Voilà
des sectionnaires qui sortent déjà du café : le chauffeur de la pompe, un
débourreur et le contremaître de chez Lafleur, la filature de coton du 19 rue des
Amandiers, un tourneur et un menuisier-mécanicien de chez Pihet, la boîte du 3
avenue Parmentier, aux 500 ouvriers, qui fait des machines à filer, des lits en
fer, des chaudières à vapeur, des armes de guerre. Seul un mouchard, un
roussin, sait leurs noms : aux Saisons,
on ne connaît que son dimanche, le
chef direct de la semaine à laquelle
on appartient. Le sociétaire a vu quelquefois un juillet, quand la lecture d’un ordre du jour réunissait un mois complet chez un marchand de vin,
c’est à peu près tout, et on n’utilise dans l’organisation que des noms de
guerre.
Les
chefs des Saisons n’ont pas choisi ce dimanche au hasard, ils ont étudié
l’histoire de 1789 : le jour de la prise de la Bastille, le gouvernement
royal, la police, les troupes, tout le monde était à Longchamp pour la
revue. Aujourd’hui, les bourgeois et les patrons qui sont aussi les officiers
de la Garde Nationale sont au Champs-de-Mars : ce dimanche y clôt les
trois jours de courses de l’Ascension. Les princes et les infants d’Espagne y
assistent, prix d’Orléans oblige. Sans compter que cette semaine de mai est
pour l’armée de ligne celle des changements de garnison : laborieux
chassé-croisé des régiments entre les casernes de Paris et de la province.
L’ordre et la discipline dans la manœuvre, l’unité de commandement des troupes,
tout cela ne sera rétabli que dans quelques jours.
On
rattrape les sectionnaires rue Quincampoix, massés devant une porte. Entre les
têtes, on voit qu'une lourde malle descend l'escalier raide. On recule un peu.
Le chef, en redingote et chapeau au milieu des blouses, et plus grand que tous
les autres (il doit faire son mètre 80), en bascule le couvercle : la
malle est pleine de cartouches maison, enveloppées de papier couleur dragées.
La distribution commence.
Dans le bas de la rue du
Bourg l’Abbé (à ne pas confondre avec celle qui nous est restée sous ce
nom : elle tire alors sa ligne nord-sud, de la rue Greneta à la rue aux
Ours ; elle a été écrasée depuis par le rouleau compresseur du boulevard
de Sébastopol) on s’agite devant une autre malle du même genre. L’homme à la
jambe de bois, est le seul parmi eux qu’on connaisse par son vrai nom. C’est un
héros des Trois Glorieuses, l’intrépide couvreur qui, le 27 juillet 1830, a
escaladé les tours de Notre-Dame pour y planter le drapeau tricolore. A
l’époque, évidemment, Jean Fournier
était valide, depuis il est tombé d’un toit.
Jean Fournier. Gallica |
- Alors, le
conseil ? Le conseil ?
On leur a dit à tous
qu’il y aurait un conseil suprême pour diriger la révolution ; il se
déclarerait au dernier moment. Le chef les coupe :
- Il n’y a pas de
conseil ; le conseil, c’est nous !
Des visages se ferment.
A certains, il n'en faut pas plus pour tourner les talons. A croire qu'ils
n'attendaient que ça ! Ils espéraient trouver qui à leur tête ?
Le général La Fayette ? Il est mort ! D’anciens ministres, deux ou
trois députés connus ? L’escamotage de la révolution de 1830 ne leur a pas
suffi ? La porte résiste toujours. Heureusement, un jeunot, un agile est
en train de passer par le dernier carreau de la fenêtre, au-dessus d’un volet
qui ne monte pas jusqu’au trumeau « Articles de chasse et tout ce qui
concerne l’équipement de la Garde Nationale ».
Le gamin ouvre de
l’intérieur, et c’est la ruée pour aller se servir. Sans doute la peur de
se retrouver, au bout du compte, avec un petit pistolet de dame. Ca se
comprend, remarque : les autres, en face, ils ont des armes de guerre, on
veut au moins le fusil de chasse à deux coups. « - Les capsules. Où sont
les capsules ? »
Le plomb, la poudre
noire, on peut faire ça dans sa chambre, on en a fabriqué deux pleines malles,
mais la petite goutte de fulminate de mercure, ça s’invente pas, c’est comme
l’arme, faut la leur prendre.
Un chef se noue une
écharpe rouge, on se bouscule derrière lui dans le passage Saucède, alors
d’autres descendent vers la rue aux Ours. « Vive la République ! Aux
armes ! » Les cris roulent d’une gorge à l’autre.
Place du Châtelet, les
municipaux se sont retranchés dans le poste. Ceux-là on tire d’abord, quand ils
n’ont pas tiré les premiers. Toutes les Saisons
font feu à la fois. Le géant barbu secoue vainement la main pour les faire
arrêter. On se rend compte trop tard qu’il a raison : maintenant, on est
tous à recharger à la fois. En face, ils ont le temps de viser. Un marmiton en
blouse blanche tombe, une tache de sang s’étale sur sa poitrine, quelqu’un
soulève la tête du camarade. – Jubelin,
murmure le cuistot, je suis du Café de Foy. En 1789, tu sais, c’est là-bas que
tout a commencé. Mort au tyran !
On pouvait se croire
nombreux, tout à l’heure, devant chez Lepage ; sur la grande place du
Châtelet, on est perdu.
D’autres ont suivi
Fournier, - Il a beau n'avoir qu'une jambe, il court plus vite que beaucoup !
En fait, il court jusqu'à un autre armurier, quai de la Mégisserie. Ca ne
traîne pas, 45 fusils et 27 paires de pistolets changent de camp. Sur le quai
d’en face, ça commence à pétarader. Le groupe qui arrive du Châtelet affronte
le poste du Palais de Justice.
– On va prendre la
Rousse à revers, par la place Dauphine. Au Pont Neuf !
Armand Barbès. Gallica |
Avec la Rousse, chacun a
un compte à régler, et ça se lit sur les visages. Tous les ouvriers connaissent
par force le 4ème Bureau, celui du livret, leur étiquette d'esclaves.
Les heures d'attente, et la pose pour le signalement, l'employé qui vous
dévisage sans vergogne, les mots qui blessent. L’un n'a pas digéré son « nez
en patate », sous prétexte qu'un coup mal porté dans une salle de chausson
le lui a aplati. Un autre a les cheveux longs et bouclés mais pourquoi « de
femme » ?!
Les mouches, il y en a
autant dehors que dans l’essaim. Du lundi au dimanche, elles vous suivent
partout, chez le marchand de vin, aux barrières. Elles sont là à écouter, à
lorgner par dessus votre épaule, à vous compter puisque dans ce pays on n'a pas
le droit d'être plus de 21 citoyens ensemble.
On éprouve la même rage
dans le groupe de Barbès et dans celui de Fournier, et pourtant on s'arrête, on
comprend plus. Il y a partout des bourgeois le fusil militaire à la main. Des
nôtres ? Si peu de blouses au milieu des redingotes, des fracs et des
vestes ? D'habitude, on se fait fort de repérer le roussin quel que soit son
déguisement mais, aujourd'hui, on a appelé le peuple aux armes ; c'est le
peuple ? I vaudrait mieux pas se
tromper. Entre les sergents de ville et la garde municipale derrière les
fenêtres et les grilles, et ces drôles de républicains dehors, qui font pas
francs du collier...
source: Gallica |
Barbès a senti la même
chose que ses troupes ; brusquement : « - A l’Hôtel de Ville
! » Ca se décante du même coup : les révolutionnaires de la
vingt-cinquième heure ne suivent pas.
Au bout du pont
Notre-Dame, Fournier décide qu’il faut une arrière-garde. Pour les plus jeunes,
c’est rageant : rater l’Hôtel de Ville aujourd’hui, merde. Déjà en 1830. Ils
étaient trop petits ! Mais si Fournier croit que c’est ici, rue Planche-Mibray,
qu’il faut une barricade. Déjà Fournier dresse les bras, prolongés par ses
béquilles, en un V géant devant le cheval d'une citadine, qui se cabre. On aide
à dételer, à renverser la voiture, d’autant plus vite qu’on entend des coups de
feu.
A la vue de l'Hôtel de
Ville, les cris redoublent, « La République! Nous voulons la République! » et on tire en l'air. Avec les travaux d’agrandissement de l’Hôtel de
Ville, il y aurait le nécessaire pour des barricades : une terrasse en
hémicycle est en train de chausser le pied de l’aile neuve, côté Seine. Mais ici,
c'est la Garde Nationale qui est de faction, pas la troupe. Le poste se laisse
désarmer sans faire d'histoires. Delahodde ôte sa pipe de sa bouche pour faire
taire : - Barbès va parler !
Il n'y a que deux
marches devant la porte centrale de l’Hôtel de Ville, mais Barbès fait 5 pieds
5 pouces. On le voit bien mais on le comprend mal parce qu'il garde la tête
penchée sur sa feuille :
- « Aux armes,
citoyens ! L’heure fatale a sonné pour les oppresseurs. Le lâche tyran des
Tuileries se rit de la faim qui déchire les entrailles du peuple ; mais la
mesure de ses crimes est comble. Ils vont enfin recevoir leur châtiment. La
France trahie, le sang de nos frères égorgés, crie vers vous et demande
vengeance ; qu’elle soit terrible, car elle a trop tardé. Périsse enfin
l’exploitation et que l’égalité s’asseye triomphante sur les débris confondus
de la royauté et de l’aristocratie. Le gouvernement provisoire a choisi des chefs
militaires pour diriger le combat ; ces chefs sortent de vos rangs,
suivez-les ! Ils vous mènent à la victoire. Sont nommés : Auguste Blanqui, commandant en chef.
Barbès, Martin-Bernard, Louis Quignot, Georges Meillard, Jean Netré,
commandants des divisions de l’armée républicaine… »
Si la place était
pleine, des répétiteurs reprendraient ses phrases au fur et à mesure, on n'est
pas assez nombreux pour ça mais trop nombreux pour bien piger.
- Peuple,
lève-toi ! et tes ennemis disparaîtront comme la poussière devant
l’ouragan. Frappe, extermine sans pitié les vils satellites, complices
volontaires de la tyrannie ; mais tends la main à ces soldats sortis de
ton sein, et qui ne tourneront point contre toi des armes parricides. En
avant ! Vive la République ! Les membres du gouvernement
provisoire : Barbès, Voyer
d’Argenson, Blanqui, Lamennais,
Martin-Bernard, Prosper-Richard Dubosc,
Albert Laponneraye. »
- L’abbé de Lamennais
est avec nous ? demande quelqu’un au frisé à la pipe qui tout à l’heure a
réclamé le silence. Sur mon chantier de la rue de Seine, chaque fois qu’il
grimpe à l’échelle, le maître maçon, Martin Nadaud, nous récite les Paroles d’un croyant. A force, je les
connais par cœur : « Fils de l’homme, monte sur les hauteurs, et
annonce ce que tu vois. (Il imite l’emphase du maçon :) – Les rois hurleront
sur leurs trônes : ils chercheront à retenir avec leurs deux mains leurs
couronnes emportées par les vents, et ils seront balayés avec elles. » Il
va venir ? On va le voir ?
– Pas maintenant, pas
ici, répond Delahodde, Barbès s’en va déjà.
La cavalcade est
repartie sans souffler. A l’arrière de l’hôtel de Ville, un bâtiment en
construction reliera les deux ailes neuves bâties au nord et au sud de
l’ancienne mairie. On vient de débaptiser les rues : celle de Long Pont
est devenue Jacques de Brosse ; celle de l’Orme Saint-Gervais a pris le
nom de François Miron. C’est pour dérouter l’émeute ? Passée
l’église Saint-Gervais, on est déjà en vue du marché Saint-Jean, au bas de la
rue du Bourg Tibourg. Au bruit, le sergent qui commande le peloton du 28ème
de ligne a fait croiser la baïonnette à ses hommes, devant le poste.
– Rendez-vous, citoyens,
ou la mort !
Le sergent s’est avancé
pour répondre crânement: - Jamais ! D'un mouvement rapide, un insurgé lui
arrache son arme, d'autres, avant que les baïonnettes n'arrivent à la
rescousse, ont tiré. Sept soldats tombent, on prend leurs armes, les quatre
survivants sont terrorisés. Un imprimeur se penche sur un blessé : - J'te d'mande
pardon... Mais pourquoi t'es de leur côté ?
Delahodde, la pipe entre
les dents, pousse les rescapés vers la première porte venue :
- Rentrez là-dedans,
personne ne vous y poursuivra.
Un sectionnaire part
chercher un docteur aux soldats blessés. Le groupe s'éloigne par la rue des
Singes. C’est le sobriquet dont les gars des presses accablent les typos, et
c’est à l’estaminet, là, au coin du passage, qu’une réunion secrète vient de
jeter les bases de leur société de résistance.
Qui est le chef qui marche
devant ? C'est toujours Barbès ? Ou un autre qu'on a vu devant l’Hôtel de
ville, qui lui ressemble beaucoup, taille, barbe et redingote mais qui a un
accent italien ? Une journée pareille, on voudrait bien pouvoir la
raconter un jour à ses enfants sans se tromper!
Rue des Franc-Bourgeois,
à la mairie du 7ème, on fait face à la Garde Nationale, sans armes.
Le chef de poste prétend qu'ils n'en ont pas ; on les déniche dans les
toilettes ! C'est déjà bien qu'ils soient pas plus hostiles que ça, mais
on aimerait mieux qu'ils viennent avec nous !
Les gamins du quartier,
eux, veulent en découdre. Tout en marchant, on leur montre comment charger le
fusil. Y en a un qui tire sans le vouloir et qui en tombe sur le derrière. Les
rires s'arrêtent au passage de deux tambours, morts, qu'on emporte avec leurs
instruments sous le porche de l'Imprimerie royale.
Quand on a entendu
donner comme l’objectif suivant la mairie du 6ème, certains se sont
étonnés. On revient au point de départ ? Depuis la mise à sac de Lepage, la
troupe a eu le temps de se déployer : il n’y a pas 300 mètres entre l'armurier
et la mairie du 6ème, sise dans l’ancien prieuré de
Saint-Martin-des-champs. Il n'y en a pas plus de 500 entre la mairie et la
caserne Saint-Martin de la garde municipale. On se jette dans la gueule du
loup !
Une grêle de plomb les
accueille rue Royale, entre les églises Saint-Martin et Saint-Nicolas, qui
donne accès à l’entrée latérale, et c'est pas mieux à la porte principale de la
Mairie, rue Saint-Martin. On a tout juste le temps de se mettre à l’abri
derrière l'angle de la rue Greneta.
Le marchand de vins se
dépêche de fermer boutique mais sa porte cochère cède sous les coups de crosse,
on vide la cour de tout ce qui s'y trouve, tables, planches, barriques. - Voilà
une barricade étymologique, s’amuse quelqu’un.
Delahodde réalise que ça
fait un moment qu'il n'a pas aperçu Blanqui. Aurait-il été blessé ? Delahodde
questionne : - le commandant en chef ? Personne ne sait rien. Delahodde va
jusqu’à la barricade qui se construit un peu en arrière, à l’endroit où la rue
du Bourg l’Abbé rejoint la rue Greneta ; on n’en sait pas plus. Il y a
encore un autre empilement de bric-à-brac à l’autre bout, sur la rue aux Ours,
et encore un entre les deux, à l’angle de la rue du Grand-Hurleur. La course
folle commencée au début de l'après-midi s'est arrêtée, on se retranche. Pour
fixer les soldats ? Pendant ce temps Blanqui donne l'assaut décisif au repaire
du tyran ?
Quand Delahodde débouche
à nouveau sur la rue Saint-Martin, au terme d’un grand E dont tous les nœuds
sont barricadés, quelqu’un lui a dit avoir entendu une discussion très vive
entre Barbès et Blanqui : - Ils ne semblaient pas du tout d’accord ; ce n'est
pas sûr que l'occupation du quartier obéisse au plan prévu...
Le feu, ça se mange
autant que ça se crache, pour charger, on déchire la cartouche avec les dents,
on a la bouche noire de poudre ; la détonation vous asperge la joue. On a
le nez, les yeux pleins de fumée, le bruit vous remplit les oreilles. La
barricade de la rue Greneta vient d'essuyer trente-cinq minutes d’un tir
nourri. Le barbu en redingote qu’on prend si facilement pour Barbès est blessé.
Deux camarades le portent jusqu’à un troisième étage de la rue de la Chanvrerie
[auj. Rambuteau entre Saint-Denis et Mondétour]. Le docteur François Robertet demande
des ciseaux pour couper le vêtement, dégager la plaie, le blessé proteste de
son accent chantant. Le sectionnaire qui l’a monté le rassure : -
T’inquiète pas, je suis tailleur, je te le recoudrai. Le blessé voulait juste
dire que ce n’est pas la peine... il sait qu’il n’en a plus pour longtemps...
mais il est heureux de mourir pour la cause. Il leur révèle son nom : Benoît Ferrari, chapelier...
Le camarade dévale les
marches, retourner au feu, tout de suite, sinon qui sait. Rue Aubry-le-Boucher,
la barricade c'est juste les éventaires du marché d'en face qu'ont traversé la
rue : les charrettes à bras, les plateaux avec la bouffe encore étalée. Il
éclate de rire : une pyramide d’œufs frais, ça c’est un rempart !
Et deux pas plus loin, à
la hauteur de la rue Saint-Magloire, des planches de chêne, ferrées comme les
portes d’une forteresse : le dessous du camion d'un sieur
« Solin », ou « Rolin », - un bras sous le canon d'un fusil
masque la première lettre -, « aubergiste ». Peint sur le flanc d’un
deuxième camion : « Bourget commissionnaire en roulage ». Quel
contraste avec les œufs !
Quand Fournier est tombé
rue Planche-Mibray, quelques-uns, voyant la cavalerie de la Garde Municipale arriver
de l’Hôtel-de-Ville qu’on croyait défendre, ont remonté la rue Saint-Martin
puis, celle-ci sous le feu, tourné dans la rue de Venise. On s’est retrouvé
sous les arcades de la Cour Batave. Le Mercure, là-haut, sur le campanile, a
sans doute une bonne vision du champ de bataille mais au ras du pavé, c'est
moins facile. On choisit au hasard la sortie côté Saint-Denis. On est bien
tombé ! Rue Saint Magloire, c’est plus une barricade, c'est un vrai camp
retranché. Il y a une banderole sur la devanture d’une pharmacie : AMBULANCE.
On entend des chevaux piaffer à l’écurie, l’air a des odeurs de barrique et des
fusils dépassent du moindre trou.
Une balle siffle, ce
n’était que la première goutte, la grêle de plomb est tout de suite très drue.
Ensuite, on ne comprend pas comment elle réussit à redoubler encore ;
c’est pourtant le cas. A 7 heures et demie, alors que la nuit tombe, on attend
toujours une accalmie.
- On dirait qu'on a
toute la garnison de Paris sur le dos. S’il y avait des barricades ailleurs,
les troupiers seraient pas tous là ; on est les derniers ?
On lève la tête vers le
ciel : - Avec la nouvelle lune, on a des chances par les toits…
Dans la nuit, Delahodde croise Victor Hugo, qu’il
reconnaît, bien qu’il fasse noir comme un four dans la Vieille rue du Temple
dont toutes les lanternes sont brisées. Les bivouacs des régiments de ligne
ponctuent les boulevards jusqu’à la Madeleine. Place Royale, quatre grands feux
encadrent la mairie d'où sort au galop un escadron de hussards. Les pelisses et
les dolmans rougeoient devant les flammes.
« 2 h du matin. Je rentre chez moi, écrit Hugo. Je
remarque de loin que le grand feu de bivouac allumé ce soir au coin de la rue
Saint-Louis et de la rue de l'Écharpe a disparu. En approchant, je vois un
homme accroupi devant la fontaine qui fait tomber l'eau du robinet sur quelque
chose. Je regarde. L'homme paraît inquiet. Je reconnais qu'il éteint à la
fontaine des bûches à demi consumées puis il les charge sur ses épaules et s'en
va. Ce sont les derniers tisons que les troupes ont laissé sur le pavé en
quittant leurs bivouacs. En effet il n'y a plus maintenant que quelques tas de
cendre rouge. Les soldats sont rentrés dans leurs casernes. L'émeute est finie.
Elle aura du moins servi à chauffer un pauvre diable en hiver. »
Le mardi matin, Delessert fait le point avec
Malleval : une trentaine de tués dans la ligne et le double de blessés.
Les insurgés comptent 70 morts, une cinquantaine de blessés, dont Barbès (à la
tête et à la main). On en a arrêté 700 mais Blanqui comme Martin-Bernard ont échappé
au filet.
La boulangerie de Briol est à gauche de la fontaine. Atget. Gallica |
« Martin-Bernard est un homme de haute taille, mince
et nerveux ; il a l’air très ferme et très résolu. Il a adressé, dit-on,
une lettre à Me Emmanuel Arago, déjà
chargé, comme on sait, de la défense de Barbès devant la Cour des pairs. Un
supplément d’instruction étant désormais nécessaire, l’ouverture du procès est reportée
au 27 juin. » Une cinquantaine de personnes viennent encore d’être
arrêtées. Le seul nom que citent les journaux est celui du marchand de vins Jean Charles, à l’angle des rues du
Pélican et de Grenelle Saint-Honoré.
A 12h15, le samedi 29 juin, dans la salle des séances du Luxembourg
datant du Directoire [la nouvelle, en construction depuis 1’automne 1836 n’est
pas terminée], débute l'interrogatoire de Barbès. Il est le premier, assis à
gauche et au premier rang, de la trentaine d'accusés : taille imposante, belle
et grave figure, extrême pâleur due sans doute à ses blessures récentes, à la
barbe châtain foncé et aux habits noirs. Un mélange d'assurance et de
mélancolie...
Aperçu depuis le côté
gauche de la tribune du public, il semble encadré par les drapeaux d'Ulm et
d'Austerlitz, coiffé par le marbre de la lettre impériale : Sénateurs, Je vous
envoie quarante drapeaux conquis par mon armée, etc.
Le président
l'interpelle, Barbès se déplie, croise les bras sur sa poitrine :
- « Je ne me lève
pas pour répondre à votre interrogatoire ; je ne suis disposé à répondre à
aucune de vos questions. Si d'autres que moi n'étaient pas intéressés dans
l'affaire ; je ne prendrais pas la parole... »
Mais concernant les
nombreux prisonniers du 12 mai, explique l'accusé, les citoyens qui avaient été
convoqués ce dimanche-là à 3 heures ignoraient tout et croyaient venir assister
à une revue. Au lieu de quoi ils se sont vu donner des armes et des ordres; ils
ont été entraînés, forcés par une violence morale, à les exécuter.
Sans doute faudrait-il
expliquer au président pour le convaincre, ce qu'est une revue des Saisons, il ne doit pas s'en faire une
idée bien nette. Le sectionnaire doit toujours être prêt à répondre à l'appel.
Pour s'en assurer, les chefs lancent irrégulièrement, à échéance très brève,
une convocation générale : au jour dit, dans chaque rue latérale d'une voie
longue comme la rue Saint-Honoré, ou le boulevard depuis la Chaussée d'Antin
jusqu'à la Bastille, le Dimanche
attend à la tête de sa Semaine. Son Juillet vient relever auprès de lui
l'état des troupes, et le Printemps
auprès des Juillets. L'agent révolutionnaire, enfin, remonte
la rue ; à chaque croisement, on lui rend compte. Il peut ainsi se faire une
idée de l'effectif réellement et rapidement mobilisable.
- « Selon moi, continue Barbès, ils sont innocents. Je
pense que cette déclaration doit avoir quelque valeur auprès de vous ; car pour
mon compte, je ne prétends pas en bénéficier. Je déclare que j'étais l'un des
chefs de l'association, je déclare que c'est moi qui ai préparé le combat, qui
ai préparé tous les moyens d'exécution ; je déclare que j’y ai pris part, que
je me suis battu contre vos troupes... »
Barbès, qui a tout pris
sur lui, tient néanmoins à se défendre de l'assassinat du lieutenant Drouineau
que l'accusation lui impute comme « commis avec préméditation et
guet-apens » :
- « Je le dis pour que
mon pays, pour que la France l'entende. C'est là un acte dont je ne suis ni
coupable ni capable. Si j'avais tué ce militaire, je l'aurais fait dans un
combat à armes égales, avec les chances égales autant que cela se peut dans le
combat de la rue, avec un partage égal de champ et de soleil. Je n'ai point
assassiné, c'est une calomnie dont on veut flétrir un soldat de la cause du
peuple. »
Sur la banquette de
serge verte, le compositeur d'imprimerie Martin Bernard, à la gauche de Barbès,
presque aussi grand mais blond autant que l’autre est foncé, est maintenant
désigné par le président comme un autre chef des Saisons. L'accusé, lui, ne revendique aucun titre, il se borne à
dire qu'il ne répondra à aucune question, et il s’y tient effectivement.
Un greffier donne alors
lecture de pièces saisies sur lui quand on l'a arrêté, huit jours plus tôt,
dans une boulangerie de la rue Mouffetard, en face de la caserne des gardes
municipaux, où il avait réussi à se cacher pendant près de six semaines. Martin
Bernard y a beaucoup écrit, de nouvelles moutures, semble-t-il, du
questionnaire d'adhésion aux Saisons,
qui tiennent compte de l'insurrection ratée :
- « Peut-être
sommes-nous destinés à succomber encore une fois, et à rejoindre dans la tombe
ou dans les cachots de Philippe les martyrs du 12 mai. La mort et la prison ne
t'effraient-elles point ? Consulte tes forces. Tu n'hésites pas ? »
Mais surtout, il a
introduit dans le cérémonial un véritable manifeste de la société.
« - Question. Dans
quel but viens-tu près de nous ? - Réponse. Pour me faire recevoir dans une
association dont le but est de renverser par les armes la royauté, et d'y
substituer la république.
Question. Dis-nous ce
que tu penses de la royauté, et ce que tu entends par la république ? - Réponse.
(Comme le récipiendaire ne fait pas toujours une réponse complète à ces deux
questions, le citoyen chargé de le recevoir ajoute :) Nous allons en peu de
mots, sur ces deux questions, compléter ta pensée et te développer la nôtre :
Le but de l'association
est de renverser par les armes la royauté, et d'y substituer la république. C'est
le riche qui est tout dans cette société : c'est lui qui fait les lois, qui
règle, sans contrôle et sans discussion, les conditions du travail, qui fixe le
salaire de l'ouvrier. Et si ce dernier, de guerre lasse, sort parfois de son
apathie pour réclamer son droit, pour faire entendre la voix de la justice, on
l'emprisonne comme un vil scélérat, on l'appelle populace, canaille, séditieux.
Sur les débris fumants
de la royauté et de l'aristocratie, nous voulons établir la république et le
règne de l'égalité. Nous voulons renverser tous les privilèges attachés au
hasard de la naissance. Nous voulons que tous les hommes aient le droit de
manger, c'est-à-dire le droit de travailler, que leur existence, enfin, ne soit
pas livrée aux caprices et aux agiotages de quelques monopoleurs industriels
qui font à leur gré la hausse et la baisse. Nous voulons substituer l'esprit
d'association à l'esprit d'individualisme et d'isolement que les oppresseurs du
peuple ont organisé dans la société pour l'exploiter en toute sécurité. L'état
devra assurer à tous, sans exception, une éducation commune et gratuite ; car
l'instruction est à l'âme ce que le pain est au corps. Sous le gouvernement
républicain, tout homme âgé de 21 ans, et qui n'a pas forfait à l'honneur,
devra être électeur. Enfin, nous voulons une refonte de fond en comble de
l'ordre social. »
Le président est revenu
à Barbès qui, devant son insistance, lâche ces mots :
- « Quant à me défendre devant vous, je vous ai déjà
dit que cela ne me convenait pas... Quand l’Indien est vaincu, quand le sort de
la guerre l’a fait tomber au pouvoir de son ennemi, il ne songe point à se défendre,
il n’a pas recours à de vaines et inutiles paroles : il se résigne et
donne sa tête à scalper. Je fais comme l'Indien, moi... je vous livre ma tête. »
Le 12 juillet, Barbès est condamné à
mort. Le lendemain, une marche de plus de 1000 étudiants et ouvriers, en
direction du Luxembourg, doit être dispersée par la police. Le même jour, Me
Dupont est allé avertir le garde des sceaux qu’un jeune homme ressemblant à
Barbès lui a avoué être responsable du meurtre de Drouineau. Mme Augusta Carle,
la sœur de Barbès, s’est jetée aux pieds du Roi. Victor Hugo a fait parvenir au
souverain cette supplique :
« Par
votre ange envolée ainsi qu'une colombe !
Par ce
royal enfant, doux et frêle roseau !
Grâce
encore une fois ! grâce au nom de la tombe !
Grâce au
nom du berceau ! »
source: Gallica |
Le 14 octobre, Blanqui est arrêté à 6 heures et demie du
matin alors qu’à l’hôtel Daumont, rue de l’Hôtel de Ville, il vient de monter sur l’impériale de la
voiture publique de la Bourgogne, le dernier, en retard, l’appel étant déjà
fait. Quatre agents en civil, assis dans la voiture comme de simples voyageurs,
font stopper le postillon et se saisissent de lui. Blanqui tente d’avaler quelque
chose mais en est empêché. Cinq membres des Saisons, qui l’avaient accompagné
jusque dans la cour des diligences, sont arrêtés : Honoré Breton, imprimeur ; Théodore Winturon, lithographe ; Aristide Bouvet, médecin ; Alexis Dubois, rentier ; Auguste
Costis, graveur. Le plan de Blanqui était de gagner Châlons-sur-Saône et
d’y prendre le bateau pour Lyon afin de rejoindre la Suisse. La police savait que
telle était la destination finale et tous les moyens de transport étaient
couverts, aussi bien les bateaux à vapeur vers la Haute Seine que les relais
hors des barrières des voitures nombreuses partant vers la Bourgogne.
A la révolution de février 1848, Lucien Delahodde était
démasqué comme un indicateur de police, immatriculé rue de Jérusalem, sous le pseudonyme
de ‘Pierre’, depuis 1838.