(treizième épisode du Paris, la ville rêvée de Voltaire, commencé ici avec la livraison
de novembre 2013)
Le 15
décembre 1752, une lettre arrive chez Mme
du Deffand, qui corrige le tableau embelli que Voltaire, dans les siennes, lui a dressé : « Quelque art
qu’il ait pu mettre dans la peinture qu’il vous a faite de son bonheur, je vois
bien qu’il ne vous a pas persuadée, et vous n’avez pas dû l’être. Je l’ai vu de
près, je puis vous assurer que son sort n’est pas digne d’envie. Il passe toute
la journée seul dans sa chambre, non par goût, mais par nécessité ; il soupe
ensuite avec le roi de Prusse, par nécessité aussi beaucoup plus que par goût.
II sent bien qu’il n’est là qu’à peu près comme les acteurs de l’Opéra à Paris,
dans le temps que la bonne compagnie les admettait seulement pour chanter à
table. Je suis fort trompé, ou il ne tiendra pas longtemps contre l’ennui qu’il
mène ».
Cette
lettre est du baron de Scheffer,
ambassadeur de Suède à Paris depuis bientôt huit ans, et qui vient de regagner
Stockholm, par Berlin.
Scheffer,
comme le comte Bernstorff, envoyé de
Danemark, comme Jean-Louis Saladin,
patricien genevois mais ambassadeur du roi d’Angleterre Georges II, comme Horace Walpole, quatrième fils du
Premier ministre Sir Robert Walpole, est de ces Européens de distinction que
Voltaire a recommandés à Mme du Deffand et qui ont fréquenté son salon de la
rue Saint-Dominique, dans la communauté de Saint-Joseph, aux côtés de d’Alembert, de Marmontel, de Maupertuis
et de deux chats angora « ayant au cou l’énorme collier de faveurs, qu’ils
portent gravé en or sur le dos des livres possédés par la marquise ». Dans
cette liste, le président Hénault
est à part, qui forme un couple hors norme avec Mme du Deffand, comme Voltaire
avec Mme du Châtelet jusqu’à la mort
de celle-ci.
La vie
monacale que dépeint Scheffer, image que Voltaire lui-même utilise dans ses
lettres à la margrave de Bayreuth, sœur de Frédéric II, parlant du
« couvent de Potsdam » et signant « Frère Voltaire », a
permis au Siècle de Louis XIV d’être mené à bien. Voltaire le
mûrissait depuis ses conversations avec le vieux M. de Caumartin au château de Saint-Ange.
Ce livre
écrit à Berlin, un Anglais, lord
Chesterfield, le juge pour son fils en des termes qui soulignent l’absence
de tout nationalisme chez Voltaire : « Il me dit tout ce que je
souhaite de savoir, et rien de plus ; ses réflexions sont courtes, justes, et
en produisent d’autres dans ses lecteurs. Exempt de préjugés religieux,
philosophiques, politiques et nationaux, plus qu’aucun historien que j’aie
jamais lu, il rapporte tous les faits avec autant de vérité et d’impartialité
que les bienséances, qu’on doit toujours observer, le lui permettent ».
Au
passage, Voltaire réforme l’orthographe, pour en faire la nôtre, et n’oublie
évidemment pas ce qui, du siècle de Louis XIV, a fait Paris. « Nous
avions eu de très grands architectes du temps de la régence de Marie de
Médicis. Elle fit élever le palais du Luxembourg dans le goût toscan, pour
honorer sa patrie et pour embellir la nôtre. Le même de Brosse, dont nous avons
le portail de Saint-Gervais, bâtit le palais de cette reine, qui n’en jouit
jamais. Il s’en fallut beaucoup que le cardinal de Richelieu, avec autant de
grandeur dans l’esprit, eût autant de goût qu’elle. Le palais Cardinal, qui est
aujourd’hui le Palais-Royal, en est la preuve. Nous conçûmes les plus grandes
espérances quand nous vîmes élever cette belle façade du Louvre qui fait tant
désirer l’achèvement de ce palais. Beaucoup de citoyens ont construit des
édifices magnifiques, mais plus recherchés pour l’intérieur que recommandables
par des dehors dans le grand goût, et qui satisfont le luxe des particuliers
encore plus qu’ils n’embellissent la ville. »
On ne
s’étonne pas d’y retrouver sa préoccupation constante : donner à
voir ; par une architecture privée tournée vers l’extérieur, et par une
architecture publique visible de tous côtés grâce à des parvis, des places, des
percées offrant des perspectives. « Le roi avait destiné les bâtiments [de
la place aujourd’hui Vendôme] pour sa bibliothèque publique. La place était
plus vaste ; elle avait d’abord trois faces, qui étaient celles d’un palais
immense, dont les murs étaient déjà élevés, lorsque le malheur des temps, en
1701, força la ville de bâtir des maisons de particuliers sur les ruines de ce
palais commencé. Ainsi le Louvre n’a point été fini ; ainsi la fontaine et
l’obélisque que Colbert voulait faire élever vis-à-vis le portail de Perrault
n’ont paru que dans les dessins ; ainsi le beau portail de Saint-Gervais est
demeuré offusqué ; et la plupart des monuments de Paris laissent des regrets. »
Si la
responsabilité du monarque est importante, elle n’est pas la seule :
« Colbert, le Mécène de tous les arts, forma une académie d’architecture
en 1671. C’est peu d’avoir des Vitruves, il faut que les Augustes les
emploient », écrit Voltaire, pour ajouter aussitôt : « Il faut
aussi que les magistrats municipaux soient animés par le zèle et éclairés par
le goût. S’il y avait ou deux ou trois prévôts des marchands comme le président
Turgot, on ne reprocherait pas à la
ville de Paris cet hôtel de ville mal construit et mal situé ; cette place si
petite et si irrégulière, qui n’est célèbre que par des gibets et de petits
feux de joie ; ces rues étroites dans les quartiers les plus fréquentés, et
enfin un reste de barbarie, au milieu de la grandeur et dans le sein de tous
les arts ».
Le
principal grief fait à Louis XIV – et Colbert déjà avertissait le roi qu’il
serait jugé à cette aune par la postérité – est qu’il a préféré « sa
maison de campagne » à sa capitale. « S’il avait employé à embellir
Paris, à finir le Louvre, les sommes immenses que coûtèrent les aqueducs et les
travaux de Maintenon, pour conduire des eaux à Versailles, travaux interrompus
et devenus inutiles ; s’il avait dépensé à Paris la cinquième partie de ce
qu’il en a coûté pour forcer la nature à Versailles, Paris serait, dans toute
son étendue, aussi beau qu’il l’est du côté des Tuileries et du Pont-Royal, et
serait devenu la plus magnifique ville de l’univers. »
C’est
l’époque où les Rousseau vont, avec la mère de Thérèse et parfois Grimm, à Marcoussis, qui inspire ces
vers à Jean-Jacques :
« Paris, malheureux qui t’habite
Mais plus malheureux mille fois
Qui t’habite de son pur choix,
Et dans un climat plus tranquille
Ne sait point se faire un asile
Inabordable aux noirs soucis
Tel qu’à mes yeux est Marcoussis ! »
Le voyage de la statue royale
Pendant
que Diderot était enfermé au donjon
de Vincennes, en août 1749, et que Voltaire redoutait l’accouchement prochain
de Mme du Châtelet, le journal de Barbier
indiquait : « Le roi a déterminé la place où il permet à la ville de
Paris de lui faire ériger une statue », savoir le quadrilatère compris
entre la rue de Seine et la rue des Grands-Augustins, les quais et les rues de
Buci et Saint-André-des-Arts. « Ce n’est pas à dire, cependant, qu’on prendra
absolument tout ce terrain (…) mais c’est-à-dire que la place est désignée dans
cet espace de terrain, pour lequel il sera dressé différents plans, dont l’on
choisira celui qui paraîtra le plus beau. »
Le prince de Conti, reçu Grand Prieur de
France et ayant de ce fait pris possession du Temple, le roi lui a fait vendre
son hôtel éponyme à la Ville – pour une somme comprise entre 1,6 et 1,8 million
de livres, assure Barbier, moitié pour lui, moitié pour sa sœur –, afin qu’on y
pût « bâtir un hôtel de ville magnifique ». « Il faut donc
d’abord faire le plan d’un hôtel de ville, et ensuite le plan de la place
derrière ou à côté, sur la même ligne. » On semblait répondre ainsi au vœu
de Voltaire qui, dix ans plus tôt, se plaignait à Caylus : « Il n’y a pas une seule place publique dans le
vaste faubourg Saint Germain : cela fait saigner le cœur ».
Moins de
deux ans plus tard, tout avait déjà changé : il était question de placer
la statue du roi entre l’extrémité du jardin des Tuileries et le départ des Champs-Élysées.
D’Argenson l’aîné notait dans son
journal : « Mon frère m’a montré les deux plans pour la place du
Pont-Tournant. L’un est de Servandoni,
l’autre de Mansart. Celui-ci est
d’une architecture française et galante, l’autre d’architecture italienne,
auguste, mais lourde. On rétrécit la place, la trouvant trop grande, et l’on a
tort, car dans les monuments publics le grand est toujours le beau. Dans le
dessin de Servandoni, il n’y a que la statue du roi, entourée d’une balustrade,
quoique grande, mais qui laisse de grands vides derrière elle. Dans celui de
Mansart, cette espèce de colonnade est plus vaste, mais non encore assez ; elle
est adhérente aux Tuileries. Elle est mieux, mais non aussi bien, selon moi,
qu’elle pourrait être ».
Et puis
le « cher Nigaud » de Mme de
Pompadour, Pâris-Duverney, est
passé par là, et d’Argenson se voit contraint de rectifier, deux mois plus
tard : « On travaille à force au bâtiment de l’École militaire, qui
sera plus grand que celui des Invalides, près duquel il est situé. Ainsi l’on
veut surpasser l’édifice de Louis le Grand. Le roi a acheté des carrières près
Senlis ; on prétend que c’est une économie. Pâris-Duverney avancera tout
l’argent nécessaire. Il faudra, dit-on, 15 millions. Tout autre bâtiment
est suspendu moyennant celui-ci. Ni place publique pour la statue du roi, ni
hôtel de ville, quoique l’on ait promis à M. le prince de Conti d’acheter son
hôtel. L’hôtel de Soissons doit servir de halle aux blés. Le prévôt des
marchands a engagé l’hôtel de ville à donner chaque année 7 à 8 000 livres
pour arroser les remparts, sabler les contre-allées desdits remparts, y placer
des barres, etc. ».
L’hôtel
de Conti ne sera finalement démoli qu’en 1768, pour être remplacé par l’hôtel
de la Monnaie. Rempart est synonyme de boulevard, et Voltaire fera l’étymologie
de ce terme d’une façon que le dictionnaire de l’Académie n’a pas retenue.
Voltaire
a fini par quitter, en mauvais termes, Frédéric II.
À Francfort, pourtant ville libre, il a été attrapé par le résident de Prusse,
qui l’y a retenu de force un bon mois, au prétexte qu’il serait parti en
emportant un « livre de poésies du roi ». Près de trente ans après la
valetaille de Rohan-Chabot, le voilà de nouveau malmené ; la morgue du
sang bleu ne connaît pas les frontières. Arrivé en Alsace, il attend en vain un
signe pour rentrer à Paris. Le roi lui interdit finalement de se rapprocher de
la capitale du fait du scandale causé par une édition pirate de son Abrégé
de l’Histoire universelle, le futur Essai sur les mœurs, peut-être publiée à l’instigation de
Frédéric II pour le perdre. Dès l’introduction, on y trouvait cette
phrase : « Les historiens, semblables en cela aux rois, sacrifient le
genre humain à un seul homme ».
À Paris,
« on a jeté quatre vers sur la fondation de la statue du roi », pour
lui reprocher de n’y résider pas plus que ne faisait le Roi-Soleil. « En
voici le sens, explique d’Argenson : cet habitant des bois s’est retiré hors de
la ville, comme il est hors du cœur de
ses sujets. »
Mme Geoffrin craignait sa pétulance
Flipart, d'après Vien, la Jeune Corinthienne |
Le 25
août de chaque année, à la Saint-Louis, s’ouvre le Salon. En 1755, un portrait
de Mme de Pompadour, par Quentin La Tour,
y trône en bonne place : sur une console, en fond, la Henriade et le tome IV de
l’Encyclopédie,
le dernier paru, au mois d’octobre précédent, reliés en veau. À Bellevue,
depuis le départ de Voltaire, la marquise a interprété le Colin du Devin
du village de Jean-Jacques
Rousseau, tout comme elle avait tenu un rôle dans Zaïre ; on ne
saurait être plus éclairée. Elle n’a pu pourtant fléchir le roi. Pour la
première fois, à 60 ans, Voltaire, rompant avec la fortune portative, s’est
installé en pleine propriété, mais à Genève, aux Délices, avec Mme Denis.
En cet
été de 1755, on fait « abattre les arbres des Champs-Élysées… pour donner
à l’hôtel de la marquise de Pompadour un aspect plus agréable sur la
rivière », comme le note le marquis d’Argenson. Lorsque Diderot commencera
son Neveu
de Rameau, six ans plus tard, le personnage ne pourra plus s’y promener
que « sous quelques-uns de ces vieux arbres épargnés parmi tant d’autres
qu’on a sacrifiés au parterre et à la vue de l’hôtel de Pompadour ».
La
marquise s’est, en effet, acheté l’hôtel d’Évreux, aujourd’hui notre palais de
l’Élysée. Jamais en reste, le Fermier général Étienne-Michel Bouret, parangon du courtisan que moque Diderot dans
le même Neveu de Rameau, le flanque
aussitôt de six hôtels, confiés à l’architecte Boullée : le n° 53 de
la rue du Faubourg-Saint-Honoré sera annexé à l’Élysée en 1852 ; le
n° 51, l’hôtel de Saxe, absorbé par la rue de l’Élysée, percée un peu plus
tard ; le n° 49 est pour son gendre et confrère, de Vilmorin ;
le n° 47 à la comtesse de Sabran ; le n° 45 au marquis de
Brunoy, fils du Pâris dit Montmartel ; le n° 43 à d’Andlau, gendre
d’Helvétius.
Chardin, La Pourvoyeuse, 1739 |
La
marquise de Pompadour, aux jours de tristesse, aime à se retirer aux Nouvelles
Haudriettes, ou Filles de l’Assomption, où est morte sa fille unique, Alexandrine Lenormant d’Étiolles.
L’église du couvent (aujourd’hui celle des Polonais) donne à entendre, aux
jours saints, des cantiques presque aussi courus que ceux de Longchamp. Paris
se décentre au faubourg Saint-Honoré. La « place pour la statue du
roi » est toujours en plan, et c’est de l’autre côté des palais royaux que
semble se réaliser une idée si souvent prônée par Voltaire. « La colonnade
du Louvre, du côté de l’église de Saint-Germain-l’Auxerrois, est un des beaux
monuments de l’architecture moderne qui existent », rappelle la Correspondance
littéraire de Grimm. « Les cris des citoyens et des gens de goût
se sont toujours réunis pour faire remarquer au gouvernement combien il était
indécent non seulement que le Louvre ne soit pas achevé, mais surtout que ce
superbe monument soit masqué par des maisons et des ruines, et dérobé, pour
ainsi dire, à la vue de ceux qui aiment les belles choses. On dit que les
ordres sont donnés pour achever le Louvre, et pour découvrir la
colonnade. »
Pour que
ces ordres ne risquent plus d’être contredits, Bachaumont distribue des félicitations anticipées à tous les échos,
sous forme de chanson. « C’est une assez bonne méthode, poursuit la Correspondance, de louer le gouvernement
sur les belles choses qu’il a envie de faire, comme si elles étaient déjà
faites. La honte empêche souvent de reculer, et fait achever les choses dont on
a reçu les éloges d’avance. » Malheureusement, un bonheur ne vient jamais
seul : « Pour que le goût soit toujours outragé, on dit que la
décoration du mur qui est derrière la colonnade sera totalement défigurée. Il
ne s’agit de rien moins que de percer en croisées les niches qui y sont pour
placer des statues, et en forme d’œil-de-bœuf les médaillons qui sont
au-dessus. À ce prix-là, il vaudrait bien mieux que la colonnade restât
toujours cachée à nos yeux. Est-il croyable que dans un siècle aussi éclairé
que le nôtre on puisse former le projet de défigurer le plus beau monument
d’architecture qu’il y ait en France, et cela pour avoir des fenêtres et des
lucarnes ? ».
Au 374,
rue Saint-Honoré, en face des Capucins, Mlle
Clairon et Lekain ont commencé
de lire une pièce que son auteur compare aux « farces monstrueuses de
Shakespeare et Lope de Vega », L’Orphelin de la Chine. Voltaire
n’est présent qu’en buste, sous trois paysages de Joseph Vernet, dont une Tempête. À sa gauche, la Conversation
espagnole est une commande de Mme
Geoffrin, « exécutée sous ses yeux » par Carle Van Loo, comme le seront la Vertueuse Athénienne et
la Jeune
Corinthienne, par Vien. Ces
peintres, comme Boucher, Greuze, Hubert Robert, le graveur Cochin,
dont elle achète les œuvres, sont assidus à ses lundis d’artistes.
« D’Alembert
présidait les dîners du mercredi ; c’est là où je l’ai vu la première
fois, racontera d’Escherny. Mme Geoffrin a marqué dans le XVIIIe
siècle par sa maison qui était devenue le point de réunion des étrangers
distingués et de tout ce que la ville et la cour avaient de plus instruit et de
plus poli, gens de lettres, philosophes, principaux artistes, grands seigneurs
et leurs femmes. Diderot n’allait point chez Mme Geoffrin ; elle craignait
sa pétulance, la hardiesse de ses opinions, soutenue, quand il était monté, par
une éloquence fougueuse et entraînante. »
D’Alembert n’y présidait peut-être que parce qu’il
n’habitait pas trop loin, rue Michel-le-Comte, chez Mme Rousseau, vitrière, sa
mère nourricière qu’il n’avait jamais quittée. C’est en tout cas le genre
d’explication que donne Voltaire à Mme du Deffand, quand elle se sent
négligée : « Je vois les fortes raisons du prétendu éloignement dont
vous parlez ; mais vous en avez oublié une, c’est que vous êtes éloignée de son
quartier. Voilà donc le grand motif
sur lequel court le commerce de la vie ! Savez-vous bien, vous autres, ce qu’il
y a de plus difficile à Paris ? C’est d’attraper le bout de la journée ».