De l'éléphant de Gavroche à l'Ange de Paul Valéry


Ce parcours emprunte le retour d’une précédente balade faite pour la librairie La Manœuvre, 58, rue de la Roquette (voir l'aller: De Verlaine au 4ème à Verlaine tout en bas, posté le 30/11/10).

- le n°34, rue de Charenton, qui fait le coin avec la rue Moreau, est de 1882 ; le n°32, asile temporaire, annexe de l’hôpital des Quinze-Vingts est de 1885, il fait un angle très aigu. L’hôtel des Mousquetaires noirs : le bâtiment principal était à peu près parallèle à la rue de Charenton, 2 ailes faisaient retour vers celle-ci, celle de droite venant coller au portail de la chapelle (on y entrait par la caserne). Entre les 2 ailes : la cour d’honneur. Du pavillon d’entrée actuel partaient en hémicycle concave les murs de clôture. Une deuxième cour, derrière la première était entourée par les écuries. Travaux de début 1700 à début 1704. Dans 2 étages sur rdc + combles mansardés, 329 chambres, 14 antichambres (pour les officiers et l’aumônier), 1 salle de billard. Les mousquetaires logent à 2 par chambre avec une chambre adjacente pour leurs valets.
Louis XVI décide de la suppression des compagnies de mousquetaires fin 1775. L’hôtel se vide l’année suivante. Avec l’arrivée des Quinze-vingts, les auberges des mousquetaires, (au n°26) sont transformées en logements pour les directeurs. La longueur de la chapelle est doublée par l’annexion de 3 travées de l’aile droite de l’hôtel, parce qu’elle devient alors chapelle paroissiale : les fidèles du quartier entrent maintenant par l’extérieur et restent au rdc ; les pensionnaires entrent par l’étage du bâtiment, une tribune ayant été construite à leur intention. Stalles et tabernacle sont refaits. 2 nouvelles chapelles sont édifiées, consacrées à St-Jean baptiste et St-Joseph, les vitraux représentant ces derniers étant rapatriés des Quinze-Vingts de la rue St-Honoré, avec ceux de St-Louis et de St-Rémy auxquels le maître hôtel est dédié ; 1 vitrail de la vierge également.
Dès 1785, les écuries ont été mises en location et transformées en ateliers : polissage de diamants, d’acier, manufacture de tabac. La chapelle est fermée en 1793, échoit à un marchand de charbon, est restaurée en 1799, rendue au culte à l’Empire : Pie VII y passe en 1805. Dans les anciennes écuries (hauteur du n°17 rue Moreau), Nicolas Appert a ses ateliers de 1820 environ à 1828. En 1848, c’est au presbytère des Quinze-Vingts qu’est conduit Mgr Affre après qu’il a été mortellement blessé à la hauteur du 4, rue du fbg Saint-Antoine « par une balle perdue ». L’archevêque de Paris était venu, le 25 juin 1848, à 16 heures, s’interposer entre la troupe et la barricade.
La construction du chemin de fer de Vincennes en 1858, son élargissement en 1877, amènent la destruction des anciennes écuries. En 1956, il est question de tout raser du n°24 au n°34 de la rue de Charenton sans compter tout le côté impair de la rue Moreau, où serait reconstruit le portail classé. La suppression de la gare de la Bastille, la réorganisation prévue de la place s’opposent à l’extension à l’Ouest du projet. La chapelle, les anciennes auberges des mousquetaires (n°26) et le joli pavillon d’entrée sont sauvés. Classés MH : conciergerie ; chapelle ; chœur ; abside et les deux travées droites de la chapelle

En face, 43 rue de Charenton : Première parcelle à cour régulière depuis la pointe de l'îlot sur la place de la Bastille. La surélévation de l'un des bâtiments sur rue est spectaculaire. Elle témoigne de ce que le facteur de sédimentation architecturale peut apporter à la ligne de ciel et au rythme des alignements sur rue. Cette surélévation, menée en deux étapes au moins, concerne l'un des bâtiments les plus anciens du faubourg Saint-Antoine, comme en témoigne l'escalier, d'une exceptionnelle qualité monumentale (volées droites et rampe à balustres carrés datable du milieu du XVIIe siècle). PLU

- 45 rue de Charenton : Cour caractéristique du faubourg comprenant deux bâtiments particulièrement remarquables : en fond de cour, un pavillon d'habitation d'un étage carré sur rez-de-chaussée présentant un aspect du milieu du XVIIIe siècle et sur l'aile droite un bâtiment d'ateliers comprenant trois étages sur rez-de-chaussée à structure en bois apparente et remplissage moellon ou brique pouvant être daté fin XIXe. PLU

On retourne sur nos pas :

- Fontaine dite de Trogneux. Classée monument historique depuis 1929, cette fontaine fut construite par Jean Beausire de 1719 à 1721 en exécution des lettres patentes du roi du 1er juin 1719. Elle fut reconstruite à l'identique sous le Premier Empire. La façade principale, rue du faubourg Saint-Antoine, comporte un haut soubassement à refends, duquel l'eau s'échappe par deux mascarons à tête de lion. Elle est ornée de deux pilastres d'ordre dorique soutenant un entablement couronné d'un fronton triangulaire. Restauration en 1963.

Cour Jacques Viguès, séparée en deux parties, Est et Ouest, par la cour Saint-Joseph. Accès par le 59 rue du faubourg Saint-Antoine ou par le 5 rue de Charonne. La partie Est, comprend deux édifices remarquables : l'immeuble d'habitation milieu XVIIIe du 3 rue de Charonne qui se distingue par des garde-corps en fer forgé et un escalier à balustres tournés ainsi qu'un bâtiment mitoyen de la cour Saint-Joseph, placé face à l'entrée du 59 rue du faubourg Saint-Antoine. La partie ouest est bordée de constructions à usage d'ateliers datés vers 1860 élevés de trois étages sur rez-de-chaussée. Cette cour est atypique dans la mesure où elle doit sa monumentalité à une activité monofonctionnelle. Deux remarquables passerelles surélevées relient les bords opposés de la cour ouest; réalisées vers 1900, elles sont en métal riveté reposant sur des poteaux métalliques. PLU

- Cour Saint-Joseph. [l’escalier du n°12 est visible par derrière, une fenêtre ayant été percée exprès] Elle s'ouvre sur rue par une maison à neuf travées construite entre 1764 et 1794 en pierre de taille à rez-de-chaussée puis en moellon de calcaire et pan de bois sous enduit, avec ateliers, chantier et jardin à l'arrière. La façade sur cour présente des traces de polychromie. Deux escaliers à limon tournant et rampe en fer forgé desservent les étages et les bâtiments latéraux. Les bâtiments sur cour, à usage mixte, sont tout aussi remarquables par leur sédimentation depuis le XVIIIe siècle. Après l'achat de la propriété en 1834 par le marchand de bois des îles, Jacques Vigues, les ateliers actuels sont reconstruits entre 1834 et 1852 sur les fondations de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Entre 1853 et 1855, construction d'ateliers à l'emplacement du jardin, autour d'une cour qui prend le nom de cour Jacques Vigues. Les ateliers au sud de la cour Saint-Joseph sont surélevés de trois étages carrés et d'un étage de comble dans le premier quart du XXe siècle. La forte axialité, l'unité monumentale, mais aussi l'imposante surélévation du bâtiment de gauche confèrent à la cour une valeur monumentale, spatiale et d'évolutivité très intéressante. PLU

- 13 rue de Charonne / 34 à 36 rue de Lappe : Le bâtiment d'angle, d'origine du XVIIIe siècle, élevé de deux étages sur rez-de-chaussée, possède une importance tant historique que paysagère. Avec sa souche de cheminée dans le prolongement du pignon, ses travées dissymétriques et ses lucarnes "à la capucine" (couvertes à 3 versants) il constitue une remarquable illustration du type vernaculaire le plus ancien encore présent dans le faubourg. PLU

- 51 rue de Lappe, presque en face : Francis Lemarque Après avoir vécu dans 1 pièce au 1er sur cour, ses parents ont déménagé dans 2 pièces, au 2e étage, sur rue quand Nathan Korb y naît en nov. 1917. Au rez-de-chaussée, en dessous de chez lui, le bal des Trois Colonnes ; plus loin, le Vernet Bal, homo ; La Boule Rouge, le plus sensuel ; Bousca, le plus chic.
Le futur Francis Lemarque travaille dans une usine de robinets de Butagaz, rue Beautreillis (4ème), de 700 ouvriers, en 1929. Il a 11 ans et demi. « J’étais métallurgiste, et je faisais 10 heures par jour, six jours par semaine », et ce jusqu’au Front populaire, qui signifia d’abord pour lui « la semaine des 2 dimanches ».
[Un square Francis Lemarque a été inauguré le 24 oct. 2006 au 90 rue de la Roquette (coin Ch. Dallery)].
Les Auvergnats et la rue de Lappe. Les peigneurs de chanvre, arrivent les 1ers, suivis des mariniers qui descendaient l'Allier et, par le canal de Briare, accostaient sur les quais de Seine. Là, ils vendaient le charbon de Brassac qu'ils transportaient et le bois de leurs bateaux débités en planches. Leurs fils seront bougnats, transformation abrégée du mot "charbonnier". Les Auvergnats sont aussi des ferrailleurs. Dans le parler ouvrier, une machine bonne pour la casse, c’était « une seringue pour la rue de Lappe », de même que se consacrer à des projets sans lendemain était « travailler pour la rue de Lappe ». 
A la fin du 19e siècle, l’alliance de la cabrette ou musette des Auvergnats et de l’accordéon des Italiens amène jusqu’à quinze bals dans la rue. [C’est dans un bal de la rue de Lappe, en 1905, que le joueur de cabrette Antoine Bouscatel, aidé il est vrai par l'accordéoniste italien Charles Peguri, inventera le musette. La Galoche d'Aurillac, un café-restaurant-produits d'Auvergne, en conserve désormais les échos nostalgiques.] Dans les années 1920, ces bals sont le repaire des apaches en tricot de marin, gigolette au bras et surin dans la poche.

- 30 à 32 rue de Lappe : Sur rue au n°30, bâtiment remarquable d'aspect début XIXe siècle composée de six travées régulières et de deux étages carrés sur rez-de-chaussée. Son voisin, au n°32 est d'origine XVIIIe comme l'aile en retour sur la cour. Percé d'une porte cochère, il permet l'accès à la cour qui se développe dans la largeur de la parcelle. Outre l'aile correspondant au bâtiment XVIIIe, elle abrite des constructions plus tardives datées de 1885 (J. Joly, arch.) à usage mixte. PLU

- 28 rue de Lappe : Ancienne usine construite vers 1910 présentant une façade sur rue élevée de trois niveaux sur rez-de-chaussée. Structure apparente en acier riveté et à remplissage de briques. Fronton formant pignon en comble (pignon de charpente couvrant toute la cour). Corniche à mutule en staff. Jeu décoratif discret dans l'appareillage de la brique. Ce bâtiment se singularise par sa façade industrielle dans cette séquence anté-haussmannienne de la rue de Lappe. Il constitue un élément intéressant, pour sa monumentalité intrinsèque, et pour l'effet de rupture produit. PLU

En face :
- 39 rue de Lappe (enseigne Jacques Charpentier) : Immeuble d'origine de la fin du XVIIIe siècle avec reprise et surélévation vers le milieu du XIXe siècle ; Escalier à limon tournant et rampe à barreaux ronds engagés desservant le premier étage. Escalier à volées droites au-delà du premier étage avec rampe à barreaux carrés vers 1780. Dallage de l'entrée de belle qualité. PLU

- 24 rue de Lappe : L'immeuble sur rue et les ateliers sur cour actuels ont été reconstruits vers 1825-1835 en incorporant l'une des maisons sur rue du XVIIe siècle (source : inventaire général). PLU

- 25 rue de Lappe : Sur rue, maison d'origine vers 1700 d'un étage carré sur rez-de-chaussée, présentant un léger fruit, et entrecoupée au centre d'un atelier à rez-de-chaussée du XIXe siècle. Sur cour, à droite, ensemble à usage mixte, élevé de trois étages carrés sur rez-de-chaussée vers 1850. Sur cour, à gauche retour du bâtiment ancien sur rue. Parcelle d'une ordonnance et d'une complexité exceptionnelles en regard de son exiguïté et composée pour l'essentiel de bâtiments antérieurs à 1800. PLU

- 21, rue de Lappe/passage Louis Philippe Immeuble porche d'origine de la seconde moitié du XVIIIe siècle présentant une façade composée de quatre travées et de trois étages carrés sur rez-de-chaussée. Structure pierre-moellon-bois-enduit tout à fait caractéristique des méthodes constructives employées dans le faubourg. Bâtiment de bonne tenue et d'un grand intérêt à l'échelle urbaine pour le maintien du débouché sous porche du passage Louis-Philippe. PLU

N° 9, 17e siècle, l’un des plus anciens du fbg ; escalier 17e dans le haut, rénové en 1900 pour le bas. Le Balajo inauguré en 1936 par Mistinguett et Georgius, aménagé par Henri Mahé, décorateur du grand Rex. Ici se pratique encore, dans les années 1930, le « Passez la monnaie », sorte de juke-box vivant : l’orchestre joue quelques mesures d’intro et, si on veut danser, on paye d’un jeton, qu’on a acheté à raison de quatre pour 1 franc. L’orchestre enchaîne ainsi trente danses à l’heure ! Et déjà, pour les bourgeois qui viennent s’encanailler, et les touristes, on fournit du fait divers factice : pendant qu’une tôle imite les prémices de l’orage, le patron fait vaciller la lumière ; dans l’obscurité, un coup de pistolet (à pétards) retentit, suivi de ce cri qui vous glace : « Ah, la vache, y m’a crevé ! ».

- 30 à 32 rue de la Roquette / 2-4-6 rue de Lappe : Ensemble de bâtiments témoignant, sur une surface réduite, de la sédimentation primitive du faubourg. En 1643, achat à Jean de Lappe par Claude Lefebvre, maître taillandier, du terrain correspondant à la parcelle actuelle, et construction des deux maisons au 30 et 32 rue de la Roquette par le maçon Christophe Bertrand. Au n°30 subsiste l'escalier à vis. Entre 1703 et 1745, construction de la maison de deux étages au 4 rue de Lappe qui conserve un escalier à balustres carrés, d'un hangar à bois au 6 rue de Lappe et des bâtiments à un étage sur la cour. En 1773 et 1774, construction de la maison à deux étages au 6 rue de Lappe à la place du hangar par le maître maçon de La Salle. Elle se distingue par une façade nettement plus régulière et composée sur un modèle néoclassique du XVIIIe siècle (chaînes de refends encadrant la façade et la travée centrale, baies cintrées soulignées par des bandeaux, mansardes respectant la symétrie de la composition d'ensemble). Enfin les bâtiments situés au fond de la cour très étroite, desservis par un escalier à balustres ronds, sont probablement d'origine vers 1750, mais surélevés d'un étage carré au XIXe siècle. PLU

La rue Daval a été ouverte en 1780 sur des fossés comblés en 1777

Cour Damoye : 12 et 14 rue Daval, bâtiments Louis XVI. En 1604 les Arquebusiers étaient installés entre la rue du même nom et l’actuel boulevard Beaumarchais. Lorsqu'on voulut planter le boulevard, en réservant sur ce point un espace pour élargir la promenade, les chevaliers de l'Arquebuse, en échange de leur terrain, prirent près de là possession d'un chantier de bois flotté, hors et près la porte Saint-Antoine, au coin de la rue de la Roquette : la concession en était faite, le 22 février 1673, par les prévôts et échevins à la compagnie. Elle transforma ce chantier en hôtel royal de l'Arquebuse, et le jardin qui en faisait partie longeait jusqu'à la rue du Chemin-Vert celle de Saint-Sabin.
Les archers de la Ville, dernière transformation des arbalétriers royaux, s'y donnaient rendez-vous encore du temps du parlement Maupeou (1771-1774). Mais bientôt le jardin officiel fut pris à loyer de l'autre côté de l'eau, sur le boulevard [auj. de l’Hôpital], près du Marché-aux-Chevaux. Quant à l'hôtel de l'Arquebuse, livré à la spéculation, il ouvrait son tir à tout le monde, en regard même de la Bastille, comme pour apprendre publiquement à y viser les sentinelles.
 En 1780, la ruelle est rachetée par Nicolas Damoye, un administrateur de la ville, qui récupère portes, fenêtre et cheminées -depuis on dit indifféremment passage Daval ou cour Damoye. Ensuite, les lieux sont investis par des ferrailleurs et autres chiffoniers auvergnats, avant d'être rachetés en 1816 par une famille, toujours propriétaire.
En 1914, on y répare des roues de charrettes. Le regard expert du photographe Atget a fixé sur le bromure ces ambiances de travail, les réverbères, les roues de charrette stockées à même le pavé, les échelles... Au rez-de-chaussée, des échoppes. A côtés de nos roues, une brûlerie de café, un restaurant... un village dans lequel tout le monde vit en bonne intelligence.

On débouche sur la place de la Bastille. On imagine en face, sur le terre-plein qui précède le bassin de l’Arsenal, l’éléphant des Misérables. Après différents projets destinés à remplacer la Bastille abattue, Napoléon qui, à l’instar du dieu biblique, se voulait celui qui de Paris aurait étanché la soif, opta pour une fontaine, à l’aval de ces eaux de l’Ourcq qu’il amenait en ville, sous la forme d’un gros éléphant coulé dans le bronze des canons pris à l’ennemi. Sa maquette en plâtre, grandeur nature, allait s’effriter là pendant plus de trente ans ; on se rappelle qu’elle a été l’abri de fortune de Gavroche, celui dans lequel il donne sa leçon d'argot :
Victor Hugo, Les Misérables, IV, 6, II
« Les deux pauvres petits enfants tout mouillés commençaient à se réchauffer.
_ Ah çà, continua Gavroche, pourquoi donc est-ce que vous pleuriez ?
Et montrant le petit à son frère :
_ Un mioche comme ça, je ne dis pas ; mais un grand comme toi, pleurer, c'est crétin ; on a l'air d'un veau.
_ Dame, fit l'enfant, nous n'avions pas du tout de logement où aller.
_ Moutard ! reprit Gavroche, on ne dit pas un logement, on dit une piolle.
_ Et puis nous avions peur d'être tout seuls comme ça la nuit.
_ On ne dit pas la nuit, on dit la sorgue.
_ Merci, monsieur, dit l'enfant. (…)
_ Et puis observa timidement l'aîné qui seul osait causer avec Gavroche et lui donner la réplique, un fumeron pourrait tomber dans la paille, il faut prendre garde de brûler la maison.
_ On ne dit pas brûler la maison, fit Gavroche, on dit riffauder le bocard. »

Puis Louis-Philippe voulut qu’on célébrât ici les Trois Glorieuses qui l’avaient porté au pouvoir. Mais le canal Saint-Martin, dont le percement avait emporté la maison de Beaumarchais, et qui passait sous la place, n’offrait pas une résistance suffisante pour une glorification par le marbre. Il fallut se contenter d’accommoder les restes : les galeries déjà creusées pour la fontaine à l’éléphant fourniraient une crypte, la voûte pouvait supporter une colonne creuse, au fût de laquelle, en trois anneaux, un pour chaque journée, s’étageraient les cinq cent quarante noms des héros ensevelis dessous. Finalement, au son de sa Grande Symphonie funèbre et triomphale que Berlioz dirigeait lui-même, la colonne de Juillet n’était inaugurée qu’au dixième anniversaire de l’événement.
Il ne faudra pas attendre aussi longtemps pour que Louis-Philippe doive s’enfuir. Son trône, arraché aux Tuileries, venait s’échouer au pied de la colonne le 24 février 1848, après avoir tangué tout au long des Grands Boulevards sur les épaules des insurgés qui, place de la Bastille, en faisaient un feu de joie. Autour, ils entamaient une ronde enfantine, jusqu’à ce que des voix énergiques, les ramenant au but de la révolution, appellent : « À l’Hôtel de Ville ! À l’Hôtel de Ville ! ».
Le 4 mars 1848, le gouvernement provisoire de la Deuxième République faisait ajouter aux morts de juillet 1830, les cent quatre-vingt-seize corps des victimes de février. Le 24 mai 1871, la Commune agonisant, un cortège qui, à la lueur des torches, menait la dépouille de Jaroslaw Dombrovski de l’Hôtel de Ville au Père-Lachaise, faisait halte à la Bastille, déposait la bière au pied de la colonne de Juillet et, témoignera Lissagaray, « les fédérés vinrent l’un après l’autre mettre un baiser sur le front du général ».

Regardant maintenant sur la droite, on évoque la prison de la Bastille, et spécialement sa tour dite de la Basinière, correspondant au débouché du boulevard Henri-IV, côté impair, sur la place de la Bastille. L’imprudent Arouet s’était vanté d’être l’auteur d’un texte anonyme ; malheureusement, c’était devant des espions de police et, la conversation amenée par eux sur le sujet du Régent, il s’était emporté : « Comment, vous ne savez pas ce que ce bougre m’a fait ? Il m’a exilé parce que j’avais fait voir au public que sa Messaline de fille était une… ». Il s’écoulera peu de temps avant que, le 16 mai 1717, des exempts frappent à sa porte. Il sera détenu onze mois dans la tour de la Basinière, jusqu’au 5 avril 1718. Il mettra ce temps à profit, bien que privé de papier et d’encre, pour composer les premiers chants de sa Henriade, soit en les écrivant au crayon entre les lignes d’un livre, soit en se les récitant pour les retenir par cœur, car il a plus tard raconté l’une et l’autre versions.
Huit ans plus tard, bastonné par la valetaille du chevalier de Rohan-Chabot, Voltaire veut obtenir réparation en duel ; il croit l’affaire conclue, mais c’est encore la police qui est au rendez-vous : le 17 avril 1726, il est de nouveau à la Bastille. Cette fois, tout Paris est au courant car, à présent, il est Voltaire, et des consignes arrivent avec lui : « Le sieur de Voltaire est d’un génie à avoir besoin de ménagement. SAR a trouvé bon que j’écrivisse que l’intention du roi est que vous lui procuriez les douceurs et la liberté de la Bastille, qui ne seront point contraires à la sécurité de sa détention ». « La liberté de la Bastille », oxymoron qu’emploie le lieutenant général de police, est toute relative. Il y a bien dans cette prison une tour dite de la Liberté (qui serait située aujourd’hui au débouché de la rue Saint-Antoine sur la place, au milieu de la chaussée), pour les prisonniers qui ont droit à la promenade, encore ce droit leur est-il retiré sous Louis XVI, le marquis de Launay en ayant confisqué l’endroit pour s’en faire un jardin.
Voltaire mange à la table du gouverneur, reçoit tant que le lieutenant général de police doit préciser que la permission donnée ne saurait tout à fait transformer la Bastille en salon. Dès le 2 mai, Voltaire est expédié vers un exil anglais.

« La journée du 14 juillet 1789, écrit Louis de Loménie dans Beaumarchais et son temps, le trouva occupé à faire construire, juste en face et tout près de la Bastille, comme pour narguer ce château-fort, une superbe et charmante habitation. » « J’ai assisté à la prise de la Bastille, écrit le chancelier Pasquier dans ses Mémoires. (…) Parmi [les spectateurs] se trouvaient beaucoup de femmes très élégantes : elles avaient, afin de s’approcher plus aisément, laissé leurs voitures à quelque distance. J’étais appuyé sur l’extrémité de la barrière qui fermait, du côté de la place de la Bastille, le jardin longeant la maison de Beaumarchais et sur lequel il fit mettre, peu de jours après, l’inscription suivante : Ce petit jardin fut planté l’an premier de la liberté. À côté de moi était Mlle Contat, de la Comédie-Française, jolie autant qu’on peut l’être ; nous restâmes jusqu’au dénouement et je lui donnai le bras jusqu’à sa voiture, qui était place Royale. » Le 26 juillet 1782, c’était la première de l’Ecueil des mœurs, nouveau titre des Courtisanes interdites jusque là et, au 1er rang du balcon, Sophie Arnould, la Guimard, la Dervieux, la Raucourt, la Duthé s’y voyaient avec amusement pendre en effigie ; Louise Contat, petite lingère de la rue Saint-Denis, 22 ans, s’y révèlait dans le rôle de Rosalie. Elle serait la Suzanne de la Folle Journée de Beaumarchais.
Beaumarchais ne vint habiter sa maison qu’en 1791. Sur le boulevard, jusqu’à l’actuelle rue du Pasteur-Wagner, un mur surmonté d’une terrasse plantée d’arbres, dans le genre de la terrasse du bord de l’eau des Tuileries, accueillait à son extrémité un temple dont le dôme était surmonté d’un globe terrestre piqué d’une grande plume dorée qui, au vent, l’entraînait dans sa course. Il était dédié « À Voltaire » et marqué de ce vers de la Henriade : « Il ôte aux nations le bandeau de l’erreur ». Le souvenir de « l’an premier de la liberté » était à l’entrée du jardin donnant sur la rue Amelot.
On se pressait pour visiter cette Folie, le duc d’Orléans aussi bien que Mirabeau, sans compter des gens moins notables, comme cette charmante épistolière : « Monsieur, Je suis choisie dans ce moment par toute ma famille pour vous présenter une requête. Une requête ! direz-vous. Oh ! n’allez pas vous effrayer, elle se bornera à vous demander à voir votre jardin. On aurait bien pu charger quelqu’un qui vous eût demandé cette permission avec plus de grâce ; mais on m’a rassurée, en me disant que vous étiez indulgent, que vous aviez trop d’esprit pour laisser votre censure s’arrêter sur ma lettre, et que vous vous mettriez aisément à la place d’une jeune personne de seize ans, obligée d’écrire à quelqu’un qui possède ce talent au premier degré. Je requiers donc votre indulgence pour me lire, votre complaisance pour acquiescer à ma demande, et je suis, pour la vie, votre servante. Rose Perrot. Rue des Tournelles, n° 65 ».
Quelques milliers d’habitants du faubourg se précipitèrent dans le jardin du père de Figaro le 11 août 1792 en y mettant beaucoup moins les formes : on soupçonnait le trop habile trafiquant de retenir chez lui des fusils qu’il aurait déjà dû livrer ; on fouilla les lieux de fond en comble durant cinq bonnes heures.

Les Auvergnats de Paris, les Bougnats montés dans la capitale y sont plus de six cents mille en comptant la très proche banlieue, descendants de ceux qui allèrent y tenter une chance que leur terre natale refusait.
Au 13, boulevard Beaumarchais, l'hebdomadaire l'Auvergnat de Paris, créé par Louis Bonnet, enfant d'Aurillac, est entré dans son deuxième siècle d'existence. L'édito du tout premier numéro donne donnait déjà le ton : « Tout pour l'Auvergne ! Tel est notre cri de ralliement. Chanter nos héros, dire ce que furent nos philosophes, nos poètes; se pencher sur le cercueil des morts chers et obscurs, jeter une poignée de leur poussière au grand soleil de Paris qui la fera resplendir et scintiller encore, voilà notre principal but... »  Dès lors, petites annonces et demandes d'aides en tous genre rempliront les colonnes de l'Auvergnat. Les notables aideront les artisans et en 1904, naîtront les " trains spéciaux Bonnet " qui, avec 40% de réduction, offriront aux lecteurs la possibilité de se rendre de Paris à Aurillac, Thiers ou Langogne.

Au n° 28, rue des Tournelles : Hôtel de Sagonne. Sa façade orientale se trouve au fond d'un jardin dont la grille de l'entrée est située au n° 23 du boulevard Beaumarchais ; cette façade est décorée, au rez-de-chaussée, de quatre groupes de deux colonnes jumelées qui, construites postérieurement, masquent les consoles en ferronnerie qui, avant elles, supportaient le balcon. Elle présente deux étages ; deux des six fenêtres du deuxième sont à balcon et à fronton triangulaire ; cinq mansardes en pierre, à fronton également triangulaire, dominent le tout. Hôtel et jardin sont classés. Les communs se trouvent côté rue des Tournelles, ils sont composés  d'un rez-de-chaussée avec entresol, de deux étages et de trois mansardes. Cet ensemble masque la cour d'honneur sur laquelle donne la façade Ouest de l'hôtel avec un  rez-de-chaussée, une large porte avec un balcon à balustres en pierre supporté par deux colonnes doriques, deux étages et trois mansardes en pierre à fronton triangulaire.
Cet hôtel a été construit, entre 1674 et 1685, par Jules Hardouin-Mansart, comte de Sagonne, pour lui-même. Il était le petit-neveu par alliance (ou fils naturel) de François Mansart et aussi son élève mais Saint-Simon a écrit de lui « que brillant courtisan, il avait usurpé sa réputation et qu'en fait il ne faisait que signer les plans établis par un architecte nommé Lassurance ».
            À sa mort, l'hôtel est passé à son fils aîné Jacques, mort en 1762, puis à son second fils, Mansart de Sagonne, architecte de l'église Saint-Louis de Versailles qui le vendit, en 1767, à l'épouse de Philippe de Noailles, futur dame d'honneur de la reine de France Marie Lecszynska, puis de Marie-Antoinette qui lui donna le surnom de Madame l'Étiquette. Elle et son mari furent décapités en juin 1794. L'intérieur de cet hôtel fut décoré par Le Brun, Mignard et Coypel.
En 1938, Albert Tallone y installe la maison d’édition qu’il a héritée de son maître Maurice Darantière, typographe et éditeur, auquel on doit la 1ère édition de l’Ulysse de Joyce. De cette date à 1957 ont été édités ici quelques textes par an : des présocratiques grecs grâce à des caractères dessinés par lui, Dante, Pétrarque, Boccace, Catulle, Virgile, Shakespeare, Manzoni, Erasme, et Paul Valéry, dont il fut l’ami et qui, fasciné par la netteté de ses pages, lui confia l’impression de cent exemplaires de l’Ange, son testament.

La rue Charles Wagner est l’ex-rue Daval, coupée en deux par le boulevard Richard Lenoir et qui dans cette partie a reçu en 1925 le nom du pasteur (1852-1918), grand orateur et écrivain, d’abord luthérien puis libéral. C’est là qu’il a fait édifier le temple qu’il a appelé le Foyer de l’âme en 1907, grâce à l’argent qu’il avait recueilli au cours d’un voyage de conférences aux Etats-Unis, encouragé par le président Theodore Roosevelt.

Canal St-Martin. Balzac, César Birotteau : « Du Tillet, instruit des intentions du gouvernement concernant un canal qui devait joindre Saint-Denis à la haute Seine, en passant par le faubourg du Temple, acheta les terrains de Birotteau pour la somme de soixante-dix mille francs. (…) Au commencement de l’année 1822, le canal Saint-Martin fut décidé. Les terrains situés dans le faubourg du Temple arrivèrent à des prix fous. Le projet coupa précisément en deux la propriété de du Tillet, autrefois celle de César Birotteau. La compagnie à qui fut concédé le canal accéda à un prix exorbitant si le banquier pouvait livrer son terrain dans un temps donné. » La 1ère pierre du canal est posée le 3 mai 1822, il est inauguré le 4 nov. 1825, livré au commerce le 15 nov. 1826. Il sera voûté autour de 1860 (et recouvert par le bd Richard Lenoir) pour permettre à la cavalerie de galoper sans entrave : le canal a fait du faubourg la zone industrielle du 19e siècle mais ce même canal, qui les a pour ainsi dire fait naître, a fourni aux ouvriers insurgés, en juin 1848, « une ligne de défense formidable » : « il fallut du canon pour emporter les barricades élevées sur les deux rives à l’entrée du faubourg du Temple », les troupes de Lamoricière n’y parvinrent qu’au bout de cinq jours, se rappelle La Bédollière.

2 rue Sedaine, maison de 1864. Sedaine est l'auteur le plus représentatif de la comédie sérieuse, en disciple fidèle de Diderot, avec un drame bourgeois : Le Philosophe sans le savoir, (1765) 5 actes en prose. Le livret de l’opéra-comique Richard Coeur-de-Lion, 1784, lui ouvrira d'emblée l'Académie Française en 1786 : à cause peut-être de ce début qui deviendra une invocation royaliste « Ô Richard, ô mon roi, L'univers t'abandonne ! »
C’est ds cette rue Sedaine que Francis Lemarque, chanteur des rues, reçoit du 4e étage une pièce de 10 cts en bronze qui lui ouvre le front. Au n° 24-28, très longue cour traversant un îlot délimité par les rues Sedaine et de la Roquette. Au 41 rue de la Roquette, la cour s'ouvre par un immeuble de rapport de la première moitié du XIXe siècle qui se prolonge sur cour par des constructions sans doute contemporaines. Au 24-28 rue Sedaine, la cour s'ouvre par un immeuble de rapport fin XIXe qui donne accès, passé un porche monumental, à une ancienne usine implantée perpendiculairement à l'axe de la cour, et à des ateliers, de part et d'autre de la cour, à structure en bois apparente (Emile Garot, arch. 1888). Les bâtiments pris isolément ont, pour beaucoup d'entre eux, de très grandes qualités monumentales. Leur juxtaposition crée non seulement un effet de diversité frappant, mais surtout, révèle la forte évolutivité de la parcelle, avec des mutations fonctionnelles si importantes que le passage a été barré par une grille qui sépare la partie "industrielle" de la partie "bourgeoise". PLU
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