Séverine, Jules Vallès, et un mari ramenant sa femme gréviste chez Lebaudy le fouet à la main: ça vibre à la Villette!

L'occasion de ce parcours est une balade faite pour la librairie les Orgues de Flandre, et actualisée depuis. On part de là:



Avenue de Flandre, avenue des raffineries (on en compte 7 en 1860 :  Lebaudy, associé à Jeanty et Prévost, est au 19 ; Sommier au 145 ; François rue Riquet, plus tard Jeanty-Prévost sans Lebaudy sera rue de Tanger, et beaucoup plus tard sommier rachètera Lebaudy), on est, en septembre1889,  en pleine grève des « casseuses de sucre ». Laissons la parole à Séverine : « Elles gagnaient 60 centimes par 100 kilos, c'est-à-dire, quel que fût le courage, de 3 Fr. 25 à 4 Fr. par jour. On est venu leur dire, il y a presque une quinzaine : «Vous n'aurez plus que 50 centimes par 100 kilos. La concurrence est trop forte ; c'est à prendre ou à laisser.» (…) Elles ont essayé de la grève générale. Les ouvrières des maisons Lebaudy, Lucas, François, ont d'abord suivi le mouvement parti de la raffinerie Sommier. »
Rappelons qui est Séverine : elle a pris contact avec Jules Vallès, à Bruxelles, en 1879 ; elle avait 24 ans. Elle est devenue sa secrétaire à Paris à l’amnistie et, avec l’argent du docteur Guebhard, son mari, lui a permis de relancer le Cri du peuple. Elle a repris le titre après la mort de Vallès, en 1885, mais en est partie en 1888 à la suite d’un conflit avec Jules Guesde. « Les casseuses de sucre (notes d’une gréviste) » ont été reprises dans En marche, 1896 ; lire sur Gallica.

 Les soutiens des grévistes se réunissent au 122, rue de Flandre, chez le marchand de vins qui porte pour enseigne : «Allons chez Charles.»
« Je vais chez Charles. On file devant le comptoir, où quelques ouvriers et pas mal de mouchards se désaltèrent, et l'on se réunit au fond, dans une sorte de modeste hall éclairé par le haut, mi-salle de bal, mi-jeu de paume... comme il y a cent ans ! Seulement, grâce au ciel, personne ne pérore ; on discute simplement, sans phrases, ce qu'il y aurait de mieux à faire dans l'intérêt commun. »

Séverine essaye alors de se faire embaucher chez François, rue Riquet, à la collation : « Chez François, pour ces dix minutes de repos, le personnel s'évade en tumulte. La plupart sont jeunes (les autres étant mortes ou retirées), beaucoup sont vêtues de cotillons et de camisoles, d'étoffe claire à fleurettes, un mouchoir noué en marmotte, cornes au vent, sur leurs cheveux givrés de sucre. Au premier abord, c'est presque joli, sous ce clair soleil de septembre, comme un lever de grisette aux Porcherons.
Mais l'illusion cesse devant les brèches du sourire, les bouches gercées, les épaules étroites, les gorges rentrées, les petites toux sèches qui retentissent un peu partout. Ce qui avait paru animer ces joues, c'était le feu de la fièvre. Au fur et à mesure que les gouttelettes de sueur se sèchent aux tempes, le rouge disparaît des pommettes. Les voici pâles comme des poupées fanées... » Elle n’est pas prise, elle va essayer chez Sommier.
Pour entrer chez Sommier, au 145, le prétexte et de descendre un litre à un « porteur de bassins », gens qui ne sortent jamais. « Aussitôt dit, aussitôt fait ; le programme a été exécuté de point en point. J'ai filé devant le concierge, et lesto, presto, dégringolé dans le sous-sol. Dès l'entrée, j'ai eu un éblouissement, tellement la température y est torride. Des hommes en pantalon de toile, le torse nu, la poitrine et le ventre garantis par une sorte de tablier de corroyeur, passent en file indienne, un énorme récipient de cuivre entre les bras, qu'ils vident, l'un après l'autre, dans l'appareil où sont les moules à pains. C'est le sucre en fusion qu'ils transportent ainsi ; il faut voir leur geste las, quand ils ont versé la charge, et repartent en rechercher une autre dans leurs vases de métal ! Et ces imbéciles de peintres qui s'entêtent à portraiturer les Danaïdes, quand ces créatures en chair et en os, que voici, donnent un tel spectacle d'art, superbe et navrant ! »


-78-80 av de Flandre, PLU : Maison du XIXème siècle présentant une façade sur rue élevée d'un étage carré sur rez-de-chaussée. Porche ouvrant sur une cour pavée entourée de bâtiments bas d'un étage carré sur rez-de-chaussée. Ensemble représentatif d'un habitat modeste lié à l'activité dont la volumétrie et la disposition évoque les ensembles typiques des anciens villages et faubourgs de Paris.

- rue de Crimée :
N°170, « Une chorba pour tous » : en 1992, « Nous avons eu l’idée de créer l’association en voyant les hommes, souvent âgés, qui se retrouvaient seuls, le soir, pendant le Ramadan... Il est vrai que c’était douloureux pour nous car ce moment est dans nos foyer un moment chaleureux et festif ! Il y avait déjà Les Restos du Cœur, c’est vrai, qui nous ont sûrement donné l’exemple mais pour cette période particulière du Ramadhan il fallait un plat particulier, la chorba. Cette soupe traditionnelle maghrébine, colorée et parfumée, gratuite pour tous est donc depuis le plat principal du plateau offert à table sous le chapiteau d’ « Une Chorba Pour Tous ». A compter de 2006, l’assoce élargit son action à l’année entière, à l’exception du dimanche et, depuis 2008, c’est, 7 jours sur 7, 900 repas par soir.

n°168 : En 1997, des artistes investissaient cette ancienne imprimerie : 19 en 2003, ils étaient encore 14 à y faire atelier l’année dernière dans un lieu de production artistique autogéré et autofinancé. Mais bien vite était arrivé un projet d’ateliers-logements de la Siemp (société immobilière d'économie mixte de la Ville de Paris) qui allait à l’inverse de ce fonctionnement collectif, plateforme de création mutualisée. L’espoir renaissait quand la commission du Vieux Paris préconisait la préservation du bâtiment, la parcelle présentant toujours les dispositions générales établies lors de sa constitution en 1830 (date du bâtiment sur rue), complétées en 1912, au bout de la longue cour pavée, par une halle-atelier en bois destinée à une imprimerie, réalisée par l’architecte Henri Ragache, parvenue dans un très bon état de conservation. Après l’imprimerie, active jusque dans les années 1980-90, la halle était devenue la salle de répétitions de l’Orchestre symphonique européen, avant de devenir « L’Imprimerie 168 ». Mais le 13 décembre 2010, le projet de la Siemp a été voté, les bâtiments seront démolis.

n°166 : Le centre d’hébergement d’urgence accueille 123 femmes et enfants en détresse dans un bâtiment de la Société philanthropique, Fondation Camille et Elisa Favre, datant de 1903-1905, organisé autour de 3 cours et récemment surélevé et restructuré. La Société Philanthropique, la plus ancienne société de bienfaisance non confessionnelle de France, a été fondée en 1780 sous le patronage de Louis XVI et reconnue d'utilité publique en 1839 par Louis-Philippe. A la fin du 18e siècle, la crise du logement sévissait à Paris, la misère était grande, les malades mal soignés : la Société Philanthropique créa des « fourneaux économiques » - ancêtres des « restos du cœur » - pour nourrir les plus pauvres, des dispensaires pour soigner les malades, des asiles de nuit... Aujourd'hui la Société Philanthropique vit toujours : elle possède et gère directement un nombre important d'établissements très divers qui, soit ont été créés par elle, soit lui ont été légués par des fondateurs d'œuvres ou leurs héritiers, comme par exemple le Foyer de jeunes travailleuses Prince A. d'Arenberg au 97, rue de Meaux.

N°160 : avant la PMI, un orphelinat des sœurs de St Vincent de Paul (d’où la croix au-dessus de la porte) et, avant 1876, la « mairie de la Villette » où, le 31 octobre 1870, Jules Vallès est bombardé maire par les gardes nationaux du 191e bataillon. Mais le magistrat en titre ne l’entend pas de cette oreille, voir L’Insurgé, chapitre 22 :
« Je viens d’entendre, dans l’escalier, un boucan de tous les diables.
C’est Richard, l’ancien maire, qui vient de l’Hôtel de Ville où il est allé chercher des ordres près de ses patrons, et qui traverse le bataillon des envahisseurs.
Il se précipite sur l’écharpe dans laquelle on m’a saucissonné.
« Rendez-moi ça ! Vous violez la loi. Je vous ferai fusiller demain ! »
Il me tient au ventre et essaie de m’arracher la ceinture tricolore qui s’est enroulée en nœud coulant. Ce nœud m’écrase le nombril… ma langue devient bleue.
« On étouffe nos frères ! » crie un vieux de 48, quoique je ne lui sois aucunement parent.
Et on fait lâcher prise au bonhomme qu’on serre de très près à son tour, il renverse déjà les yeux !
Heureusement, j’ai retrouvé ma respiration :
« Citoyens, qu’on ne touche pas à un cheveu de cette tête vide, qu’on respecte l’écorce de ce coco sans jus ! »
On rit. Le coco écume !
« Vous pouvez me torturer, je vous dis que demain vous serez châtié !
– Nul ne songe à vous torturer, mais pour que vous n’embêtiez plus le monde, on va vous coller dans une armoire. »
Et je l’ai fait porter dans un placard… un placard énorme où il est très à l’aise, ma foi, s’il veut rester debout, et où il peut faire très bien un somme, s’il veut s’étendre sur la planche du milieu, en chien de fusil.
La révolution suit son cours.
Une heure du matin.
Un des gardiens demande à parler au maire en exercice, au nom du maire sous les scellés.
« Qu’arrive-t-il ? S’est-il tué ? A-t-il été asphyxié là-dedans ? … »
Non ! Le parlementaire reste muet.
« Parlez ! parlez ! »
Il n’ose pas, mais, se penchant à mon oreille :
« Pardon, excuse, mon officier… mais c’est qu’il se tortille depuis un bon moment… quoi, suffit ! … Vous comprenez, faut-il le laisser aller, citoyens ?
– Le laisser aller dans l’armoire, oui, a dit Grêlier, l’adjoint, dans l’armoire, entendez-vous !
– Vous êtes dur !
– Eh ! mon cher, il sort, la moitié des hommes est fichue de se rallier à lui et de venir nous enlever ! Il est rageur, le gars, et résolu ! … Laissez-le donc mouiller sa poudre ! »
Qu’il la mouille !
Moins d’une heure après, un sergent se présente, un intraitable, celui-là ! On l’appelle le sapeur, à cause du poil qui lui couvre la face. Il se ferait tuer de bon cœur à la place de « son » commandant.
« Même que pour lui je couperais ma barbe ! » dit-il, la flamme du dévouement aux yeux.
Il apporte des nouvelles de l’armoire.
« Elle est inondée, sauf votre respect, mon commandant ! Mais c’est pas seulement ça !
– Qu’y a-t-il ? »
Il ne sait trop comment s’expliquer, lui aussi.
« Il y a que le particulier ne se gêne plus… et il demande…
– Il demande quoi ?
– Eh bien, mon commandant, il demande à sortir une minute pour… quelque chose de sérieux ! »
« La réaction relève la tête, vous voyez, dit Grêlier en branlant le chef… tout à l’heure une chose, maintenant une autre ! … »
Se tournant vers le sapeur :
« Et que disent les hommes de garde ? Que pensent-ils de sa prétention ?
– Dame ! ils disent que ça ne sera pas si drôle, si on le tient trop…
– Lâchez-le-moi pour de bon ! Passez du chlore dans l’armoire, et donnez-lui la clef des champs avec la clef des lieux ! »
Il ne se l’est pas fait dire deux fois et est parti comme une fusée. »

N°171 à 175 résidence de l’Opac, de 1991, qui fait écho à la brique HBM des années 1920-30.

- place de Bitche : Eglise Saint-Jacques-Saint-Christophe, PLU, construite de 1841 à 1844 par l'architecte Paul-Eugène Lequeux pour la commune de La Villette. Elle est située sur une place bien dégagée, flanquée de la mairie de La Villette que l’on vient de voir, en bordure du canal de l'Ourcq. Le plan et l'organisation des volumes sont ceux qui étaient encore à la mode dans les années de la Monarchie de Juillet, avant le retour des formes inspirées du Moyen-Age. La nef principale est bordée de colonnes soutenant une frise continue, au-dessus de laquelle s'ouvrent des fenêtres. L'Église a été agrandie en 1933 par l'architecte Dulos qui lui a notamment adjoint deux tours qui lui confèrent un aspect baroque, s'écartant de la simplicité et du classicisme du modèle d'origine.

- pont de Crimée : quai de la Seine et quai de la Loire, l’encadraient de grands bâtiments repris en 1865 par la Compagnie des entrepôts et magasins généraux de Paris, d’Émile Pereire, refaits avec des charpentes métalliques provenant d’un pavillon de l’Exposition universelle de 1878 ; l’un a eu les honneurs du Diva de Jean-Jacques Beineix. Après l’incendie de 1991, leur symétrie a été rétablie. Le pont levant de la rue de Crimée, qui leur sert de porche, est, depuis 1885, le fruit d’une participation entre Cail et la Compagnie de Fives-Lille. Le franchit, après avoir dépassé la provinciale place de Bitche, ce qui est sans doute l’une des premières liaisons inter-banlieues, reliant Saint-Denis et Aubervilliers aux Lilas et à Romainville, au long de laquelle s’échelonnent de nombreuses communautés, dont une importante colonie chinoise.

- angle rue de Crimée / rue de Thionville : jardinet Main verte

- coin rue de Lorraine : Maison Aumont, fondée en 1854, le bâtiment sur rue, de 1895, est de Mathieu Moreau, un architecte auquel on doit les 59, 57 et 41 rue Manin entre 1905 et 1931.

Par la rue de Lorraine, on rejoint la route royale de Strasbourg, qui s’embourgeoise en chemin de Meaux en abordant la capitale, et s’abouche après un léger coude à la rue de la Grange-aux-Belles. C’est aussi la route de Reims : pour l’expo universelle de 1889, le foudre des champagnes Mercier, 20 tonnes et 1 600 hectolitres de bulles, tiré par 12 paires de bœufs, arrive par cette rue d’Allemagne, avenue désormais rectiligne et symétrique de celle de Flandre. Quand, dans la perspective de la revanche que le patriotisme rumine depuis la guerre de 70, des cours d'éducation militaire préparatoire sont créés au profit des jeunes gens appelés à partir sous les drapeaux, au mois de novembre de chaque année, c’est au gymnase municipal de la rue d'Allemagne qu’ils sont inaugurés pour la classe de 1892. A la guerre de 1914, la rue d’Allemagne prend aussitôt le nom de Jean-Jaurès.

- en face, au 114, av. Jean-Jaurès / 19-21, rue de Lorraine, une poulie reste visible. PLU : Maison sur rue et sur cour, édifiée vers 1830-1840, caractéristique de l'habitat des anciens faubourgs de Paris. Façade composée de deux étages carrés sur rez-de-chaussée, ornée de chaînes de refends. Lucarnes. (Vœu en faveur de la protection au titre des monuments historiques de la Commission du Vieux Paris en date des mardi 6 juin 2000, renouvelé le mardi 4 juillet 2000).

-112, av. Jean-Jaurès / 120-22-24 rue de Crimée, PLU : Bâtiment de faible hauteur caractéristique du tissu faubourien.

- 87-89, av. Jean-Jaurès : à l'emplacement du stand de tir de préparation militaire dont on a parlé plus haut, construit avec des fermes métalliques récupérées d'une galerie de l'Exposition de 1878, a été bâtie la nouvelle halle du gymnase (s’engager dans la rue Pierre-Girard pour l’apercevoir). PLU : l’ensemble Gymnase et Bains-douches est construit par l'architecte de la Ville de Paris, Charles-Albert Gautier, en 1914 (le campanile porte-fanion, partiellement détruit pendant la guerre de 1914-18, a été reconstruit avec des modifications de détail par André Narjoux dans le même esprit en 1920). Le long de l'avenue Jean-Jaurès, il abrite l'entrée avec les guichets et la loge du gardien, les bureaux, les vestiaires et douches; le long de la rue Pierre-Girard, un établissement de bains-douches au rez-de-chaussée, et des salles de réunion au premier étage. La façade offre un bel exemple tardif d'ornementation dans la tradition du rationalisme de la fin du XIXème siècle, mais dont certains éléments préfigurent déjà le goût des années 1920.
C’est là que le 11 juin 1936, Thorez lance : « Il n’est pas question de prendre le pouvoir actuellement. Tout le monde sait que notre but reste invariablement l’instauration de la République française des conseils d’ouvriers, de paysans et de soldats. Mais ce n’est pas pour ce soir, ce n’est même pas pour demain matin. Nous n’avons pas encore derrière nous, avec nous, décidée comme nous jusqu’au bout…toute la population des campagnes. Alors? Alors, il faut savoir terminer une grève dès que satisfaction a été obtenue. Il faut même savoir consentir un compromis si toutes les revendications n’ont pas été encore acceptées, mais que l’on a obtenu la victoire sur les plus essentielles des revendications. »
Le 27 septembre 1948, deux jours après celui de Japy, le RPF tiendra ici un second meeting dans un bastion ouvrier. Le déploiement policier empêchera tout heurt, mais les fouilles effectuées aboutiront le lendemain à la condamnation d’une vingtaine de jeunes du RPF à quinze jours de prison ferme pour port d’arme.

- 72-80, rue de Meaux, PLU : Cet ensemble, constitué de 450 logements sociaux et de l'Eglise Notre-Dame-de-l'Assomption-des-Buttes-Chaumont, s'étend sur une vaste parcelle entre la rue A. Carrel et la rue de Meaux. Il a été édifié en 1957-1958 par l'architecte Denis Honegger, proche disciple de Perret à l'atelier du Palais du Bois puis collaborateur de celui-ci. Conçu selon les principes du plan libre, l'ensemble se compose de barres et de tours de béton préfabriqué. L'église est constituée d'une charpente en béton dont les baies sont fermées par des transennes à motifs en croix. Le plan dessine une sorte d'éventail, ce qui fait de l'intérieur un espace unique, qui se resserre vers le chœur. Il est complété par un court clocher ajouré et une rotonde d'entrée en béton et verre.

- du n° 66, immeuble de verre de la FNAT (Fédération nat. des artisans du taxi), architectes Francis Soler, Jérôme Lauth, 1990, construit sur l’emplacement des anciens établissements de vidange Fresne et Cie qui s’étendaient largement de l’autre côté de la rue. C’est que plus loin dans la rue d’Allemagne, à l’est de la rue aujourd’hui Adolphe Mille, s’étalait le Dépotoir. « Chaque nuit, deux cents voitures (en 1867 ; le double en 1900, on les appelle des tonnes) parcourent les rues de la ville, non moins désagréables par le bruit qu’elles produisent que par les odeurs qu’elles laissent sur leur passage. Les brigades d’ouvriers qui les accompagnent, on en redoute jusqu’à l’approche, quelque honnêtes que soient ces rudes travailleurs ; si vite que l’on passe devant eux, on voit cependant le résultat de leurs opérations. D’un côté, ce sont des liquides impurs, presque inodores et considérés bien à tort comme inoffensifs, que le ruisseau reçoit et conduit à l’égout le plus proche ; de l’autre, ce sont d’immenses tonneaux où s’engouffrent les matières solides ; puis les voitures, foyers d’infection ambulants, reprennent leur marche pesante et se rendent au dépotoir de la Villette, qui a remplacé l’ancienne voirie de Montfaucon. Elles y arrivent de minuit à huit heures du matin et vident aussitôt leur chargement en des citernes couvertes. Des pompes mues par des machines à vapeur se mettent alors en mouvement et refoulent le contenu des citernes, par des tuyaux souterrains, jusqu’aux bassins de la nouvelle voirie, située dans la forêt de Bondy, à 10 kilomètres de distance. »

103, rue de Meaux, le PLU a sauvé le chalet centenaire qui fait l'angle avec le passage de la Moselle.

1-9 Passage de Melun / 97, Meaux / 62, Jean-Jaurès PLU. Remarquable ensemble de logements sociaux (environ 225 chambres et logements) édifié pour la société philanthropique en brique entre 1906 et 1908 par l'architecte A. Cintrat à l'angle de deux rues. Cour ouverte sur la rue et décor à grands motifs de briques vernissées vertes. Le plus impressionnant est aux numéros 1-3, côté Jean-Jaurès. Il prolonge son homologue de la rue des Immeubles industriels : « Spécialement destiné aux petits industriels, il comprend 48 logements avec ateliers de famille. L’immeuble a 2 ailes de 6 étages chacune avec 4 logements à chaque étage. L’entrée du logement donne accès dans l’atelier, où est installé un petit moteur électrique faisant partie de l’aménagement de l’immeuble. »


- le 11-13, rue de la Moselle, en forme de paquebot, ne manque pas d’allure.

- Le pont métallique qui enjambe le milieu du bassin a succédé en 1963, à une élégante passerelle curviligne construite par G. Eiffel en 1882. Du haut de la passerelle, on aperçoit le 66 quai de la Loire, ensemble contemporain de logements où la matière, le volume et les couleurs rendent hommage à Le Corbusier.

- en se tournant vers le sud-ouest, on a le bassin de la Villette. Inauguré officiellement par Napoléon Ier, le 2 décembre (ce qui prouve qu’il le jugeait aussi important que son sacre ou qu’Austerlitz) de 1808, le bassin et ses berges constituèrent tout d’abord un espace de détente et de promenade, parfois appelé « petite Venise parisienne » ou « Champs-Élysées de l’Est ». On y glissait quand l’hiver était assez rude, et l’on s’y faisait tirer dans des traîneaux qui avaient été les nacelles bariolées des Montagnes-Russes, de Beaujon ou de Tivoli, et dont on avait ôté les galets pour les remplacer par des semelles. Le Journal des Dames du 20 février 1827 a regardé évoluer ici un couple de patineurs hollandais : « Si la dame portait un pantalon, il devait être fort court ; car quoique le vent agitât le bord de sa robe, nous n’avons vu au-dessus du brodequin qu’une jambe bien tournée ». Lieu de promenade et de canotage, le bassin recouvre donc maintenant sa fonction première.
Au bout, la rotonde Saint-Martin est aussi imposante parce qu’elle était le guichet d’octroi de deux barrières : celle de la Villette, porte des Flandres, et celle de Pantin, porte de l’Allemagne.

- passage de Flandre et, du 45 du quai au 46 de l’avenue : anciens Magasins généraux de la Villette. Créée en 1860 par Jacob Emile Pereire, le célèbre banquier et homme d'affaires, La Compagnie des Entrepôts et magasins généraux de Paris (EMGP) avait pour but d'assurer à la capitale un approvisionnement et des lieux de stockage sûrs et réguliers de produits agricoles et de matières premières (blés, farines, sucres, alcools, etc.) au moment où la France du Second empire était en plein développement industriel, économique et commercial. Le baron Haussmann, préfet de la Seine sous Napoléon III, fut président du conseil d'administration de la compagnie de 1873 à 1890. La compagnie se dota d'un remarquable réseau d'entrepôts et de magasins, situés pour l'essentiel au nord de la capitale, le long du canal Saint-Denis et du bassin de La Villette. De nos jours, elle met à profit son riche patrimoine foncier et bâti, en le louant à des activités du secteur tertiaire.

On aperçoit, au débouché du passage, dans l’avenue de Flandre en face, l’ancien n°51, salle de la Marseillaise, le journal de l’Internationale qu’Henri Rochefort, entouré de Victor Noir, Jules Vallès et Benoît Malon, a lancé à la fin de 1869, salle inaugurée le 28/12/1869 au-dessus d’une autre destinée aux noces et banquets.
Pour les obsèques de Victor Noir, tué par le prince Bonaparte, tous les ateliers et usines ont chômé:
Les ouvriers de chez Jeanty et Prévost cessent le travail pour les obsèques de Victor Noir
en tête du cortège devenu manifestation républicaine, ce 12 janvier 1870 : Rochefort, Delescluze et des membres connus de l’Internationale comme Vermorel, Jules Vallès, Millière, Gustave Flourens, Raoul Rigault, Camélinat, Ranvier, Gaillard père et fils, et aussi Blanqui. Environ 200 000 personnes suivent les obsèques, en dépit de la pluie, qui aboutissent finalement au cimetière de Neuilly. Le soir même des manifestations éclatent à Belleville et boulevard Montmartre.
Quand Rochefort vient faire une conférence à la Marseillaise, le 7 février, il est arrêté à l’entrée de la salle. Des barricades y répondent, les jours suivants, rue du faubourg du Temple, rue de la Douane, rue Saint-Maur ; il y aura 300 arrestations, dont celle de Jean-Baptiste Clément, condamné à 6 mois de prison à Sainte-Pélagie et à 2 000 francs d’amende. Le mécanicien Megy, surpris dans son lit, par des agents qui forcent sa porte parce qu’il a pris part aux manifestations des 8, 9 et 10 février, se défend et tue l’un d’eux. Delescluse, qui l’approuve dans son journal, sera condamné pour cela à 13 mois de prison. L’avocat que Megy a choisi est lui-même arrêté.

- derrière le n° 44, ancien cimetière des Juifs portugais qu’avait fait ouvrir, en 1780, Jacob-Rodrigues Pereira, l’un des précurseurs de l’éducation des sourds-muets de France, et où il fut enterré cette même année 1780. Jacob-Rodrigue Pereire était le grand-père d’Émile et Isaac Pereire.

- 40 av de Flandre ; PLU : Immeuble d'activité construit en 1913 par l'architecte Auguste Waser (6 bd Voltaire) pour l’entreprise de robinetterie et de pompes à bière de L. Vaché. Cet ensemble est constitué d'un immeuble sur rue, en pierre de taille, situé le long de l'avenue de Flandre et d'une cour intérieure bordée d'un immeuble en U, en pierre et brique, à usage de logements et de bureaux. L'ornementation de la façade est due au sculpteur A. Fivet. Le porche, accosté de colonnes aux chapiteaux décorés d'une fleur, est surmonté de l'inscription "Robinetterie" en arc de cercle, parallèle à une corniche sur laquelle repose deux cornes d'abondance. La destination industrielle de l'immeuble est signifiée par des plaques mises en valeur dans la façade de chaque côté du porche. Sous le porche, les murs latéraux sont décorés, dans leur partie supérieure, par trois panneaux de céramique. Ce porche mène à une cour en longueur fermée par des bâtiments en béton et brique à usage industriel et d'habitation.

- 28, av. de Flandre, ancien bâtiment commercial du type de ceux de la rue Réaumur. Les chaussures André étaient là au début du 20e siècle et possédaient également le n° 30 mitoyen.

- angle 27-29 av. de Flandre / 6 rue du Maroc. Posée en 1996 au début de l'avenue de Flandres, la Tour de Flandres (Totem) lance trois éléments rouge, blanc, et gris pour composer un signal fort et original. Les architectes de Tectône (J. Lamude, P. Chombart de Lauwe) ont dessiné cette tour de logements en référence à la série des Architecton de Malevitch et des tours de la ville toscane de San Gimignano.

- juste à côté, l’une des entrées du jardin de Flandre-Tanger-Maroc, ouvert en 1967.

- de l’autre côté de la rue, Lebaudy, dont on a déjà parlé en commençant, du n° 15 au n° 19. Les casseuses de sucre y sont en grève en 1902 et la Voix du Peuple évoque leur « exploitation, non pas uniquement salariale, mais corporelle » ; elles doivent reprendre sans rien avoir obtenu. En 1913, elles sont à nouveau 400 en grève, et quelques hommes aussi, pour même pas une augmentation de salaire, simplement son maintien. Le directeur leur répond : « Si vous ne gagnez pas assez, vous n’avez qu’à travailler le soir ! » Le 16 mai, un mari conduit ici sa jeune femme gréviste à l’usine le fouet à la main, et quand elle tente de rejoindre ses camarades et que celles-ci viennent à la rescousse, l’une se voit envoyer un coup de poing en plein visage.
Après la dernière guerre, il y a toujours beaucoup de femmes dans les sucreries, et la quasi totalité des hommes y sont Kabyles : les « rouleurs » chargés du service des chariots, avec le dos tout brûlé, comme le raconte une ouvrière d’une autre sucrerie, du 13e celle-là, Say ; ainsi que les hommes chargés de la chaîne roulante qui évacuait les cartons pesés et ficelés. C’est donc ici qu’un pied-noir oranais, qui n’en avait jamais vu dans son enfance, Oran étant une ville presque exclusivement européenne, les découvre. Roger Rey, né en 1925, a de ce fait raté la guerre contre les nazis. Pour se rattraper, il s’engage dans l’armée mais quand il arrive en Indochine, c’est trop tard aussi pour les Japonais. Il est bientôt colonel, sa femme membre du Parti Communiste Algérien depuis 1943. En mai 1952, ils font ensemble la manif contre Ridgway ; lui y est arrêté et aussitôt viré de l’armée. Il trouve du boulot ici, chez Lebaudy, et il y découvre les Algériens. Dans sa section CGT, certains sont des militants du MTLD. Il se rapproche de la Voie communiste (voir la balade précédente : Hugo en anarcho-autonome…) et avec Gérard Spitzer, à Pâques 1958, ils prennent contact avec le FLN. Roger Rey vient de décéder à la fin de 2010.

 - de la place du Maroc, on aperçoit, à gauche, au 21 rue de Tanger, le cabinet d’architecte de Christophe Lab qui ressemble à un véhicule télescopique d’aéroport.

- 21, rue du Maroc ; récemment réhabilité, PLU : Immeuble d'habitation édifié peu après l’ouverture de la rue en 1847 (sous le nom de Mogador ; Maroc depuis 1862), avec deux cours à l'arrière entourées de bâtiments en forme de communs subsistant dans leur aspect d’origine. Escalier principal remarquable sur plan circulaire. Façade composée de sept travées et de quatre étages carrés sur rez-de-chaussée encadrée par des chaînes de refends. Les étages sont marqués par des bandeaux, l'ornementation des baies est hiérarchisée : au premier étage, une baie sur deux est encadrée de pilastres cannelés et surmontée d'un fronton plat; au deuxième étage, les fenêtres sont ornées de frontons plats portées par des consoles; au troisième étage, un simple fronton plat ou circulaire. La travée centrale est traitée de manière monumentale (chaîne de refends, pilastres, et fronton arqué au troisième étage). A l'arrière, cour pavée entourée de bâtiments bas d'un étage sur rez-de-chaussée, ornés de pilastres et de corniches. Exemple remarquable de déclinaison du registre néo-classique sur un bâtiment d'habitat modeste vers la période Louis-Philippe.

- 41, rue de Tanger, PLU : Ecole publique édifiée en 1875 par l'architecte Félix Narjoux, collaborateur de Viollet-le-Duc. Le groupe a été construit pour 500 garçons, autant de filles et 200 enfants en âge de fréquenter "l'asile" (école maternelle). L'école de garçons est en bordure de la voie publique, l'école de filles et l'asile sur l'arrière. Cheminée presque d’usine à l’arrière. Meulière, pierre, brique de couleur, fer composent des façades dont la rationalité s'exprime par l'emploi de chaque matériau selon ses capacités constructives (la pierre constitue les parties vives, la brique le remplissage, la meulière le soubassement, le fer les linteaux etc.), mais qui sont aussi pittoresques par leurs jeux formels et graphiques : juxtaposition de matériaux et de types de percements variés, correspondant aux différentes fonctions internes. Les fenêtres cintrées du rez-de-chaussée indiquent les préaux couverts, les fenêtres du premier et du deuxième étage, reliées entre elles, éclairent les salles de classe ; enfin, les dimensions réduites des fenêtres du troisième étage désignent les logements. Cette école constitue un exemple achevé du premier "rationalisme constructif" et un prototype des écoles construites sous la Troisième République.

- 104, rue d'Aubervilliers / 5, rue Curial : Service municipal des pompes funèbres bâti par Delbarre et Godon en 1873 ; façades et toitures sur rues des bâtiments donnant sur les rues d'Aubervilliers et Curial ; halles en totalité avec leurs cours: inscrites aux Monuments historiques  par arrêté du 21 janvier 1997. Situé sur une parcelle de près de 25.000 mètres carrés (dont 11.000 de surface utile), c’est devenu un lieu de création artistique de dimension internationale sous le nom de Cent-Quatre. Il en a suffisamment été question ces dernières années pour qu’on ne s’y étende pas.

- Les Orgues de Flandres, PLU : ensemble de 1950 logements, réalisés entre 1973 et 1980 par l'architecte Martin S. Van Treek pour la société anonyme d'HLM 3F. Ce grand ensemble urbain a fait l'objet d'une recherche plastique très poussée, partant du point de vue du piéton. Un appareil spécialement mis au point, le "relatoscope", permettait de suivre depuis une maquette, grâce à une caméra endoscopique, l'effet produit sur un passant par la composition architecturale. C'est ce dispositif qui a donné l'idée de décaler les étages les uns par rapport aux autres, pour éviter une sensation d'étouffement. Les Orgues de Flandre sont un repère important dans l'histoire de l'architecture moderne parisienne à la fois par leur rupture avec certains dogmes de la modernité (l'introduction du pittoresque dans l'écriture des façades) tout en restant inscrit dans leur époque en tirant parti de la liberté permise par rapport aux règles d'organisation traditionnelle de la Ville dans un secteur alors en complet renouvellement.