Jean Jaurès et le Sentier cycliste

Le prétexte en est encore (voir message précédent) le téléguidage pour "IDF1 chez vous", à l'occasion de la réédition de mes Traversées de Paris.

1. L’hôtel Colbert (16, rue du Croissant), appartient à un gouverneur des Iles dont la fille épousera un neveu du ministre Colbert, d’où l’appellation. Il est attesté dès 1739.
A la mi-juillet 1836, le quotidien Le Siècle s’y installe. Le Charivari, dont la figure la plus célèbre est Daumier, y a déjà son administration en 1834 ; sa rédaction la rejoint en 1848, où l’on trouve aussi dans les lieux l’imprimerie Lange et Lévy : la cour classique de l'hôtel aristocratique a été couverte d’une verrière qui en fait l’atelier des machines ; bureaux et rédactions occupent les anciens appartements.
Après la Commune, on trouve ici un éditeur, la Librairie Illustrée qui, en 1876, publie la Chanson des Gueux (Gueux des Champs, Gueux de Paris) de Jean Richepin, aussitôt saisie pour outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs. L’ouvrage contient un glossaire d’argot; quelques exemples : une cintième, (déformation de cinquième), est une casquette de souteneur, haute comme un 5ème étage ; la viscope est la casquette ordinaire ; une galupe est une fille publique.
Le 27 octobre 1883, sort de l’hôtel Colbert le n°1 du Cri du Peuple de Jules Vallès. Alors que s’y impriment aussi, dans ces années 1880, La Cote de la Bourse et le Messager de la Bourse.
Dans le bâtiment voisin, au n°12, on trouve toute une série de journaux bonapartistes, puis L’Intransigeant y est logé quand Léon Bailby, en 1924, fait construire pour son quotidien le n°100 de la rue Réaumur.
Le 24 avril 1908, L’Humanité de Jean Jaurès, arrivant du 110, rue de Richelieu, s’installe à l’hôtel Colbert ; elle y restera jusqu’au 25 janvier 1913, pour s’installer ensuite à deux pas, au 142 rue Montmartre. Jaurès n’aura donc eu qu’à traverser la rue pour aller dîner au :
- café du Croissant. Le vendredi 31 juillet 1914, à 21 h 40, Jaurès est assassiné dans ce Café du Croissant, 146, rue Montmartre. Almeyreda, le père de Jean Vigo, transfuge de la Guerre sociale (121, rue Montmartre), et deux de ses collaborateurs du Bonnet rouge sont à ce moment-là dans la salle ; on sait qu’un médecin, le fils du ministre brésilien des Affaires étrangères, est en visite dans les locaux du Radical qui partage le 142 rue Montmartre avec l’Humanité, c’est lui qu’on appelle au secours.
- 142-44 rue Montmartre, dès 1880, l’imprimerie Paul Dupont ; l’Aurore -(c’est là que Zola lit son « J’accuse » avant sa publication dans le numéro du lendemain 12 janvier 1898)- ; le Radical, l’Univers, le Jockey, la Presse, la France – c’est ce dernier titre que l’on lit encore aujourd’hui au fronton du bâtiment.
L’Humanité passera au n°138 de la rue en 1931 pour y rester jusqu’à la 2ème guerre mondiale.  

2. La rue Réaumur. Cette section Sébastopol-Bourse de la rue Réaumur est ouverte en 1895-96, spécialement pour abriter les immeubles du prêt-à-porter et de l’imprimerie ; inaugurée par le président Félix Faure lui-même en 1897, alors qu’elle n’est qu’en chantier, le règlement d’urbanisme de 1902 lui sera appliqué par anticipation. Ce règlement autorise la construction de saillies importantes sur la rue, pouvant aller jusqu’à 1,20 mètre (ce qui entraînera la prolifération de façades cloquées de bow-windows), ainsi que la mise en place d’une esthétique ouvertement pittoresque qui permet les arborescences verticales de l’Art nouveau. Il ne plafonne les hauteurs qu’à 31 m, soit 6 étages sur rez-de-chaussée, plus 3 niveaux de combles habitables. Le conseil municipal, s’inspirant de l’exemple bruxellois, institue pour l’occasion un “concours des façades” qui, initialement cantonné à la seule rue Réaumur, sera étendu finalement à l’ensemble des façades construites à Paris dans l’année écoulée. Seront primées celles des n°101, et n° 91-93.
- n°124, de 1904, immeuble (ISMH) du Parisien libéré de 1944 à 1973, aux nervures d’acier s’ouvrant en calice (Le journal se faisait au restaurant du quatrième étage, où régnait Beullu, le chef du paquebot Normandie : "Certains ne quittaient la table que le temps de déposer leur papier deux étages en dessous."). En face, les Nouvelles Messageries de la Presse Parisienne (de 1947 à 1991), 111 rue Réaumur et rue Paul-Lelong. La réception, le tri, la mise en sacs et le départ des quotidiens et des magazines sont une véritable course contre la montre jusqu’en 1960. Minuit 30, rue Paul-Lelong : arrivés par voiture des imprimeries, les quotidiens sont descendus à dos d'homme jusqu'au sous-sol, et dispatchés dans les 14 000 cases des différents destinataires, paquets rechargés ensuite dans 600 camionnettes qui filent vers les gares ou les dépositaires. A 1 h du matin, la première voiture démarre; en tout, l'opération n'a duré que 30 minutes ! Les coursiers à vélo des NMPP sont eux, pour certains, d'anciens champions cyclistes comme Frosio, deux fois champion du monde derrière moto, ou Jules Rossi, vainqueur de Paris-Roubaix. Ils courent dans les années 1950, lestés de 15 kg de journaux sur le porte-bagages avant, un annuel championnat des porteurs de journaux : un parcours de 38 km qui se termine avenue Junot, au sommet de la butte Montmartre ; ils bouclent la distance en moins d’1 heure ! Le bâtiment des NMPP a été refait aujourd’hui en bureaux.
On peut suivre la rue Réaumur sur les pas de Nestor Burma, en 1955 : « Rue Réaumur, je m’attardai à regarder les photos exposées dans les vitrines du Parisien libéré (…) lorsque j’entendis dans mon dos, succédant à un brusque coup de frein, un type hurler un de ces mots qui l’auraient fait recaler au concours. Je me retournai. (…) Un peu avant d’arriver à l’immeuble que Léon Bailby fit construire pour L’Intran, sur l’emplacement de l’ancienne cour des miracles, et qui abrite, aujourd’hui, entre autres rédactions et imprimeries, celles de France-Soir, Franc-Tireur et Crépuscule je revis la bagnole de mon millionnaire, rangée le long du petit square. J’entrai dans le hall de la S.N.E.P. et je vis Lévyberg sortir des bureaux réservés à la réception des petites annonces. Nous nous suivions ou quelque chose comme ça (…). Je pris l’ascenseur à destination du bar du septième étage et m’installai devant un apéro sur la terrasse ensoleillée d’où on domine tout Paris. Depuis 1944, pas mal de Rastignacs au petit pied étaient venus rêver là ».
- En allant du n°124 et n°100, on croise la rue du Sentier, rue de la draperie et de la passementerie. En 1900, on dit que « quand le Sentier est calme (c'est-à-dire profondément affairé), tout va bien en France », de même qu’on dira ensuite « quand Billancourt éternue, la France s’enrhume » : le Sentier est alors le thermomètre de la température sociale. Si le quartier continue de réaliser plus de 40 % du chiffre d’affaires du vêtement féminin français, les imprimeries de la rue du Croissant ont laissé place, dans les années 1970-1980, aux ateliers clandestins de couture en même temps que s’en allaient les Messageries et les grands quotidiens.
- n°100, l’immeuble que Léon Bailby a fait construire en 1924 pour L’Intransigeant. Rotatives en sous-sol et là-haut, dans le triangle des frontons, des bas-reliefs magnifiant les Ouvriers typographes sur l’un et les Journalistes sur l’autre. Il y installera un cinéma, les Miracles (dont le nom rappelle évidemment la cour des miracles à l’emplacement de laquelle il se situe), qui fonctionnera de 1930 à 35. Dans ce bâtiment se sont écrits Combat (Camus en est rédacteur en chef), France-Soir, France-Dimanche, et le magazine Elle créé en 1945 et dirigé par l’épouse de Pierre Lazareff. Immeuble aussi du faux Crépuscule, le journal dans lequel est censé travailler Max Covet, rubricard imbibé des faits divers, grand copain de Nestor Burma. France-Soir s’y maintiendra jusqu’en 1998. Ce journal qui vendait à plus d’1 million d’exemplaires, avait grâce à ses 8 éditions quotidiennes quasiment la vitesse de réactualisation des médias électroniques d’aujourd’hui. Il ne reste de tout cela qu’une façade.
3. La rue du Caire est ouverte fin 1799, en célébration de l’entrée de Bonaparte dans la ville lors de la campagne d’Egypte de l’été 1798. La rue est spécialisée en 1900 dans le commerce des fleurs et plumes, puis le sera dans l’industrie du chapeau de paille. Place du Caire, on trouve alors des cardeuses de matelas. La cour des miracles s’ouvrait encore en 1900 rue Damiette ; ce n’était plus qu’une voie privée de 40 m de long et de 10 m de large débarrassée des faux infirmes que décrit V. Hugo dans Notre-Dame de Paris : c’était un « immense vestiaire où s’habillaient et se déshabillaient à cette époque tous les acteurs de cette comédie éternelle que le vol, la prostitution et le meurtre jouent sur le pavé de Paris ». Et même un peu plus que cela, la comédie ne connaissant pas de relâche et les rôles ayant à jamais déteint sur les acteurs : « on pouvait voir passer un chien qui ressemblait à un homme, un homme qui ressemblait à un chien. Les limites des races et des espèces semblaient s’effacer dans cette cité comme dans un Pandémonium ».