Trimbaler un chapiteau, quel cirque!


            Le dimanche 10 mars 1839, à 10 heures du matin, pendant que les cloches de Saint-Philippe appellent à l'office, un attelage de douze chevaux et cent cinquante à deux cents hommes qui poussent et qui tirent, ont pour tâche d'amener un chariot lesté de plus de dix tonnes au milieu de la chaussée du Faubourg du Roule, pratiquement à la hauteur de l’actuel hôtel Salomon de Rothschild. C'est l'achèvement de dix-huit mois de travail à la vénérable fonderie des Bourbons mise par le roi des Français à la disposition de MM Soyer et Ingé. Leur atelier du 28, rue des Trois Bornes n'avait de loin pas l'ampleur suffisante pour couler un objet de plus de six mètres de côté. Le chapiteau de fonte, surchargé de bouquets et de drapeaux, qui s'ajoutent aux guirlandes, aux palmes et aux têtes de lion du bronze, commence à s'ébranler très lentement à la sortie de la grand-messe. Les haleurs, qui passeront pour cela de l'avant à l'arrière du convoi, doivent soulager l'attelage en montée et retenir la charge en descente. Avec la rue du Faubourg Saint-Honoré, on commence par le moins facile ; on aura plus de commodité pour la manœuvre, même si la pente y est aussi plus raide, sur les boulevards dont on déroulera ensuite la succession entière jusqu'à la place de la Bastille.
            Un cortège de blouses et de casquettes, mais tout utilitaire, défile ainsi dans le riche faubourg. A mesure qu'il se rapproche du Louvre, les bourgeois qu'il croise, quand Monsieur est avec Madame, se rendent au Salon du Louvre, inauguré une semaine plus tôt. La presse leur a dûment signalé le portrait de la famille royale au grand complet, y compris le comte de Paris nouveau né dans les bras maternels, par Winterhalter, et les cinq tableaux d'Ary Scheffer, dont quatre sur des sujets empruntés à Goethe, empreints de « la sentimentalité mélancolique qui plaît tant aux femmes et aux poètes. » Entre eux, les hommes parlent de politique. Le cabinet Molé, sans majorité depuis deux mois, a réitéré sa démission la veille, tirant la conclusion de l'échec des ministériels aux législatives. Le roi avait tenu fermement les rênes deux années durant par l'intermédiaire de ce gouvernement « inodore », « de laquais », comme on voudra, qui ne comptait aucune figure du Parlement. Cette période semble bel et bien close, encore faudrait-il que la coalition qui a si bien su renverser le ministère soit capable de s’accorder pour en former un nouveau ?
            A l'extrémité de la rue Delamichodière, un cocher a fait stopper son omnibus pour s'assurer que la voie est libre sur le boulevard de la Chaussée d'Antin. Il sait la lenteur du convoi et il ferait éventuellement un détour plutôt que d'avoir à attendre qu'il soit passé. C'est que, de la place du Carrousel, il conduit jusque dans la gare de la rue de Londres les voyageurs pour Saint-Germain. Avec les beaux jours revenus, le train connaît une grande affluence, la terrasse de son terminus détrônant la Petite-Provence bien abritée du bout du jardin des Tuileries. 
Lecture du journal par les Politiques de la Petite Provence au jardin des Tuileries, au 18e siècle. Gallica

            Dans la montée du boulevard Bonne Nouvelle, il est alors 5 heures du soir, un essieu rompt. Le décor a changé du tout au tout, le large boulevard, avec ses quatre rangées d'arbres, est le seul endroit où l'ouvrier peut trouver un peu d'air. Ici haleurs et badauds se ressemblent. Ici chacun peut apporter son grain de sel, pousser à la roue. Il faut quand même deux heures pour réparer sous cette charge énorme. Quand le charriot repart, prudemment, la foule l'accompagne, prête à toute éventualité. Le collier des réverbères à gaz a été allumé entretemps en avant comme en arrière de la marche. Le plat du Château d'eau enfin atteint, tout le monde tourne la tête vers le tas de gravats noircis, à gauche, au débouché de la rue des Marais. Le Diorama, et l'appartement de Daguerre, son inventeur, entièrement détruits par le feu l'avant-veille, ne sont plus que ces ruines calcinées.
            Sur ses quatre roues, le chapiteau, malgré son incroyable lenteur, avance pourtant plus vite que la colonne de Juillet qu'il doit couronner. Depuis bientôt huit ans, elle traîne, l'hommage du roi à ceux qui l'ont porté au pouvoir n'est guère empressé. L'agiotage va autrement plus vite. Boulevard du Crime, comme on appelle l’alignement des théâtres derrière, ici, un cinquième rang d'arbres, tout le monde a ri aux filoutages de Robert Macaire, la caricature du régime. Sa Société du bitume bitumineux ! Son Assurance contre les punaises ! 
              On a dépassé la maison d'où est partie l'avant-dernière tentative de régicide, celle de Fieschi et des sociétaires des Droits de l'Homme, Pépin et Morey, et l'on arrive aux Filles du Calvaire quand un cheval tombe. L'attelage est épuisé. La foule vient à la rescousse, dételle, d'innombrables mains s'intercalent sur le moindre bout de corde entre celles des haleurs. Elle rythme son effort, qui n'en est presque pas un vu son nombre, par la Marseillaise et le Chant du départ : La République nous appelle, Sachons vaincre ou sachons périr, Un Français doit vi-ivre pour el-le, Pour elle un Français doit mourir... 
Attentat de Fieschi, le 28 juillet 1835 alors que Louis-Philippe passe en revue la garde nationale sur le boulevard du Temple, par Eugène Lamy. Wikipedia
            A la hauteur de la rue Saint-Sébastien qui, par le pont sur le canal Saint-Martin, mène rue Saint-Ambroise Popincourt, les ouvriers de Saulnier aîné sont là. C’est leur boîte, au 5 de la rue Saint-Ambroise Popincourt, qui ajuste actuellement les tambours du fût de la colonne et a mis au point pour cela une machine à raboter les métaux sur sept mètres de long.
            Le cortège arrive à la Bastille, il est 10 heures du soir. Une masse impressionnante, – 20 000 personnes écrira le National -, attend déjà autour de la colonne sans tête comme d’ailleurs sans beaucoup de fût. Les chants des arrivants y rencontrent un écho démultiplié : Le peuple souverain s’a-a-avance, Tyrans descendez au cercueil… Le moignon de colonne n’a commencé à dépasser son faux-col de marbre que depuis peu et les premiers tambours de s’ajuster autour des spires de l’escalier qui font leur ossature. Le chapiteau qui arrive a été fondu d’un seul jet mais vu l’état de la colonne, il en a pour un bout de temps à rester posé à côté.
            Trois morceaux de drap rouge ont fait leur apparition, de jeunes ouvriers les nouent au bout de perches. Un groupe assez nombreux repart en sens inverse du cortège, ils crient « Vive la liberté ! Vive la République ! A bas les ministres ! »
            Ils sont peut-être trois cents derrière leurs drapeaux, ils remontent le boulevard en courant, la sortie des théâtres ne les grossit pas. Arrivé à la porte Saint-Denis, le groupe descend, à gauche, cette même rue qui sépare Paris en deux moitiés très inégales, sinon en dimensions du moins en importance : les bourgeois des ouvriers, les électeurs (moins de 15 000 pour les douze arrondissements de Paris et les deux supplémentaires de la Seine) des assujettis, les sociétés en commandite des bras de chemise. A la hauteur de Saint-Magloire, s’apprête à leur couper la route celle que le préfet Rambuteau lance, large et rectiligne, de la pointe Saint-Eustache à la rue de Paradis, au Marais. Les rues tortueuses, expliquent les journaux, avaient été utiles au franc bourgeois qui devait se garder des archers du baron féodal, c’est aujourd’hui exactement le contraire qu’il faut pour couper le pied à l’émeute. [Le 27 septembre 1839, la presse commencera de laisser entendre que la rue sera certainement baptisée du nom du préfet ; ce sera chose faite avec l’ordonnance royale du 15 novembre.]
            Comme le cortège arrive au marché des Innocents, les gardes municipaux du poste de la Lingerie (sur le bord ouest de la place) prennent les armes ; le groupe s’égaille rue Saint-Denis et rue des Déchargeurs. Il se reforme plus bas, traverse le pont au Change. Le poste de la ligne fait une sortie devant le Palais de Justice et une brigade de sergents de ville débouche de la rue de Jérusalem, elle se rue sur les drapeaux rouges. Les porteurs les défendent comme ils peuvent mais se font embarquer et quelques autres avec eux. Ceux qui restent, après le pont Saint-Michel, tournent en direction de la rue Hautefeuille. L’école de dessin gratuite est au bout. Les ouvriers du bâtiment en connaissent le chemin, c’est là qu’ils vont prendre un peu de toisé et de géométrie pour avancer dans leur métier. Et c’est comme ça qu’ils ont côtoyé cette « jeunesse des écoles » assez souvent républicaine en droit et en médecine.
            Ils entrent au Café Dupuytren en criant : « Nous sommes tous des frères, Vive la République ! Les écoles avec nous ! »
            Le lendemain, le quartier est encombré d’uniformes. Des escouades de sergents de ville et des pelotons de garde municipale ont passé la nuit sur la place de l'École de Médecine.
Cette arcade qui faisait partie des bâtiments de la Préfecture de Police fut transportée en ... au Musée Carnavalet ou elle figure comme porte d'entrée sur la rue des Francs-Bourgeois. Gallica

            A l’hôtel de la rue de Jérusalem, Gabriel Delessert, le préfet de police s’installe dans son cabinet à 7 heures et demie précises. Sur sa table, les rapports concernant les évènements de la nuit. Il y a là de quoi en faire inculper quelques-uns pour rébellion par discours et cris proférés dans un lieu public… Pour le reste, tout dépendra de ce qu’on trouvera chez eux. Demander perquisitions domiciliaires. Les principales accusations de voies de fait visent un courtier en librairie de 23 ans…