n° 43, hôtel du baron Louis, ministre des Finances sous la Restauration ; n° 39, Restauration ; n° 34, angle rue d'Hauteville, vers 1830.

 

On passe la porte cochère du n° 27 vers le jardin Yilmaz Güney

 

N° 3 impasse Bonne-Nouvelle, (angle avec 26 bd de Bonne Nouvelle), Immeuble Restauration / Monarchie de Juillet. En face, le central téléphonique de Bonne Nouvelle, côté impasse, est de 1954-59-65, sur le boulevard, il est de 1954. Il a remplacé ici le Bazar Bonne-Nouvelle.

Le Bazar Bonne-Nouvelle, sur 5 niveaux, combinait un marché de comestibles au sous-sol, un bazar d'ustensiles de maisons au rez-de-chaussée, le grand Café de France au premier étage, des salles de spectacles (théâtre, cirque) et des salons de réunion au deuxième étage ainsi qu'une galerie de peinture. Du 11 janvier au 15 mars 1846, une exposition s’était tenue là au profit de la caisse de secours de la société des artistes, dont les pièces maîtresses étaient dix tableaux de David, — dont le Marat, son « chef d’œuvre », à lire Baudelaire, qui poursuit ainsi dans le Corsaire Satan du 21 janvier 1846 : « M. Ingres étale fièrement dans un salon spécial onze tableaux, c’est-à-dire sa vie entière, ou du moins des échantillons de chaque époque, — bref, toute la Genèse de son génie. M. Ingres refuse depuis longtemps d’exposer au Salon, et il a, selon nous, raison » de lui préférer, c’est le titre de l’article, « Le musée classique du Bazar Bonne-Nouvelle ».

 

Après l’envahissement de l’Assemblée nationale, le 15 mai 1848, la Société républicaine centrale a été dissoute par décret et les chefs blanquistes ont dû passer à la clandestinité. Pour lui succéder, le poète, romancier et historien Alphonse Esquiros, grand admirateur de Lamennais devenu blanquiste avec la même ferveur, annonce le 11 juin l’ouverture d’un Club du peuple, dans la salle des spectacles-concerts du Bazar Bonne-Nouvelle, au n° 20 du boulevard. Le journal qu’il lance en même temps, L’Accusateur public, sera « le journal de tous les sociétaires du club et tous les membres du bureau en seront rédacteurs ». Le n° 4 du journal va donner la composition du bureau : président, Alphonse Esquiros ; vice-présidents, Deflotte et Pierre Lachambeaudie ; secrétaires, Feuillâtre, Béraud, Leroué, [Eugène] Fombertaux fils ; membres du bureau : Toupie, Marche, Guitera, Morel, Desjobert, Javelot, Pétrimant, Lefèvre, Thomassin.

Marche est pour la première fois au bureau d’un club et ce club est blanquiste, et l’on va enfin pouvoir lire ce qu’il pense de la situation. Déjà, on a trouvé dans les n° 3 et 4 les signatures de Pierre Lachambaudie et de Thomassin, les initiales F., celle de Feuillâtre sans doute, et G. ou C.G., de Guitera. Le n° 4 du bihebdomadaire a paru le 21 juin, le suivant devrait sortir le 26…

Évidemment, il y aura eu entre temps les quatre « journées de Juin » ; il ne paraîtra jamais.

 

On rejoint la porte St-Denis puis, entre celle-ci et la porte Saint-Martin, on fait l’aller sur un trottoir, le retour sur l’autre

 

Les chefs blanquistes passés à la clandestinité n’ont pu réapparaître en public que grâce à l’anonymat permis par les rassemblements très denses qui se tiennent chaque soir boulevard Saint-Denis. L’ex-club Blanqui étrenne là un fonctionnement péripatéticien, de la porte Saint-Denis à la porte Saint-Martin et vice versa : durant une heure chaque soir, on argumente, on écoute, on réfléchit tout en marchant. Et puis le 28 mai, le docteur Lacambre, Fomberteaux père, puis Flotte sont arrêtés et emprisonnés à la Conciergerie. Blanqui l’a été deux jours plus tôt et enfermé au château de Vincennes.

Tous les soirs, ouvriers et gamins continuent de déborder sur la chaussée du boulevard, rendant difficile la circulation des voitures. Tous les soirs la garde nationale fait des charges, des sommations, des arrestations ; la foule hue et siffle, chante la Marseillaise et le Chant du départ, crie « À bas Thiers ! », et joue à ce question-réponse : « Nous l’aurons ! – Quoi ? – La République démocratique et sociale ! » Cependant, un détail devrait alerter : au « Quoi ? » on entend certaines voix répondre : « Poléon ! »

Le 7 juin tombe la loi sur les attroupements armés, première loi répressive depuis la révolution. Pour qu’un attroupement soit dit « armé », il suffit de plusieurs hommes portant des armes cachées ou d’un seul portant des armes apparentes. Dès la deuxième sommation, ne pas obtempérer est passible d’un à trois ans de prison ; si le rassemblement est dispersé par la force, la peine encourue est de cinq à dix ans.

Le Club du peuple, on l’a vu, prend alors le relais de l’expression blanquiste, jusqu’aux massacres qui mettent fin aux journées de Juin.



[1] Journal des débats politiques et littéraires, 17 janvier 1848, p. 3.