Découvrons le nombril de Paris


Découvrons le nombril de Paris. Rien moins. C’est la Croix-du-Trahoir, au débouché de la rue de l’Arbre-sec sur la rue Saint-Honoré, intersection des routes des « entrées solennelles » royales : celles de l’est – de Vincennes, et de Reims – par les rues Saint-Antoine et Saint-Honoré, et celles du nord – de la basilique de Saint-Denis – par la rue éponyme, puis les rues de la Ferronnerie et Saint-Honoré. C’est aussi la route dominicale des protestants tant que l’Edit de Nantes reste en vigueur, entre leur temple de Charenton (bâti en 1607, incendié en 1685) et la « petite Genève » de la rive gauche autour de l’actuelle rue Visconti.
François Ier y a fait mettre une fontaine dès 1529, que Jean Goujon décorera plus tard d’une naïade assez semblable à celles de la fontaine des Innocents ou du musée Carnavalet. Elle reçoit alors les eaux de source du Pré-Saint-Gervais qui, avec celles de Belleville, alimentent la rive droite, eaux que rejoindront à partir de 1643 celles que Marie de Médicis a fait arriver par l’aqueduc d’Arcueil en son Luxembourg et qui poursuivront jusqu’à la Croix-du-Trahoir en passant dans le tablier du Pont-Neuf, et au-delà jusqu’au Palais Royal quand la régente, Anne d’Autriche, s’y installera avec le petit Louis XIV.
« Par la Croix-du-Trahoir ! », c’est l’itinéraire qu’Henri IV indique à son cocher au sortir du Louvre alors qu’il va visiter Sully, le 14 mai 1610. Ce seront ses dernières paroles : il sera arrêté par les coups de Ravaillac dans la rue de la Ferronnerie, rétrécie par les boutiques bâties contre la muraille du cimetière des Innocents.
Une dizaine d’années plus tard, Cyrano de Bergerac, naît d’un côté, rue des Prouvaires ou dans le bas de la rue Dussoubs, et Molière de l’autre, à l’angle de la rue Sauval et de la rue Saint-Honoré. Qui dit Molière et Cyrano dit Ragueneau ; quand ils ont 19 ans, Ragueneau s’annonce, sur l’acte de baptême de sa fille, « pâtissier de M. le cardinal de Richelieu », et deux ans plus tard, sur celui de son fils, « pâtissier de Mademoiselle », comme on nomme la fille de Gaston d’Orléans et nièce de Louis XIII, duchesse de Montpensier. Tout cela fait fort noble mais le dictionnaire de Furetière nous rappelle qu’on « dit proverbialement d’une personne effrontée qu’elle a passé par devant l’huis du pâtissier. Cela vient de ce qu’autrefois les pâtissiers tenaient cabaret, et à cause qu’il était honteux de les fréquenter, les gens prudes n’y entraient que par la porte de derrière et c’était une effronterie d’y entrer par la boutique, ou par le devant. »
C’est chez « ce fameux pâtissier Ragueneau, qui, avec six garçons dans sa boutique, travaillant sans cesse auprès d'un feu continuel dans un four achalandé, faisait la nique à tous les pâtissiers de Paris; ce fameux pâtissier Ragueneau, qui ne faisait pleuvoir sur le Parnasse que des pâtés de Godiveau », comme l’écrira son ami d’Assoucy, que Cyrano, le verre levé, donne « à [ses] amis les buveurs d’eau » une ironique « description de l’aqueduc » d’Arcueil quand celui-ci arrive jusqu’à la fontaine de la Croix-du-Trahoir. Les commensaux ont nom Chapelle, Scarron, Tristan L’Hermite, d’Assoucy. On appelle alors pâté à la Mazarine « celui qui a la croûte feuilletée », nous dit Furetière.
Ragueneau était installé, rue Saint-Honoré, au débouché de la rue Saint-Thomas-du-Louvre ; cette dernière ayant disparu dans sa totalité, déplaçons notre pâtissier-rôtisseur à un angle équivalent, en face de la fontaine de la Croix-du-Trahoir, dans un bâtiment contemporain du sien.  
La Fronde commence à ce carrefour, en mai 1648, telle que la raconte celui qui est alors le coadjuteur de l’archevêque de Paris et sera plus tard le cardinal de Retz : « Une foule de peuple, qui m'avait suivi depuis le Palais-Royal, me porta plutôt qu’elle ne me poussa jusques à la Croix-Du-Tiroir [du Trahoir]… » Mazarin et la reine mère, Anne d’Autriche, au prétexte que le parlement de Paris refuse depuis plusieurs mois l’enregistrement de sept nouveaux édits fiscaux, ont fait arrêter l’un des membres de la compagnie, Pierre Broussel, très populaire : « parmi le peuple ils l’appelaient leur père, c’était un homme de bien et de vertu », selon les Mémoires de Mlle de Montpensier. Le Parlement va réclamer sa libération, se satisfait des promesses de la régente, et les deux premières barricades qu’il rencontre au retour s’en contentent également. « La troisième, qui était à la Croix-Du-Tiroir, poursuit Retz, ne se voulut pas payer de cette monnaie ; et un rôtisseur, s’avançant avec deux cents hommes, et mettant la hallebarde dans le ventre du premier président, lui dit : “tourne, traître ; et si tu ne veux être massacré toi-même, ramène-nous Broussel ou le Mazarin et le chancelier en otage”. Vous ne doutez pas, à mon opinion, ni de la confusion ni de la terreur qui saisit presque tous les assistants... »
Ce rôtisseur, on jurerait que c’était Ragueneau. « Le mouvement fut comme un incendie subit et violent qui se prit du Pont-Neuf à toute la ville. Tout le monde, sans exception, prit les armes. L’on voyait les enfants de 5 et 6 ans avec les poignards à la main ; on voyait les mères qui les leur apportaient elles-mêmes. » Plus de douze cents barricades s’élèvent en moins de deux heures, « bordées de drapeaux et de toutes les armes que la ligue avait laissées entières ». La reine mère, régente du royaume « s’enfuit de Paris, écrira Voltaire, avec ses enfants [dont le petit Louis XIV qui n’a pas encore 10 ans], son ministre, le duc d’Orléans, frère de Louis XIII, le Grand Condé lui-même, et alla à Saint-Germain, où presque toute la cour coucha sur la paille. On fut obligé de mettre en gage chez les usuriers les pierreries de la couronne. »
Ragueneau, « c'était le meilleur homme du monde, poursuit d’Assoucy, il faisait crédit à tout le Parnasse ; et quand on n'avait point d'argent, il était trop payé, trop satisfait, et trop content quand seulement d'un petit clin d'œil on daignait applaudir à ses Ouvrages*. Je me souviens que, pour avoir eu la patience d'écouter l'une de ses Odes pindariques, il me fit crédit plus de trois mois sans me demander jamais un sol. » Mais à force de n’avoir affaire qu’à des clients qui payent seulement d’une oreille ouverte ce qui s’engouffre par une bouche ouverte plus grand encore, Ragueneau est bientôt contraint de fermer boutique ; il sera même en prison pour dette durant un an. A sa sortie, avec Marie sa femme, et ses enfants, il rattrape au Languedoc Molière, qui lui aussi a dû quitter Paris, avant la Fronde, et qui en a pour dix ans d’errance avec sa troupe de l'illustre Théâtre. Ragueneau y finira moucheur de chandelle mais sa fille, Marie comme sa mère, y sera actrice dès 1663 et neuf ans plus tard en épousera La Grange, le fidèle compagnon de Molière.
Faisons une seconde petite entorse à la topographie en plaçant dans la maison même qu’a quittée Ragueneau la boutique où s’installe Rose Bertin en 1772, à l’enseigne du Grand Mogol, qui se situait plutôt entre l’actuelle rue de Marengo et la place du Palais-Royal, toutes maisons aujourd'hui disparues [Elle était née Marie-Jeanne Bertin, à Abbeville, le 2 juillet 1747. Elle s'installera 26, rue de Richelieu en 1792. Elle mourra le 22 novembre 1813]. Cette année-là, on en est encore à la mode, qu’elle a lancée, des bonnets de plumes dits Panaches à la Quèsaco. A la place « des oies, des canards, des paons blancs » accrochés au dais en fer forgé de Ragueneau, on a donc maintenant des panaches à plumes qui n’en sont pas très différents. Puis Rose Bertin lança les « poufs au sentiment ». « C’était une coiffure dans laquelle on introduisait les personnes ou les choses qu’on préférait. Ainsi le portrait de sa fille, de sa mère, l’image de son serin, de son chien, etc., tout cela garni des cheveux de son père ou d’un ami de cœur. C’était incroyable d’extravagance », écrit la baronne d’Oberkirch. Heureusement, si l’on peut dire, le 11 mai 1774 Louis XV s’éteint et la gravité du deuil met fin à cette mode ridicule. Mais du coup, Marie Antoinette devient reine, à 18 ans, et Rose Bertin la « ministre de la mode ». De chez cette « singulière personne, gonflée de son importance, traitant d’égale à égale avec les princesses », comme l’écrit la baronne d’Oberkirch, part désormais « la poupée de France », le mannequin articulé, « attifé, coiffé à la dernière mode, qu’on envoyait dans les pays étrangers pour y apprendre les modes de la cour de France. Elle va du Nord au Midi, raconte Mercier, elle pénètre à Constantinople et à Saint-Pétersbourg et le pli qu’a donné une main française se répète chez toutes les nations, humbles observatrices du goût de la rue Saint-Honoré ».
Seulement la fontaine de la Croix-du-Trahoir, juste à côté de la boutique de la ministre, tombe en ruine, ce n’est pas tolérable, le roi Louis XVI la fait restaurer, l’architecte Soufflot en a la charge : fontaine, château d’eau et logement s’étagent sous des congélations, et une naïade s’inspire de celle de Jean Goujon sur le monument original. Mais si le roi prend soin de l’eau, le pain manque, toutes les boulangeries sont pillées, la halle aux grains, coiffée de sa « casquette de jockey », comme dira Hugo, et que Thomas Jefferson, lui, trouve très élégante, doit être défendue par un solide cordon de troupes. En 1776, Turgot cède la place à Necker, Qu’à cela ne tienne, Rose Bertin, jamais démontée, lance les bonnets « à la révolte ». Le grand Mogol restera à cette adresse jusqu’aux débuts de la révolution, où il ira occuper le 26, rue de Richelieu. Ce n’est pas à Rose Bertin que l’on devra le bonnet phrygien.

*Parmi les vers de Ragueneau, ceux qu’il adressera à son homologue, le menuisier Adam :

« Je croyais être seul de tous les artisans
Qui fût favorisé des dons de Calliope,
Mais je me range, Adam, parmi tes partisans,
Et veux que mon rouleau le cède à ta varlope.
Je commence à connaître, après plus de dix ans
Que dessous moi Pégase est un cheval qui chope.
Je vais donc mettre en pâte et perdrix et faisans,
Et contre le fourgon me noircir en cyclope. » etc.