La tour Eiffel, monument
emblématique de Paris est un gros totem de ferraille (ceci dit sans aucune
nuance péjorative), portant le nom de son constructeur. On n’en est pas plus
intrigué que ça, ce n’est pourtant pas banal ! On trouve plutôt, ailleurs,
dans ce rôle, la pierre et le marbre, dédiés à quelque souverain des cieux ou
de la terre. Notre pylône métallique célébrait, bien involontairement comme on
verra plus bas, un siècle après la Révolution, la primauté industrielle de la
capitale. C’est Paris, marquée de ses croisillons de fer, qui méritait de
s’appeler Stalingrad (la « ville de l’acier » :-).
Les fondations de la tour Eiffel. Gallica |
L’Exposition du centenaire de la
prise de la Bastille s’est ouverte le 6 mai 1889. La société de Gustave Eiffel
(installée alors à Levallois, 42 rue Fouquet, rue devenue depuis Gustave
Eiffel, et qui se prolongeait jusqu’à l’actuel périphérique), y était
responsable d’une tour qui gardera son nom, dans la mesure où elle était, non
pas un monument commémoratif de commande, mais une attraction construite
« à ses risques et périls », financiers s’entend : un manège
forain, l’équivalent d’une grande roue ou de montagnes russes.
Concernant l’obélisque, monument
tout ce qu’il y a de plus classique et officiel, lui, qu’on dit donc « de
Louxor » ou « de la place de la Concorde » et non pas « de
Lebas », son piédestal nous fait pourtant connaître le nom de l’ingénieur
qui en dirigea l’érection, (comme celui du capitaine qui en avait assuré le
transport : Verninac). Les noms des ouvriers, vous n’y pensez pas !
Le 28 octobre 1836, on a bien vu, accrochés à son sommet, les drapeaux des
charpentiers et des maçons, mais l’hommage qu’ils se rendaient ainsi à
eux-mêmes resta tout éphémère et non patronymique.
Des noms, Gustave Eiffel en a
fait graver une ribambelle sur sa tour, il y avait la place :
soixante-douze patronymes, tous des Français à l’exception du Suisse Breguet. Côté
Grenelle, Gouin, Cail, Giffard, l’homme des injecteurs de machines à vapeur ;
côté Trocadéro, Flachat, l’ingénieur du pont d’Asnières et de la plupart des
réalisations de Gouin, et aussi ingénieur-conseil des frères Pereire ; face
à Paris, enfin, le Polonceau du pont du Carrousel, à moins qu’il ne s’agisse de
son fils, inventeur des fermes métalliques éponymes. En bref, une vingtaine d’industriels,
ses pairs ; les autres sont des savants. Les noms des deux cents à
deux-cent-cinquante ouvriers présents en permanence sur le chantier durant
vingt-six mois ne figurent nulle part. Un tiers des 15 000 éléments de
structure a été riveté sur place, une équipe de quatre membres étant nécessaire
pour chauffer le rivet grâce à un four portatif qu’on hissait avec soi, mettre
et maintenir le rivet en place, enfin en marteler la tête. Une équipe de
riveteurs répétait l’opération 250 à 300 fois par jour. Par bonheur, il n’y eut
aucun accident mortel. Gageons que le contraire n’aurait même pas suffi à en
immortaliser les victimes.
On n'a de photos que des peintres, pas des rivetteurs. 1924. Gallica |
Les ouvriers y sont payés à l’heure, c’est à dire
moins l’hiver, où les journées ne font « que » 9 heures, que l’été où
elles en font 12. La grève de septembre 1888 demandait, pour compenser un peu,
une augmentation horaire à la mesure de la diminution du jour. Le 20 septembre,
pour mettre un terme au conflit, Eiffel accordait par écrit une augmentation de
15 cts de l’heure à l’entrée de l’hiver, assortie d’autres promesses
orales. Le 19 décembre, il fait très froid depuis quelques jours, plusieurs
ouvriers sont tombés malades, les autres, réunis au café du 135 rue d’Orsay
(auj. quai Branly pour cette partie), leur local habituel, considèrent que la
journée d’hiver de 9 heures payées 10 est une des promesses verbales non
tenues de septembre. Le 20 décembre, à 7h45, ils sont 140 à monter au sommet,
alors à 210 mètres, dans le froid qu’on imagine à cette date, cette heure et
cette hauteur, pour y tenir meeting. Au bout d’une heure, la grève est décidée,
les monteurs éteignent les forges, 5 délégués partent pour Levallois rencontrer
Eiffel, qui n’accordera rien.
Lors d’une exposition suivante, pas
universelle celle-là mais des Arts décoratifs, la tour Eiffel s’appellera
Citroën. A compter du 4 juillet 1925, et dix ans durant, jusqu’à la faillite
d’André Citroën, de quarante kilomètres à la ronde vous éblouissait le nom de
la marque automobile, en lettres de vingt mètres de hauteur, composées de deux
cent cinquante mille ampoules de six couleurs. Une appropriation de l’espace et
des monuments publics qui se réinstalle aujourd’hui par le biais de toiles
peintes couvrant les échafaudages lors de travaux de rénovation.
C’est chez Pauwel, à la Chapelle,
successeur de Charles Nepveu à la
Compagnie générale de matériel de chemin de fer, qu’Eiffel avait débuté.
L’entreprise employait d’autres célébrités : Denis Poulot se souvient
avoir assisté, barrière des Vertus (au débouché de la rue du Château-Landon sur
le boulevard de la Chapelle), chez le traiteur Boulanger, à l’enseigne du « Là,
s’il vous plaît », au sacre d’un « empereur des pochards et roi des
cochons » qui travaillait chez Pauwel. « Là, s’il vous plaît »,
c’est l’appel lancé par le forgeron à ses collègues pour leur indiquer que
c’est le bon moment de frapper sur la pièce chaude. Boulanger était donc
lui-même, sans doute, un ancien forgeron mais, devenu gargotier, son nom nous
est resté. On ne sait pas en revanche le nom de « l’empereur »,
Hercule doté de doigts de fée au bout de biscottos de fer, capable nous dit
Poulot de dessiner le portrait d’Henri IV, à l’aide d’une pointe à tracer, dans
un carré d’un millimètre de côté !
Eiffel créerait ensuite son
entreprise en 1867, à 36 ans. On lui doit, à Paris, la passerelle des
Buttes-Chaumont, et la coupole de la synagogue de la rue des Tournelles, et
aussi l’ossature du Bon Marché. Aristide Boucicaut, vendeur puis chef de rayon
pour les châles au Petit-Saint-Thomas de la rue du Bac, avait pressenti le
grand boom économique du Second Empire. Le 9 septembre 1869 était posée la
première pierre du premier grand magasin parisien, le sien. L’architecte Louis
Charles Boileau et l’ingénieur Gustave Eiffel allaient, de fer (qui permet les
larges baies) et de verre (pour laisser passer la lumière naturelle), le
construire. Le baron Haussmann lui fournirait sa clientèle en enrichissant la
bourgeoisie.
De chez Eiffel encore la
structure métallique du « pavillon de l’Alimentation et des Vins de la
Ville de Bordeaux », à l’Exposition universelle de 1900, qui deviendra la
cité d’ateliers d’artistes dite La Ruche, au 2 passage de Dantzig dans le 15ème.
On doit enfin à Eiffel l’ossature
de la statue de la Liberté, tâche dans laquelle il succédait à Viollet-le-Duc.
Cette ossature était habillée par Monduit et Béchet ; Gaget, Gauthier et
Cie successeurs, 25 rue de Chazelles, maison fondée en 1825. « Un de nos
grands établissements parisiens, écrit Turgan, le plus important peut-être de
ceux où l’on travaille les métaux. On leur doit la tête gigantesque de la
statue de l’indépendance américaine, en cuivre repoussé, qui à l’exposition
universelle de 1878, préfigurait pour ses souscripteurs le futur monument new-yorkais »
que l’on n’appela jamais ni statue Gaget, Gauthier et Cie successeurs ni statue
Eiffel ni statue Bartholdi, son sculpteur, mais uniquement « statue de la
Liberté ». Enfin la statue toute entière, qui sera posée, donc, sur une
armature de l’entreprise Eiffel, à l’entrée du port de New York.
L'habillage de la Liberté. Gallica |
Les dessous Eiffel de la Liberté Gaget. Gallica |
La même entreprise redressera la
colonne Vendôme, aura la charge des flèches de Notre-Dame et de la
Sainte-Chapelle, de la couverture de l’Opéra Garnier et, plus terre à terre, des
canalisations conduisant les eaux de la Vanne et de la Dhuys à Paris, la société
étant l’entrepreneur de la Compagnie générale des eaux. Outre ces infrastructures,
elle fait aussi dans la robinetterie.
Mais le plus notoire des travaux
d’Eiffel est bien sûr sa tour, construite de 1887 à 1889. Attraction
touristique, il lui fallait hisser les visiteurs qui payaient le point de vue
imprenable ce qui poserait un problème d’ascenseur. Lors de son
inauguration, elle en était encore dépourvue : le président du Conseil
s’était arrêté au premier étage ; Locroy, ministre du Commerce était monté
à pied jusqu’au sommet !
Léon Edoux avait présenté le
premier ascenseur, - il est l’inventeur du mot -, à l’Exposition de 1867. C’est
lui qui va réaliser l’ascenseur double de la tour Eiffel, à deux cabines
s’équilibrant, qui reliera le 2e étage au sommet. Les ascenseurs
Roux-Combaluzier et Otis, qui démarraient au rez-de-chaussée, ont été remplacés
pour l’Expo de 1900 ; ceux d’Edoux existaient toujours en 1980, c’était
alors les doyens des ascenseurs.
Léon Edoux était passé de la
fabrication d’usines à gaz aux ascenseurs en s’associant avec Samain.
L’entreprise Edoux et Samain, (12 rue Saint-Amand et 72 à 78 rue Lecourbe),
fabriquera des ascenseurs électriques dès 1900. Elle aura les honneurs de la Java des Chaussettes à clous, de
Boris Vian, où tous les gendarmes ont des noms d’ascenseurs : « - Gendarme Edoux-Samain /
Combien de contredanses avez-vous exécutées ce matin ?
/ - Cent treize, brigadier / -
Gendarme, ce n'est guère! / Attention, on vous surveille ». Ses collègues
sont le gendarme Combaluzier et le gendarme Otis Pifre (161-63 et 174-76 rue de
Courcelles, 17e).
Le scandale de Panama datait de
1892 ; panama, devenu nom
commun, est passé dans l’argot dès 1903 pour y nommer une « chose, affaire
embrouillée » (Nouv. Lar. ill.). Paname pour désigner Paris est attesté
la même année. Paris était-il alors « la grosse combine » comme New
York « la grosse pomme » ? Toujours est-il qu’Eiffel se trouva
attaqué au moment du scandale parce qu’il construisait les écluses du canal. Il
en prendra sa retraite, laissant la place à la tête de son entreprise à Maurice
Koechlin.
L’atelier d’horlogerie Breguet
avait été fondé quai de l’Horloge, - il ne pouvait en être autrement ! - à
la fin du 18e siècle. Il s’était installé 19 rue Didot cent ans plus tard,
après avoir été à l’origine des premières horloges électriques, des premières
bobines, du télégraphe à lettres, du premier téléphone national. L’entreprise
comptait 130 à 190 ouvriers en 1896, 480 en 1900. En 1903, le transfert d’une
partie de la production à Douai faisait tomber ce chiffre à 150 mais il serait
déjà remonté à 270 en 1907. Les premiers hélicoptères y seront encore mis au
point. En 1918, à 86 ans, Gustave Eiffel collaborait, rue Didot, à la première
mise au point d’un prototype en soufflerie.
Henri Tanguy, futur colonel Rol-Tanguy, en sortant du service militaire, en 1930, entre chez Breguet, rue Didot. Il y devient tôlier-formeur, chaudronnier en cuivre, tuyauteur, soudeur. Quatre ans plus tard, à la suite de la tentative de coup d'État de février 34, il y monte un syndicat, y crée une cellule communiste. Il est licencié l’année suivante.
Henri Tanguy, futur colonel Rol-Tanguy, en sortant du service militaire, en 1930, entre chez Breguet, rue Didot. Il y devient tôlier-formeur, chaudronnier en cuivre, tuyauteur, soudeur. Quatre ans plus tard, à la suite de la tentative de coup d'État de février 34, il y monte un syndicat, y crée une cellule communiste. Il est licencié l’année suivante.
La société Eiffel est demeurée à
Levallois jusqu’en 1957, date à laquelle elle passait au Blanc-Mesnil avec un
siège à Paris 23, rue Dumont d’Urville.
Armorial de patrons que tout cela !
Pourquoi le film seul, à ses génériques, rend-il hommage à tous ses ouvriers ?
Personnellement, je ne vais au cinéma que pour ça.
Paris ouvrier, avec ses quelque
1 000 noms propres, essaye à sa petite échelle (ce n’est pas le Maitron,
bien sûr), d’être le mémorial des ouvriers parisiens.