Le Triomphe de la République

Une balade d'une demi-heure, un soir de semaine et d'automne, presque à la date anniversaire du renommage de sa rue comme du Triomphe de la République, pour la librairie La Friche, 36 rue Léon Frot dans le 11ème.


En 1977, un bistrot couleur de vin rouge, à l'angle des rues Léon Frot et Emile Lepeu, prenait avec sa reprise par le fils de la maison, le nom de ses proprios: "Chez Mélac". Un cep planté dans la cave aspirait à la liberté; après qu'il eut ramifié sur sa devanture, Jacques Mélac en distribua des boutures dans le quartier. Les propriétaires de vignobles en pots s'unirent chaque année à lui pour des vendanges et une cuvée vendue aux enchères au profit des personnes âgées du quartier. L'étiquette originale est dessinée chaque année par un artiste différent comme diffèrent les appellations successives: "Château Charonne, Château Mélac, Cru Charonne, Clos Mélac..."

La rue Léon Frot (1900-1942) porte le nom d'un menuisier, secrétaire de l’Union Locale CGTU de Paris, qui en 1935 était élu conseiller municipal communiste. Le 24 mai 1936, lors de la traditionnelle montée au Mur des Fédérés, il dirigeait le 1er groupe, celui de 4 500 enfants, précédé par les chorales de la Bellevilloise, du Secours Rouge International, des Faucons Rouges (au nombre de 600 dans le cortège), des Tambours du Patronage de la Bellevilloise, etc. Dans le défilé, on remarque aussi le groupe Dimitrov du patronage de la Bellevilloise. Pendant la 2ème guerre mondiale, "600 enfants qui fréquentaient les activités de la rue Boyer seront arrêtés, 47 avaient 13 ans, 21 avaient 12 ans, 5 avaient moins de 12 ans ".
Léon Frot habitait au 53-55 (plaque); il fut pris en otage le 15 novembre 1939 et fusillé par les Allemands le 13 janvier 1942 à Clairvaux.
Le dimanche 21 novembre 1944, une cérémonie consacrait 18 lieux de Paris à la mémoire des héros, dont un square à celle de Maurice Gardette, le métallo, autre conseiller municipal du 11e arrondissement, fusillé à Châteaubriant comme Jean-Pierre Timbaud. A 11 heures avait lieu l'inauguration de la rue Léon Frot, à 14 heures celle de la rue Jean-Pierre Timbaud, devant 40 000 personnes selon l’Humanité qui met particulièrement en valeur ces deux dernières.

Le prénom du jeune Bloncourt était Tony
On évoquera du même coup, sans aller jusqu'à la plaque du 4 rue Henri Ranvier, les 7 jeunes communistes de 17 à 27 ans, premier groupe de FTP du 11e, appartenant aux Bataillons de la Jeunesse (OS-FTPF) dirigés par Albert Ouzoulias (colonel André) et Pierre Georges (colonel Fabien), qui se réunissaient souvent dans les HBM de la cité Ranvier où habitaient deux d’entre eux, Roger Hanlet et Pierre Milan. Avec 17 opérations de guerre (sabotages, attaques contre l'armée d'occupation, etc.) derrière eux, ils sont arrêtés après un bouclage du quartier (Fernand Zalkinov l'est au 126 avenue Philippe Auguste) puis livrés aux Allemands par la police de Vichy, ils (outre ceux déjà cités, le groupe compte Christian Rizo, ancien du lycée Voltaire, Tony Bloncourt, frère aîné de Gérald toujours habitant du 11e, Acher Zemaya et Robert Peltier) comparaissent devant un tribunal militaire allemand siégeant au Palais-Bourbon et sont fusillés le 9 mars 1942 au Mont-Valérien.

Prendre rue de Belfort

En face, une rue est dédiée à François de Neufchâteau. En 1766, à quinze ans, celui-ci publia un premier volume de Poésies fugitives, réimprimé l'année suivante. Voltaire, à qui il avait envoyé ce volume, lui répondit par une épître : « Il faut bien que l'on me succède, et j'aime en vous mon héritier ». L’académie de Dijon qui, quelques années auparavant, avait couronné J.J. Rousseau, lui ouvrit alors ses portes, et bientôt après il fut reçu membre des Académies de Lyon, de Marseille et de Nancy. Au ministère de l'intérieur (2 thermidor an VI), il avait en même temps dans ses attributions l'instruction publique, les arts, l'agriculture, le commerce et l'industrie. Il organisa à Paris, du 18 au 21 septembre 1798, une exposition nationale des produits de l'industrie qui fut un grand succès et qu'il fut alors convenu de renouveler chaque année. Il inaugura également le Musée du Louvre.

On est maintenant le dimanche 19 novembre 1899, au milieu du flot ininterrompu : quand le cortège du quotidien La Petite République socialiste est arrivé sur ce boulevard où brille un beau soleil d’automne, il a eu « cette vision inouïe, inimaginable du boulevard Voltaire couvert sur toute sa longueur d’une foule de plus de 100 000 individus mus par une même pensée de concorde, de paix et de la liberté, et dont le flot chantant, librement répandu, n’a pas un remous de désordre ou d’hésitation. » Le surlendemain, La Petite République socialiste titrera UNE JOURNEE HISTORIQUE - PARIS AU PEUPLE – MANIFESTATION TRIOMPHALE - 500 000 TRAVAILLEURS ACCLAMENT LE SOCIALISME.
Et l’éditorial explique : « De quel souffle prodigieux Paris a balayé les immondices cléricales, nationalistes, plébiscitaires et antisémites qui trop longtemps souillèrent la beauté de la capitale de la Révolution ! »
Ces immondices, ce sont les agissements des ligues factieuses, le coup d'État manqué de Déroulède, la seconde condamnation de Dreyfus, le fort Chabrol antisémite de Guérin. On a chanté tout au long du cortège « Déroulède à Charenton, tontaine et tonton », ou « Conspuez Rochefort », l’évadé du bagne de Nouvelle Calédonie mais devenu boulangiste et antidreyfusard et on le conspuera effectivement quand il voudra, à l'anniversaire de la Semaine Sanglante, continuer de se rendre au Mur des Fédérés.
Ce 19 novembre 1899, c’était l’inauguration, place de la Nation, du Triomphe de la République, le monument de Jules Dalou, ancien communard, auquel on devait déjà la statue de Jean Leclaire, aux Épinettes, et les tombes de Victor Noir et de Blanqui au Père Lachaise.

On avance jusqu’au Métro Charonne, parce que la rue de Charonne relie l’avenue Philippe Auguste à la rue du Faubourg Saint-Antoine. Sur cette dernière (on est toujours le 19 novembre 1899), arrive le cortège officiel de la municipalité de Paris qui, vers 12h15, s'est formé sur la place de l’Hôtel de Ville ; il comprend Jean Colly, imprimeur, conseiller municipal du quartier de Bercy, ou encore Anatole Le Grandais, ancien chef de bataillon de la Commune, conseiller municipal de Clignancourt, qui a proposé, le 21 novembre précédent, au cours d’une séance houleuse du conseil municipal de Paris, l’érection d’une statue au chevalier de La Barre, en face au Sacré Cœur, qui porterait cette dédicace : "Au chevalier de La Barre, la libre pensée et la France reconnaissantes." Le cortège a emprunté la rue de Rivoli, la rue St-Antoine, il est passé place de la Bastille, est arrivé rue du Faubourg St-Antoine. Toutes les maisons y sont pavoisées, les balcons drapés de tentures rouges, des centaines de lampions sont suspendus à tout ce qui le permet. Les toits sont pleins de curieux, jusque sur les cheminées, auxquelles des drapeaux sont également accrochés.
Au croisement des rues Cotte et Trousseau, la maison qui vit la barricade de Baudin, est couverte de feuillages verts et rouges, et les têtes se découvrent au passage. Un peu plus loin, l’entrée de l’Université populaire, au n°157, est pavoisée, son fronton surmonté d’un tableau représentant une allégorie de la République.

A 12h45, le président de la République, Émile Loubet, a quitté l’Elysée avec Waldeck-Rousseau, président du Conseil et ministre de l’Intérieur, et Alexandre Millerand, ministre du Commerce dans une 3ème voiture, au milieu d’un escadron de cuirassiers, tandis qu'escortés par des dragons, les présidents du Sénat et de la Chambre des députés, prenaient avec eux la rue du Faubourg St-Honoré, la rue Royale, les grands boulevards, dépassaient la place de la République puis empruntaient l'avenue de la République, le boulevard de Ménilmontant, l'avenue Philippe Auguste. Ils arriveront à 13 heures place de la Nation.
Tous prennent place sur une estrade de 1 200 places, dont la moitié réservées aux délégués des syndicats ouvriers et patronaux et des Bourses du travail de Paris et des départements.

Dès 10h30 du matin, les délégations syndicales sont arrivées à la Bourse du Travail et, avec celles de la CGT, sur le terre-plein devant le théâtre de l’Ambigu (démoli depuis). Les peintres en bâtiments sont en blouse blanche, les jardiniers ont la bêche, la pioche ou le râteau à l’épaule, les typotes sont en blouse noire, les fleuristes derrière un immense nœud de soie rouge surmonté d’une corbeille de fleurs, des Allumeurs du gaz ont leurs bâtons. Les syndicats des chemins de fer brandissent des pancartes qui portent : « Plus de surmenage ! Sécurité des voyageurs. Les chemins de fer à la Nation ! » Les maréchaux-ferrants ont voté la grève la veille au soir pour la « suppression intégrale du travail le dimanche », point 4 de leurs revendications, et sur leur drapeau est inscrit « Vive la grève ! »
D’autres regroupements se sont faits boulevard St-Martin, boulevard Voltaire, boulevard Richard-Lenoir, quai de Valmy, où attendent plus de 1 000 adhérents de la Ligue des Droits de l'Homme ; rue du Faubourg du Temple, où les groupes du Parti Ouvrier Socialiste-Révolutionnaire, dont le groupe central du XIe arrondissement, passent en agitant leurs chapeaux et en criant « Vive la Sociale ». 60 dames de la Halle sont coiffées d’un bonnet rouge. Les loges maçonniques sont là également, entre autres La Philosophie sociale dont Louise Michel sera l'initiée le 13 Septembre 1904, avec leurs bannières et leurs écharpes pleines de symboles : compas, triangles et inscriptions égyptiennes ; les cris de "Vive la maçonnerie, A bas les jésuites !" se font entendre.
Vers 14 heures, le cortège s’est ébranlé par le boulevard Voltaire où nous sommes.

On arrive au n°214 où un locataire ingénieux a exprimé ses convictions internationalistes par un curieux assemblage de drapeaux étrangers fixés à son balcon en une triple guirlande multicolore ; devant quoi la foule entonne immédiatement l’Internationale, et agite ses chapeaux.
Conformément à l’arrêté du Préfet de Police, il n’y a pas de drapeaux rouges qui soient de purs et simples drapeaux rouges : ils ne peuvent être que les bannières de corporation au nom brodé dessus en lettres noires ou or… mais il en est plusieurs dont l’inscription est ton sur ton, du même rouge que le drapeau et, de surcroît, ce qui est brodé c’est « Vive la Révolution sociale ! » C’est le cas, par exemple, sur celui du syndicat des terrassiers. On crie : « Vive la République, A bas la calotte ! » On chante l’Internationale, la Carmagnole, le chant des prolétaires, le Ca ira
La tête du cortège ouvrier arrive vers 14h15 à la Nation (et les présidents de la République et des Chambres en partent dès 14h30). Elle passe devant la tribune officielle, entre celle-ci et le monument de Dalou (l'artiste sera présent tout le temps du défilé). Dans le cortège, on distingue Camélinat, l’ancien directeur de la monnaie de la Commune, celui qui a fait frapper 10 000 pièces de 5 francs portant sur la tranche, à la place du « Dieu protège la France » qui y figurait depuis 1848, « Travail, Garantie nationale ».
Le cortège quitte la Nation par la rue du Faubourg St-Antoine pour se disloquer place de la Bastille. Les derniers passent devant la tribune à 19h30 : 350 000 personnes ont défilé selon le compte-rendu officiel, 500 000, on l’a vu, selon la Petite République.
Le groupe de la Petite République a défilé derrière 3 bannières : sur l’une, le nom du journal, sur la 2ème, « Ni Dieu ni maître », sur la 3ème, « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » Sont là Charles Péguy et Jean Longuet, petit-fils de Karl Marx, mais pas Jean Jaurès qui est en tournée de conférences dans le Jura.
On a pu dénombrer dans le cortège 59 associations coopératives de production, dont La Verrerie Ouvrière ; 46 coopératives de consommation dont L’Avenir de Plaisance, précédée de sa fanfare qui joue l’Internationale, La Bellevilloise, L’Égalitaire, La Moissonneuse ; la Ligue pour la propagation de la Libre-pensée du XIe arrondissement ; le Conseil municipal de Vic-Dessus (en Ariège, siège d'une "mine ouvrière"), le Comité de Sotteville en faveur de la Verrerie ouvrière, etc.

On lit dans le compte-rendu officiel du Conseil Municipal de Paris qui sera publié l’année suivante : « Une chambre syndicale, précédée de son emblème, est en quelque sorte commandée par une petite fille assise sur les épaules d’un solide gaillard. La fillette blonde, habillée de rouge et coiffée du bonnet phrygien, paraît radieuse de son rôle. » On retrouvera exactement le même tableau sur une photo de Willy Ronis du 14 juillet 1936, et dans bien des manifs ultérieures.




- usine Cusenier, 226 bd Voltaire. Construite en 1871, sur 2 300 m de tour, exclusivement pour satisfaire à la consommation parisienne. Avec l’usine de Charenton, deux fois plus grande, et celle d’Ornans, on arrivera à un total de 300 ouvriers. On y fabriquait l’absinthe, l’une des grandes spécialités de la maison : un alcool à 71° tenant en suspension des principes aromatiques (anis, grande absinthe mondée, fenouil, angélique, etc.), et/ou des principes colorants (hysope, mélisse, petite absinthe), qu’une hydratation plus ou moins bien exécutée faisait précipiter en opalisant le liquide. « J’ai longtemps cru que les précautions prises par les consommateurs d’absinthe pour l’opaliser normalement et également étaient une simple manie, raconte Turgan ; mais M. Cusenier m’a prouvé qu’il y avait une notable différence de goût entre de l’absinthe bien ou mal hydratée. » L’absinthe de Cusenier était vendue sous la marque l’Oxygénée et, sur les murs de Paris, ses affiches proclamaient « l’absinthe oxygénée, c’est ma santé » tant que le produit ne fût pas mis hors-la-loi, en 1915, pour des raisons exactement opposées à cette affirmation.
 
On est arrivé au début de la rue Léon Frot :

Le 16 rue Léon Frot est l'ancien 27-29 rue de la Muette où, dès l’été 1846, s’était installée l’entreprise de boutons de Jean-Félix Bapterosses. 150 personnes y travailleront, dont 2/3 d’hommes, qui produiront 1 400 000 boutons par jour. 400 femmes dans le quartier, à leur domicile, les attacheront sur des rectangles de cartons. Alexandre Martin, qui a pour nom de guerre « l’ouvrier Albert » à la société secrète des Saison dont il est l'un des chefs avec Blanqui et Barbès, est mécanicien chez Bapterosses. Il sera membre du gouvernement provisoire de la Deuxième République, le 24 février 1848, et en sera bien vite exclu, ce qui provoquera l’envahissement du Palais Bourbon le 15 mai suivant.