Une émeute de saison


L’église Saint-Merri est en vue. Ce dimanche 12 mai 1839 au début de l’après-midi, un certain nombre d’ouvriers ont dans leur poche un petit carré de papier, avec trois lignes qu’il savent par cœur : « marchand de vins / 10 rue Saint-Martin / 2 heures ½ ». La monarchie du juste milieu est sans gouvernement depuis plus de deux mois, la formation d'un nouveau ministère ne parvient toujours pas à aboutir. Deux mois que la coalition tourne en rond, que la tête de poire la regarde valser et encourage les danseurs jusqu’à l’épuisement. On n’est quand même pas convoqués de nouveau pour être passés en revue ?
Voilà des sectionnaires qui sortent déjà du café : le chauffeur de la pompe, un débourreur et le contremaître de chez Lafleur, la filature de coton du 19 rue des Amandiers, un tourneur et un menuisier-mécanicien de chez Pihet, la boîte du 3 avenue Parmentier, aux 500 ouvriers, qui fait des machines à filer, des lits en fer, des chaudières à vapeur, des armes de guerre. Seul un mouchard, un roussin, sait leurs noms : aux Saisons, on ne connaît que son dimanche, le chef direct de la semaine à laquelle on appartient. Le sociétaire a vu quelquefois un juillet, quand la lecture d’un ordre du jour réunissait un mois complet chez un marchand de vin, c’est à peu près tout, et on n’utilise dans l’organisation que des noms de guerre.
Les chefs des Saisons n’ont pas choisi ce dimanche au hasard, ils ont étudié l’histoire de 1789 : le jour de la prise de la Bastille, le gouvernement royal, la police, les troupes, tout le monde était à Longchamp pour la revue. Aujourd’hui, les bourgeois et les patrons qui sont aussi les officiers de la Garde Nationale sont au Champs-de-Mars : ce dimanche y clôt les trois jours de courses de l’Ascension. Les princes et les infants d’Espagne y assistent, prix d’Orléans oblige. Sans compter que cette semaine de mai est pour l’armée de ligne celle des changements de garnison : laborieux chassé-croisé des régiments entre les casernes de Paris et de la province. L’ordre et la discipline dans la manœuvre, l’unité de commandement des troupes, tout cela ne sera rétabli que dans quelques jours.

On rattrape les sectionnaires rue Quincampoix, massés devant une porte. Entre les têtes, on voit qu'une lourde malle descend l'escalier raide. On recule un peu. Le chef, en redingote et chapeau au milieu des blouses, et plus grand que tous les autres (il doit faire son mètre 80), en bascule le couvercle : la malle est pleine de cartouches maison, enveloppées de papier couleur dragées. La distribution commence.

Dans le bas de la rue du Bourg l’Abbé (à ne pas confondre avec celle qui nous est restée sous ce nom : elle tire alors sa ligne nord-sud, de la rue Greneta à la rue aux Ours ; elle a été écrasée depuis par le rouleau compresseur du boulevard de Sébastopol) on s’agite devant une autre malle du même genre. L’homme à la jambe de bois, est le seul parmi eux qu’on connaisse par son vrai nom. C’est un héros des Trois Glorieuses, l’intrépide couvreur qui, le 27 juillet 1830, a escaladé les tours de Notre-Dame pour y planter le drapeau tricolore. A l’époque, évidemment, Jean Fournier était valide, depuis il est tombé d’un toit.

Jean Fournier. Gallica
A la porte de l’armurerie des frères Lepage, au n°22, on distingue les cheveux noirs, frisés comme des copeaux de métal, de Lucien Delahodde, un journaliste du Charivari, la feuille de caricatures qui fait à Louis Philippe sa belle grosse tête de poire. Delahodde est avec des impatients qui pressent un chef de questions :
- Alors, le conseil ? Le conseil ?
On leur a dit à tous qu’il y aurait un conseil suprême pour diriger la révolution ; il se déclarerait au dernier moment. Le chef les coupe :
- Il n’y a pas de conseil ; le conseil, c’est nous !
Des visages se ferment. A certains, il n'en faut pas plus pour tourner les talons. A croire qu'ils n'attendaient que ça ! Ils espéraient trouver qui à leur tête ? Le général La Fayette ? Il est mort ! D’anciens ministres, deux ou trois députés connus ? L’escamotage de la révolution de 1830 ne leur a pas suffi ? La porte résiste toujours. Heureusement, un jeunot, un agile est en train de passer par le dernier carreau de la fenêtre, au-dessus d’un volet qui ne monte pas jusqu’au trumeau « Articles de chasse et tout ce qui concerne l’équipement de la Garde Nationale ».
Le gamin ouvre de l’intérieur, et c’est la ruée pour aller se servir. Sans doute la peur de se retrouver, au bout du compte, avec un petit pistolet de dame. Ca se comprend, remarque : les autres, en face, ils ont des armes de guerre, on veut au moins le fusil de chasse à deux coups. « - Les capsules. Où sont les capsules ? » 
Le plomb, la poudre noire, on peut faire ça dans sa chambre, on en a fabriqué deux pleines malles, mais la petite goutte de fulminate de mercure, ça s’invente pas, c’est comme l’arme, faut la leur prendre.
Un chef se noue une écharpe rouge, on se bouscule derrière lui dans le passage Saucède, alors d’autres descendent vers la rue aux Ours. « Vive la République ! Aux armes ! » Les cris roulent d’une gorge à l’autre.

Place du Châtelet, les municipaux se sont retranchés dans le poste. Ceux-là on tire d’abord, quand ils n’ont pas tiré les premiers. Toutes les Saisons font feu à la fois. Le géant barbu secoue vainement la main pour les faire arrêter. On se rend compte trop tard qu’il a raison : maintenant, on est tous à recharger à la fois. En face, ils ont le temps de viser. Un marmiton en blouse blanche tombe, une tache de sang s’étale sur sa poitrine, quelqu’un soulève la tête du camarade. – Jubelin, murmure le cuistot, je suis du Café de Foy. En 1789, tu sais, c’est là-bas que tout a commencé. Mort au tyran !
On pouvait se croire nombreux, tout à l’heure, devant chez Lepage ; sur la grande place du Châtelet, on est perdu.

D’autres ont suivi Fournier, - Il a beau n'avoir qu'une jambe, il court plus vite que beaucoup ! En fait, il court jusqu'à un autre armurier, quai de la Mégisserie. Ca ne traîne pas, 45 fusils et 27 paires de pistolets changent de camp. Sur le quai d’en face, ça commence à pétarader. Le groupe qui arrive du Châtelet affronte le poste du Palais de Justice.
– On va prendre la Rousse à revers, par la place Dauphine. Au Pont Neuf !

Armand Barbès. Gallica
Le peloton du 21ème de ligne ne s'est pas retranché. « - Vos armes ou la mort ! » crie le barbu en redingote (- C'est Barbès ! son nom s'est répandu parmi les sectionnaires). Le lieutenant n'a pas l'air de vouloir collaborer, les assaillants tirent sans attendre, l'officier tombe devant ses hommes qui n'essayent plus de résister. C'est armé de fusils de guerre, maintenant, que le groupe de Barbès court par la rue de Jérusalem sur la Préfecture de Police.

Avec la Rousse, chacun a un compte à régler, et ça se lit sur les visages. Tous les ouvriers connaissent par force le 4ème Bureau, celui du livret, leur étiquette d'esclaves. Les heures d'attente, et la pose pour le signalement, l'employé qui vous dévisage sans vergogne, les mots qui blessent. L’un n'a pas digéré son « nez en patate », sous prétexte qu'un coup mal porté dans une salle de chausson le lui a aplati. Un autre a les cheveux longs et bouclés mais pourquoi « de femme » ?!
Les mouches, il y en a autant dehors que dans l’essaim. Du lundi au dimanche, elles vous suivent partout, chez le marchand de vin, aux barrières. Elles sont là à écouter, à lorgner par dessus votre épaule, à vous compter puisque dans ce pays on n'a pas le droit d'être plus de 21 citoyens ensemble.

On éprouve la même rage dans le groupe de Barbès et dans celui de Fournier, et pourtant on s'arrête, on comprend plus. Il y a partout des bourgeois le fusil militaire à la main. Des nôtres ? Si peu de blouses au milieu des redingotes, des fracs et des vestes ? D'habitude, on se fait fort de repérer le roussin quel que soit son déguisement mais, aujourd'hui, on a appelé le peuple aux armes ; c'est le peuple ?  I vaudrait mieux pas se tromper. Entre les sergents de ville et la garde municipale derrière les fenêtres et les grilles, et ces drôles de républicains dehors, qui font pas francs du collier...

source: Gallica
Place Royale [des Vosges], la maison Hugo est en émoi : « Ma petite fille vient d’ouvrir ma porte tout effarée et m’a dit : « Papa, sais-tu ce qui se passe ? On se bat au pont Saint-Michel. » Je n’en veux rien croire. Nouveaux détails. Un cuisinier de la maison et le marchand de vin voisin ont vu la chose. Je fais monter le cuisinier. En effet, en passant sur le quai des Orfèvres, il a vu un groupe de jeunes gens tirer des coups de fusil sur la préfecture de police. Une balle a frappé le parapet près de lui. De là, les assaillants ont couru place du Châtelet et à l’Hôtel de Ville, tiraillant toujours. Ils sont partis de la Morgue [depuis 1804, elle est à l’extrémité nord-est du pont Saint-Michel, sur la rive droite du petit bras de la Seine], que le brave homme appelle la Morne. Pauvres jeunes fous ! Avant vingt-quatre heures, bon nombre de ceux qui sont partis de là seront revenus là. On entend la fusillade. La maison est en rumeur. Les portes et les croisées s’ouvrent et se ferment avec bruit. Les servantes causent et rient aux fenêtres. On dit que l’insurrection a gagné la Porte-Saint-Martin. Je sors, je suis les boulevards. Il fait beau. La foule se promène dans ses habits du dimanche. On bat le rappel. (…) A l’entrée de la rue des Filles-du-Calvaire, des groupes regardent dans la même direction. Quelques ouvriers en blouse passent près de moi. J’entends l’un d’eux dire : « Qu’est-ce que cela me fait ? » Je n’ai ni femme, ni enfant, ni maîtresse. », écrira-t-il dans Choses vues.

Barbès a senti la même chose que ses troupes ; brusquement : « - A l’Hôtel de Ville ! » Ca se décante du même coup : les révolutionnaires de la vingt-cinquième heure ne suivent pas.
Au bout du pont Notre-Dame, Fournier décide qu’il faut une arrière-garde. Pour les plus jeunes, c’est rageant : rater l’Hôtel de Ville aujourd’hui, merde. Déjà en 1830. Ils étaient trop petits ! Mais si Fournier croit que c’est ici, rue Planche-Mibray, qu’il faut une barricade. Déjà Fournier dresse les bras, prolongés par ses béquilles, en un V géant devant le cheval d'une citadine, qui se cabre. On aide à dételer, à renverser la voiture, d’autant plus vite qu’on entend des coups de feu.
L'Hôtel de Ville en 1840. Gallica

A la vue de l'Hôtel de Ville, les cris redoublent, « La République! Nous voulons la République! » et on tire en l'air. Avec les travaux d’agrandissement de l’Hôtel de Ville, il y aurait le nécessaire pour des barricades : une terrasse en hémicycle est en train de chausser le pied de l’aile neuve, côté Seine. Mais ici, c'est la Garde Nationale qui est de faction, pas la troupe. Le poste se laisse désarmer sans faire d'histoires. Delahodde ôte sa pipe de sa bouche pour faire taire : - Barbès va parler !
Il n'y a que deux marches devant la porte centrale de l’Hôtel de Ville, mais Barbès fait 5 pieds 5 pouces. On le voit bien mais on le comprend mal parce qu'il garde la tête penchée sur sa feuille :
- « Aux armes, citoyens ! L’heure fatale a sonné pour les oppresseurs. Le lâche tyran des Tuileries se rit de la faim qui déchire les entrailles du peuple ; mais la mesure de ses crimes est comble. Ils vont enfin recevoir leur châtiment. La France trahie, le sang de nos frères égorgés, crie vers vous et demande vengeance ; qu’elle soit terrible, car elle a trop tardé. Périsse enfin l’exploitation et que l’égalité s’asseye triomphante sur les débris confondus de la royauté et de l’aristocratie. Le gouvernement provisoire a choisi des chefs militaires pour diriger le combat ; ces chefs sortent de vos rangs, suivez-les ! Ils vous mènent à la victoire. Sont nommés : Auguste Blanqui, commandant en chef. Barbès, Martin-Bernard, Louis Quignot, Georges Meillard, Jean Netré, commandants des divisions de l’armée républicaine… »
Auguste Blanqui. Gallica

Si la place était pleine, des répétiteurs reprendraient ses phrases au fur et à mesure, on n'est pas assez nombreux pour ça mais trop nombreux pour bien piger.
- Peuple, lève-toi ! et tes ennemis disparaîtront comme la poussière devant l’ouragan. Frappe, extermine sans pitié les vils satellites, complices volontaires de la tyrannie ; mais tends la main à ces soldats sortis de ton sein, et qui ne tourneront point contre toi des armes parricides. En avant ! Vive la République ! Les membres du gouvernement provisoire : Barbès, Voyer d’Argenson, Blanqui, Lamennais, Martin-Bernard, Prosper-Richard Dubosc, Albert Laponneraye. »

- L’abbé de Lamennais est avec nous ? demande quelqu’un au frisé à la pipe qui tout à l’heure a réclamé le silence. Sur mon chantier de la rue de Seine, chaque fois qu’il grimpe à l’échelle, le maître maçon, Martin Nadaud, nous récite les Paroles d’un croyant. A force, je les connais par cœur : « Fils de l’homme, monte sur les hauteurs, et annonce ce que tu vois. (Il imite l’emphase du maçon :) – Les rois hurleront sur leurs trônes : ils chercheront à retenir avec leurs deux mains leurs couronnes emportées par les vents, et ils seront balayés avec elles. » Il va venir ? On va le voir ?
– Pas maintenant, pas ici, répond Delahodde, Barbès s’en va déjà.

La cavalcade est repartie sans souffler. A l’arrière de l’hôtel de Ville, un bâtiment en construction reliera les deux ailes neuves bâties au nord et au sud de l’ancienne mairie. On vient de débaptiser les rues : celle de Long Pont est devenue Jacques de Brosse ; celle de l’Orme Saint-Gervais a pris le nom de François Miron. C’est pour dérouter l’émeute ?  Passée l’église Saint-Gervais, on est déjà en vue du marché Saint-Jean, au bas de la rue du Bourg Tibourg. Au bruit, le sergent qui commande le peloton du 28ème de ligne a fait croiser la baïonnette à ses hommes, devant le poste.
– Rendez-vous, citoyens, ou la mort !
Le sergent s’est avancé pour répondre crânement: - Jamais ! D'un mouvement rapide, un insurgé lui arrache son arme, d'autres, avant que les baïonnettes n'arrivent à la rescousse, ont tiré. Sept soldats tombent, on prend leurs armes, les quatre survivants sont terrorisés. Un imprimeur se penche sur un blessé : - J'te d'mande pardon... Mais pourquoi t'es de leur côté ?
Delahodde, la pipe entre les dents, pousse les rescapés vers la première porte venue :
- Rentrez là-dedans, personne ne vous y poursuivra.
Un sectionnaire part chercher un docteur aux soldats blessés. Le groupe s'éloigne par la rue des Singes. C’est le sobriquet dont les gars des presses accablent les typos, et c’est à l’estaminet, là, au coin du passage, qu’une réunion secrète vient de jeter les bases de leur société de résistance.

Qui est le chef qui marche devant ? C'est toujours Barbès ? Ou un autre qu'on a vu devant l’Hôtel de ville, qui lui ressemble beaucoup, taille, barbe et redingote mais qui a un accent italien ? Une journée pareille, on voudrait bien pouvoir la raconter un jour à ses enfants sans se tromper!
Rue des Franc-Bourgeois, à la mairie du 7ème, on fait face à la Garde Nationale, sans armes. Le chef de poste prétend qu'ils n'en ont pas ; on les déniche dans les toilettes ! C'est déjà bien qu'ils soient pas plus hostiles que ça, mais on aimerait mieux qu'ils viennent avec nous !

Les gamins du quartier, eux, veulent en découdre. Tout en marchant, on leur montre comment charger le fusil. Y en a un qui tire sans le vouloir et qui en tombe sur le derrière. Les rires s'arrêtent au passage de deux tambours, morts, qu'on emporte avec leurs instruments sous le porche de l'Imprimerie royale.

Quand on a entendu donner comme l’objectif suivant la mairie du 6ème, certains se sont étonnés. On revient au point de départ ? Depuis la mise à sac de Lepage, la troupe a eu le temps de se déployer : il n’y a pas 300 mètres entre l'armurier et la mairie du 6ème, sise dans l’ancien prieuré de Saint-Martin-des-champs. Il n'y en a pas plus de 500 entre la mairie et la caserne Saint-Martin de la garde municipale. On se jette dans la gueule du loup ! 
Une grêle de plomb les accueille rue Royale, entre les églises Saint-Martin et Saint-Nicolas, qui donne accès à l’entrée latérale, et c'est pas mieux à la porte principale de la Mairie, rue Saint-Martin. On a tout juste le temps de se mettre à l’abri derrière l'angle de la rue Greneta.
Le marchand de vins se dépêche de fermer boutique mais sa porte cochère cède sous les coups de crosse, on vide la cour de tout ce qui s'y trouve, tables, planches, barriques. - Voilà une barricade étymologique, s’amuse quelqu’un.

Delahodde réalise que ça fait un moment qu'il n'a pas aperçu Blanqui. Aurait-il été blessé ? Delahodde questionne : - le commandant en chef ? Personne ne sait rien. Delahodde va jusqu’à la barricade qui se construit un peu en arrière, à l’endroit où la rue du Bourg l’Abbé rejoint la rue Greneta ; on n’en sait pas plus. Il y a encore un autre empilement de bric-à-brac à l’autre bout, sur la rue aux Ours, et encore un entre les deux, à l’angle de la rue du Grand-Hurleur. La course folle commencée au début de l'après-midi s'est arrêtée, on se retranche. Pour fixer les soldats ? Pendant ce temps Blanqui donne l'assaut décisif au repaire du tyran ?
Quand Delahodde débouche à nouveau sur la rue Saint-Martin, au terme d’un grand E dont tous les nœuds sont barricadés, quelqu’un lui a dit avoir entendu une discussion très vive entre Barbès et Blanqui : - Ils ne semblaient pas du tout d’accord ; ce n'est pas sûr que l'occupation du quartier obéisse au plan prévu...

Le feu, ça se mange autant que ça se crache, pour charger, on déchire la cartouche avec les dents, on a la bouche noire de poudre ; la détonation vous asperge la joue. On a le nez, les yeux pleins de fumée, le bruit vous remplit les oreilles. La barricade de la rue Greneta vient d'essuyer trente-cinq minutes d’un tir nourri. Le barbu en redingote qu’on prend si facilement pour Barbès est blessé. Deux camarades le portent jusqu’à un troisième étage de la rue de la Chanvrerie [auj. Rambuteau entre Saint-Denis et Mondétour]. Le docteur François Robertet demande des ciseaux pour couper le vêtement, dégager la plaie, le blessé proteste de son accent chantant. Le sectionnaire qui l’a monté le rassure : - T’inquiète pas, je suis tailleur, je te le recoudrai. Le blessé voulait juste dire que ce n’est pas la peine... il sait qu’il n’en a plus pour longtemps... mais il est heureux de mourir pour la cause. Il leur révèle son nom : Benoît Ferrari, chapelier...
Le camarade dévale les marches, retourner au feu, tout de suite, sinon qui sait. Rue Aubry-le-Boucher, la barricade c'est juste les éventaires du marché d'en face qu'ont traversé la rue : les charrettes à bras, les plateaux avec la bouffe encore étalée. Il éclate de rire : une pyramide d’œufs frais, ça c’est un rempart !
Et deux pas plus loin, à la hauteur de la rue Saint-Magloire, des planches de chêne, ferrées comme les portes d’une forteresse : le dessous du camion d'un sieur « Solin », ou « Rolin », - un bras sous le canon d'un fusil masque la première lettre -, « aubergiste ». Peint sur le flanc d’un deuxième camion : « Bourget commissionnaire en roulage ». Quel contraste avec les œufs !

Quand Fournier est tombé rue Planche-Mibray, quelques-uns, voyant la cavalerie de la Garde Municipale arriver de l’Hôtel-de-Ville qu’on croyait défendre, ont remonté la rue Saint-Martin puis, celle-ci sous le feu, tourné dans la rue de Venise. On s’est retrouvé sous les arcades de la Cour Batave. Le Mercure, là-haut, sur le campanile, a sans doute une bonne vision du champ de bataille mais au ras du pavé, c'est moins facile. On choisit au hasard la sortie côté Saint-Denis. On est bien tombé ! Rue Saint Magloire, c’est plus une barricade, c'est un vrai camp retranché. Il y a une banderole sur la devanture d’une pharmacie : AMBULANCE. On entend des chevaux piaffer à l’écurie, l’air a des odeurs de barrique et des fusils dépassent du moindre trou.

Une balle siffle, ce n’était que la première goutte, la grêle de plomb est tout de suite très drue. Ensuite, on ne comprend pas comment elle réussit à redoubler encore ; c’est pourtant le cas. A 7 heures et demie, alors que la nuit tombe, on attend toujours une accalmie.
- On dirait qu'on a toute la garnison de Paris sur le dos. S’il y avait des barricades ailleurs, les troupiers seraient pas tous là ; on est les derniers ?
On lève la tête vers le ciel : - Avec la nouvelle lune, on a des chances par les toits…

            Dans la nuit, Delahodde croise Victor Hugo, qu’il reconnaît, bien qu’il fasse noir comme un four dans la Vieille rue du Temple dont toutes les lanternes sont brisées. Les bivouacs des régiments de ligne ponctuent les boulevards jusqu’à la Madeleine. Place Royale, quatre grands feux encadrent la mairie d'où sort au galop un escadron de hussards. Les pelisses et les dolmans rougeoient devant les flammes.
            « 2 h du matin. Je rentre chez moi, écrit Hugo. Je remarque de loin que le grand feu de bivouac allumé ce soir au coin de la rue Saint-Louis et de la rue de l'Écharpe a disparu. En approchant, je vois un homme accroupi devant la fontaine qui fait tomber l'eau du robinet sur quelque chose. Je regarde. L'homme paraît inquiet. Je reconnais qu'il éteint à la fontaine des bûches à demi consumées puis il les charge sur ses épaules et s'en va. Ce sont les derniers tisons que les troupes ont laissé sur le pavé en quittant leurs bivouacs. En effet il n'y a plus maintenant que quelques tas de cendre rouge. Les soldats sont rentrés dans leurs casernes. L'émeute est finie. Elle aura du moins servi à chauffer un pauvre diable en hiver. »

            Le mardi matin, Delessert fait le point avec Malleval : une trentaine de tués dans la ligne et le double de blessés. Les insurgés comptent 70 morts, une cinquantaine de blessés, dont Barbès (à la tête et à la main). On en a arrêté 700 mais Blanqui comme Martin-Bernard ont échappé au filet.

La boulangerie de Briol est à gauche de la fontaine. Atget. Gallica
            Le premier jour de l’été, rue du Petit-Pont, un fort détachement de cavalerie déboule à grand train : la garde municipale, précédée d’un trompette, entoure un panier à salade : Martin-Bernard a été arrêté au lever du soleil. « Il se cachait depuis six semaine, écrit la presse, chez le boulanger Briol, rue Mouffetard, 26. On savait qu’il était gardé par une compagnie de la Société des Saisons, dont les membres occupaient les alentours de sa maison, prêts à lui donner l’alarme en cas de danger, et à protéger sa fuite, la maison ayant, dit-on, neuf issues différentes… »
            « Martin-Bernard est un homme de haute taille, mince et nerveux ; il a l’air très ferme et très résolu. Il a adressé, dit-on, une lettre à Me Emmanuel Arago, déjà chargé, comme on sait, de la défense de Barbès devant la Cour des pairs. Un supplément d’instruction étant désormais nécessaire, l’ouverture du procès est reportée au 27 juin. » Une cinquantaine de personnes viennent encore d’être arrêtées. Le seul nom que citent les journaux est celui du marchand de vins Jean Charles, à l’angle des rues du Pélican et de Grenelle Saint-Honoré.

  A 12h15, le samedi 29 juin, dans la salle des séances du Luxembourg datant du Directoire [la nouvelle, en construction depuis 1’automne 1836 n’est pas terminée], débute l'interrogatoire de Barbès. Il est le premier, assis à gauche et au premier rang, de la trentaine d'accusés : taille imposante, belle et grave figure, extrême pâleur due sans doute à ses blessures récentes, à la barbe châtain foncé et aux habits noirs. Un mélange d'assurance et de mélancolie...
Aperçu depuis le côté gauche de la tribune du public, il semble encadré par les drapeaux d'Ulm et d'Austerlitz, coiffé par le marbre de la lettre impériale : Sénateurs, Je vous envoie quarante drapeaux conquis par mon armée, etc.
Le président l'interpelle, Barbès se déplie, croise les bras sur sa poitrine :
- « Je ne me lève pas pour répondre à votre interrogatoire ; je ne suis disposé à répondre à aucune de vos questions. Si d'autres que moi n'étaient pas intéressés dans l'affaire ; je ne prendrais pas la parole...  »
La salle des séances, ici en 1820, mais elle était la même en 1839. Gallica

Mais concernant les nombreux prisonniers du 12 mai, explique l'accusé, les citoyens qui avaient été convoqués ce dimanche-là à 3 heures ignoraient tout et croyaient venir assister à une revue. Au lieu de quoi ils se sont vu donner des armes et des ordres; ils ont été entraînés, forcés par une violence morale, à les exécuter.
Sans doute faudrait-il expliquer au président pour le convaincre, ce qu'est une revue des Saisons, il ne doit pas s'en faire une idée bien nette. Le sectionnaire doit toujours être prêt à répondre à l'appel. Pour s'en assurer, les chefs lancent irrégulièrement, à échéance très brève, une convocation générale : au jour dit, dans chaque rue latérale d'une voie longue comme la rue Saint-Honoré, ou le boulevard depuis la Chaussée d'Antin jusqu'à la Bastille, le Dimanche attend à la tête de sa Semaine. Son Juillet vient relever auprès de lui l'état des troupes, et le Printemps auprès des Juillets. L'agent révolutionnaire, enfin, remonte la rue ; à chaque croisement, on lui rend compte. Il peut ainsi se faire une idée de l'effectif réellement et rapidement mobilisable.

            - « Selon moi, continue Barbès, ils sont innocents. Je pense que cette déclaration doit avoir quelque valeur auprès de vous ; car pour mon compte, je ne prétends pas en bénéficier. Je déclare que j'étais l'un des chefs de l'association, je déclare que c'est moi qui ai préparé le combat, qui ai préparé tous les moyens d'exécution ; je déclare que j’y ai pris part, que je me suis battu contre vos troupes... »
Barbès, qui a tout pris sur lui, tient néanmoins à se défendre de l'assassinat du lieutenant Drouineau que l'accusation lui impute comme « commis avec préméditation et guet-apens » :
- « Je le dis pour que mon pays, pour que la France l'entende. C'est là un acte dont je ne suis ni coupable ni capable. Si j'avais tué ce militaire, je l'aurais fait dans un combat à armes égales, avec les chances égales autant que cela se peut dans le combat de la rue, avec un partage égal de champ et de soleil. Je n'ai point assassiné, c'est une calomnie dont on veut flétrir un soldat de la cause du peuple. »

Sur la banquette de serge verte, le compositeur d'imprimerie Martin Bernard, à la gauche de Barbès, presque aussi grand mais blond autant que l’autre est foncé, est maintenant désigné par le président comme un autre chef des Saisons. L'accusé, lui, ne revendique aucun titre, il se borne à dire qu'il ne répondra à aucune question, et il s’y tient effectivement.
Un greffier donne alors lecture de pièces saisies sur lui quand on l'a arrêté, huit jours plus tôt, dans une boulangerie de la rue Mouffetard, en face de la caserne des gardes municipaux, où il avait réussi à se cacher pendant près de six semaines. Martin Bernard y a beaucoup écrit, de nouvelles moutures, semble-t-il, du questionnaire d'adhésion aux Saisons, qui tiennent compte de l'insurrection ratée :
- « Peut-être sommes-nous destinés à succomber encore une fois, et à rejoindre dans la tombe ou dans les cachots de Philippe les martyrs du 12 mai. La mort et la prison ne t'effraient-elles point ? Consulte tes forces. Tu n'hésites pas ? »

Mais surtout, il a introduit dans le cérémonial un véritable manifeste de la société.
« - Question. Dans quel but viens-tu près de nous ? - Réponse. Pour me faire recevoir dans une association dont le but est de renverser par les armes la royauté, et d'y substituer la république.
Question. Dis-nous ce que tu penses de la royauté, et ce que tu entends par la république ? - Réponse. (Comme le récipiendaire ne fait pas toujours une réponse complète à ces deux questions, le citoyen chargé de le recevoir ajoute :) Nous allons en peu de mots, sur ces deux questions, compléter ta pensée et te développer la nôtre :
Le but de l'association est de renverser par les armes la royauté, et d'y substituer la république. C'est le riche qui est tout dans cette société : c'est lui qui fait les lois, qui règle, sans contrôle et sans discussion, les conditions du travail, qui fixe le salaire de l'ouvrier. Et si ce dernier, de guerre lasse, sort parfois de son apathie pour réclamer son droit, pour faire entendre la voix de la justice, on l'emprisonne comme un vil scélérat, on l'appelle populace, canaille, séditieux.
Sur les débris fumants de la royauté et de l'aristocratie, nous voulons établir la république et le règne de l'égalité. Nous voulons renverser tous les privilèges attachés au hasard de la naissance. Nous voulons que tous les hommes aient le droit de manger, c'est-à-dire le droit de travailler, que leur existence, enfin, ne soit pas livrée aux caprices et aux agiotages de quelques monopoleurs industriels qui font à leur gré la hausse et la baisse. Nous voulons substituer l'esprit d'association à l'esprit d'individualisme et d'isolement que les oppresseurs du peuple ont organisé dans la société pour l'exploiter en toute sécurité. L'état devra assurer à tous, sans exception, une éducation commune et gratuite ; car l'instruction est à l'âme ce que le pain est au corps. Sous le gouvernement républicain, tout homme âgé de 21 ans, et qui n'a pas forfait à l'honneur, devra être électeur. Enfin, nous voulons une refonte de fond en comble de l'ordre social. »

Le président est revenu à Barbès qui, devant son insistance, lâche ces mots :
            - « Quant à me défendre devant vous, je vous ai déjà dit que cela ne me convenait pas... Quand l’Indien est vaincu, quand le sort de la guerre l’a fait tomber au pouvoir de son ennemi, il ne songe point à se défendre, il n’a pas recours à de vaines et inutiles paroles : il se résigne et donne sa tête à scalper. Je fais comme l'Indien, moi... je vous livre ma tête. »

            Le 12 juillet, Barbès est condamné à mort. Le lendemain, une marche de plus de 1000 étudiants et ouvriers, en direction du Luxembourg, doit être dispersée par la police. Le même jour, Me Dupont est allé avertir le garde des sceaux qu’un jeune homme ressemblant à Barbès lui a avoué être responsable du meurtre de Drouineau. Mme Augusta Carle, la sœur de Barbès, s’est jetée aux pieds du Roi. Victor Hugo a fait parvenir au souverain cette supplique :
« Par votre ange envolée ainsi qu'une colombe ! 
Par ce royal enfant, doux et frêle roseau ! 
Grâce encore une fois ! grâce au nom de la tombe ! 
Grâce au nom du berceau ! »
source: Gallica
[Il y est fait allusion au décès de Marie d'Orléans, seconde fille de Louis Philippe, sculptrice, élève d'Ary Scheffer, le 6 juin 1839, et à la naissance du fils du dauphin, le 24 août de l'année précédente.] Le roi décide, contre l’avis du conseil des ministres, de commuer la peine en travaux forcés à perpétuité. Le dimanche 14 juillet à 16 heures, Barbès, dans une camisole de force depuis deux jours, comme c’est la règle pour les condamnés à mort, apprend par sa famille la commutation. A 3 heures du matin son fourgon cellulaire part pour le Mont Saint-Michel.

            Le 14 octobre, Blanqui est arrêté à 6 heures et demie du matin alors qu’à l’hôtel Daumont, rue de l’Hôtel de Ville,  il vient de monter sur l’impériale de la voiture publique de la Bourgogne, le dernier, en retard, l’appel étant déjà fait. Quatre agents en civil, assis dans la voiture comme de simples voyageurs, font stopper le postillon et se saisissent de lui. Blanqui tente d’avaler quelque chose mais en est empêché. Cinq membres des Saisons, qui l’avaient accompagné jusque dans la cour des diligences, sont arrêtés : Honoré Breton, imprimeur ; Théodore Winturon, lithographe ; Aristide Bouvet, médecin ; Alexis Dubois, rentier ; Auguste Costis, graveur. Le plan de Blanqui était de gagner Châlons-sur-Saône et d’y prendre le bateau pour Lyon afin de rejoindre la Suisse. La police savait que telle était la destination finale et tous les moyens de transport étaient couverts, aussi bien les bateaux à vapeur vers la Haute Seine que les relais hors des barrières des voitures nombreuses partant vers la Bourgogne.

            A la révolution de février 1848, Lucien Delahodde était démasqué comme un indicateur de police, immatriculé rue de Jérusalem, sous le pseudonyme de ‘Pierre’, depuis 1838.

Trimbaler un chapiteau, quel cirque!


            Le dimanche 10 mars 1839, à 10 heures du matin, pendant que les cloches de Saint-Philippe appellent à l'office, un attelage de douze chevaux et cent cinquante à deux cents hommes qui poussent et qui tirent, ont pour tâche d'amener un chariot lesté de plus de dix tonnes au milieu de la chaussée du Faubourg du Roule, pratiquement à la hauteur de l’actuel hôtel Salomon de Rothschild. C'est l'achèvement de dix-huit mois de travail à la vénérable fonderie des Bourbons mise par le roi des Français à la disposition de MM Soyer et Ingé. Leur atelier du 28, rue des Trois Bornes n'avait de loin pas l'ampleur suffisante pour couler un objet de plus de six mètres de côté. Le chapiteau de fonte, surchargé de bouquets et de drapeaux, qui s'ajoutent aux guirlandes, aux palmes et aux têtes de lion du bronze, commence à s'ébranler très lentement à la sortie de la grand-messe. Les haleurs, qui passeront pour cela de l'avant à l'arrière du convoi, doivent soulager l'attelage en montée et retenir la charge en descente. Avec la rue du Faubourg Saint-Honoré, on commence par le moins facile ; on aura plus de commodité pour la manœuvre, même si la pente y est aussi plus raide, sur les boulevards dont on déroulera ensuite la succession entière jusqu'à la place de la Bastille.
            Un cortège de blouses et de casquettes, mais tout utilitaire, défile ainsi dans le riche faubourg. A mesure qu'il se rapproche du Louvre, les bourgeois qu'il croise, quand Monsieur est avec Madame, se rendent au Salon du Louvre, inauguré une semaine plus tôt. La presse leur a dûment signalé le portrait de la famille royale au grand complet, y compris le comte de Paris nouveau né dans les bras maternels, par Winterhalter, et les cinq tableaux d'Ary Scheffer, dont quatre sur des sujets empruntés à Goethe, empreints de « la sentimentalité mélancolique qui plaît tant aux femmes et aux poètes. » Entre eux, les hommes parlent de politique. Le cabinet Molé, sans majorité depuis deux mois, a réitéré sa démission la veille, tirant la conclusion de l'échec des ministériels aux législatives. Le roi avait tenu fermement les rênes deux années durant par l'intermédiaire de ce gouvernement « inodore », « de laquais », comme on voudra, qui ne comptait aucune figure du Parlement. Cette période semble bel et bien close, encore faudrait-il que la coalition qui a si bien su renverser le ministère soit capable de s’accorder pour en former un nouveau ?
            A l'extrémité de la rue Delamichodière, un cocher a fait stopper son omnibus pour s'assurer que la voie est libre sur le boulevard de la Chaussée d'Antin. Il sait la lenteur du convoi et il ferait éventuellement un détour plutôt que d'avoir à attendre qu'il soit passé. C'est que, de la place du Carrousel, il conduit jusque dans la gare de la rue de Londres les voyageurs pour Saint-Germain. Avec les beaux jours revenus, le train connaît une grande affluence, la terrasse de son terminus détrônant la Petite-Provence bien abritée du bout du jardin des Tuileries. 
Lecture du journal par les Politiques de la Petite Provence au jardin des Tuileries, au 18e siècle. Gallica

            Dans la montée du boulevard Bonne Nouvelle, il est alors 5 heures du soir, un essieu rompt. Le décor a changé du tout au tout, le large boulevard, avec ses quatre rangées d'arbres, est le seul endroit où l'ouvrier peut trouver un peu d'air. Ici haleurs et badauds se ressemblent. Ici chacun peut apporter son grain de sel, pousser à la roue. Il faut quand même deux heures pour réparer sous cette charge énorme. Quand le charriot repart, prudemment, la foule l'accompagne, prête à toute éventualité. Le collier des réverbères à gaz a été allumé entretemps en avant comme en arrière de la marche. Le plat du Château d'eau enfin atteint, tout le monde tourne la tête vers le tas de gravats noircis, à gauche, au débouché de la rue des Marais. Le Diorama, et l'appartement de Daguerre, son inventeur, entièrement détruits par le feu l'avant-veille, ne sont plus que ces ruines calcinées.
            Sur ses quatre roues, le chapiteau, malgré son incroyable lenteur, avance pourtant plus vite que la colonne de Juillet qu'il doit couronner. Depuis bientôt huit ans, elle traîne, l'hommage du roi à ceux qui l'ont porté au pouvoir n'est guère empressé. L'agiotage va autrement plus vite. Boulevard du Crime, comme on appelle l’alignement des théâtres derrière, ici, un cinquième rang d'arbres, tout le monde a ri aux filoutages de Robert Macaire, la caricature du régime. Sa Société du bitume bitumineux ! Son Assurance contre les punaises ! 
              On a dépassé la maison d'où est partie l'avant-dernière tentative de régicide, celle de Fieschi et des sociétaires des Droits de l'Homme, Pépin et Morey, et l'on arrive aux Filles du Calvaire quand un cheval tombe. L'attelage est épuisé. La foule vient à la rescousse, dételle, d'innombrables mains s'intercalent sur le moindre bout de corde entre celles des haleurs. Elle rythme son effort, qui n'en est presque pas un vu son nombre, par la Marseillaise et le Chant du départ : La République nous appelle, Sachons vaincre ou sachons périr, Un Français doit vi-ivre pour el-le, Pour elle un Français doit mourir... 
Attentat de Fieschi, le 28 juillet 1835 alors que Louis-Philippe passe en revue la garde nationale sur le boulevard du Temple, par Eugène Lamy. Wikipedia
            A la hauteur de la rue Saint-Sébastien qui, par le pont sur le canal Saint-Martin, mène rue Saint-Ambroise Popincourt, les ouvriers de Saulnier aîné sont là. C’est leur boîte, au 5 de la rue Saint-Ambroise Popincourt, qui ajuste actuellement les tambours du fût de la colonne et a mis au point pour cela une machine à raboter les métaux sur sept mètres de long.
            Le cortège arrive à la Bastille, il est 10 heures du soir. Une masse impressionnante, – 20 000 personnes écrira le National -, attend déjà autour de la colonne sans tête comme d’ailleurs sans beaucoup de fût. Les chants des arrivants y rencontrent un écho démultiplié : Le peuple souverain s’a-a-avance, Tyrans descendez au cercueil… Le moignon de colonne n’a commencé à dépasser son faux-col de marbre que depuis peu et les premiers tambours de s’ajuster autour des spires de l’escalier qui font leur ossature. Le chapiteau qui arrive a été fondu d’un seul jet mais vu l’état de la colonne, il en a pour un bout de temps à rester posé à côté.
            Trois morceaux de drap rouge ont fait leur apparition, de jeunes ouvriers les nouent au bout de perches. Un groupe assez nombreux repart en sens inverse du cortège, ils crient « Vive la liberté ! Vive la République ! A bas les ministres ! »
            Ils sont peut-être trois cents derrière leurs drapeaux, ils remontent le boulevard en courant, la sortie des théâtres ne les grossit pas. Arrivé à la porte Saint-Denis, le groupe descend, à gauche, cette même rue qui sépare Paris en deux moitiés très inégales, sinon en dimensions du moins en importance : les bourgeois des ouvriers, les électeurs (moins de 15 000 pour les douze arrondissements de Paris et les deux supplémentaires de la Seine) des assujettis, les sociétés en commandite des bras de chemise. A la hauteur de Saint-Magloire, s’apprête à leur couper la route celle que le préfet Rambuteau lance, large et rectiligne, de la pointe Saint-Eustache à la rue de Paradis, au Marais. Les rues tortueuses, expliquent les journaux, avaient été utiles au franc bourgeois qui devait se garder des archers du baron féodal, c’est aujourd’hui exactement le contraire qu’il faut pour couper le pied à l’émeute. [Le 27 septembre 1839, la presse commencera de laisser entendre que la rue sera certainement baptisée du nom du préfet ; ce sera chose faite avec l’ordonnance royale du 15 novembre.]
            Comme le cortège arrive au marché des Innocents, les gardes municipaux du poste de la Lingerie (sur le bord ouest de la place) prennent les armes ; le groupe s’égaille rue Saint-Denis et rue des Déchargeurs. Il se reforme plus bas, traverse le pont au Change. Le poste de la ligne fait une sortie devant le Palais de Justice et une brigade de sergents de ville débouche de la rue de Jérusalem, elle se rue sur les drapeaux rouges. Les porteurs les défendent comme ils peuvent mais se font embarquer et quelques autres avec eux. Ceux qui restent, après le pont Saint-Michel, tournent en direction de la rue Hautefeuille. L’école de dessin gratuite est au bout. Les ouvriers du bâtiment en connaissent le chemin, c’est là qu’ils vont prendre un peu de toisé et de géométrie pour avancer dans leur métier. Et c’est comme ça qu’ils ont côtoyé cette « jeunesse des écoles » assez souvent républicaine en droit et en médecine.
            Ils entrent au Café Dupuytren en criant : « Nous sommes tous des frères, Vive la République ! Les écoles avec nous ! »
            Le lendemain, le quartier est encombré d’uniformes. Des escouades de sergents de ville et des pelotons de garde municipale ont passé la nuit sur la place de l'École de Médecine.
Cette arcade qui faisait partie des bâtiments de la Préfecture de Police fut transportée en ... au Musée Carnavalet ou elle figure comme porte d'entrée sur la rue des Francs-Bourgeois. Gallica

            A l’hôtel de la rue de Jérusalem, Gabriel Delessert, le préfet de police s’installe dans son cabinet à 7 heures et demie précises. Sur sa table, les rapports concernant les évènements de la nuit. Il y a là de quoi en faire inculper quelques-uns pour rébellion par discours et cris proférés dans un lieu public… Pour le reste, tout dépendra de ce qu’on trouvera chez eux. Demander perquisitions domiciliaires. Les principales accusations de voies de fait visent un courtier en librairie de 23 ans…

Mme Merckel allume le feu


            On ne résiste pas, juste pour le fun :
            D’abord, il faut se rappeler que, dans les années 1830, les allumettes ne sont guère auto-allumeuses : tiges enduites de chlorate de potasse et de souffre, on les trempe dans un flaconnet d’amiante imprégnée d’acide sulfurique et elles s’enflamment aussitôt à l’air. Existent également des allumettes par frottement (dites aussi de cuisine), recouvertes de sulfure d’antimoine et de chlorate de potasse. Les unes comme les autres ne sont pas sans danger. Mme Merckel commercialise des boites simples à 10 c., et des mécanismes, comme le magicien tournant sur lui-même et vous présentant une bougie allumée, qui peuvent aller jusqu’à 60 fr. et au delà.
Mme Merckel, en 1858, est passée 7, rue du Petit-Hurleur. Gallica

            Mme Merckel, 34 rue du Bouloy dans la graphie de l’époque (auj. Bouloi), a d’abord eu l’idée, pour le corps des allumettes, de remplacer le bois par une mèche enrobée de cire « et, hâtons-nous de le dire [‘nous’ c’est le SEIN, acronyme qu’on n’invente pas plus que Mme Merckel, pour ‘Société d’Encouragement de l’Industrie Nationale’], la substitution de ces substances n’entraîne pas une augmentation dans le prix net de revient tant la main d’œuvre a pu être réduite par suite de ce changement. »
            Déjà remarquée par le jury de l’Exposition de 1834, « Mme Merckel a, depuis lors, augmenté beaucoup sa fabrication toute spéciale, et une notable partie de ses produits sont vendus pour l’exportation », note celui de 1839, qui lui confirme sa médaille de bronze. Tandis que le SEIN, qui lui attribue une médaille d’argent, assure, pour donner une idée de l’importance de la maison, qu’elle  « dépense 5 à 6 000 fr. et plus par mois pour des ouvriers qu’elle paye 1,5 à 6 fr. par jour ». Un calcul approximatif donne donc un personnel compris entre 35 et 110 personnes pour cette entreprise, qui passe pour la plus importante du secteur, et qui ajoute des ateliers de ferblanterie, de cartonnage, à la fabrication des allumettes  proprement dite. Par comparaison, la fabrique de Joseph Morillon, boulevard de la Chopinette (auj. de la Villette), « où l’on recouvre simplement de mastic les allumettes à friction, occupe de 150 à 200 ouvriers de tout sexe et de tout âge. »

Un jour, il y eut des contemporains


Balade de l’œil sur la toile, aujourd’hui, mais on peut compter sur la persistance rétinienne pour que cette java des pupilles imprègne demain une déambulation in situ. Texte d’une diapo-causette faite à Carnavalet.

Le 2 décembre, c’est en 1804 le sacre, en 1805 Austerlitz et, en 1851, le coup d’Etat de Napoléon III. Mais le 2 décembre 1851 est aussi le jour de parution du 1er roman des Goncourt, qui s’intitule En mille-huit et deux points de suspension : En 18.. C’est enfin la date inaugurale de leur Journal. Jules a 21 ans, Edmond 29 ; c’est Jules qui tient la plume.

« Mais qu'est-ce qu'un coup d'État, qu'est-ce qu'un changement de gouvernement pour des gens qui, le même jour, doivent publier leur premier roman. Or, par une malchance ironique, c'était notre cas.  Le matin donc, lorsque, paresseusement encore, nous rêvions d'éditions, d'éditions à la Dumas père, claquant les portes, entrait bruyamment le cousin Blamont, un ci-devant garde du corps, devenu un conservateur poivre et sel, asthmatique et rageur.  — Nom de Dieu, c'est fait! soufflait-il.  — Quoi, c'est fait ?  — Eh bien, le coup d'État !  — Ah! diable... et notre roman dont la mise en vente doit avoir lieu aujourd'hui !  — Votre roman... un roman... la France se fiche pas mal des romans aujourd'hui, mes gaillards ! ­— et par un geste qui lui était habituel, croisant sa redingote sur le ventre, comme on sangle un ceinturon, il prenait congé de nous, et allait porter la triomphante nouvelle du quartier Notre-Dame-de-Lorette au faubourg Saint-Germain, en tous les logis de sa connaissance encore mal éveillés.  Aussitôt à bas de nos lits, et bien vite, nous étions dans la rue, notre vieille rue Saint-Georges [ils sont au n°43, 3e ét. cour], où déjà le petit hôtel du journal Le National [au n°15bis] était occupé par la troupe... Et dans la rue, de suite nos yeux aux affiches, car égoïstement nous l'avouons, — parmi tout ce papier fraîchement placardé, annonçant la nouvelle troupe, son répertoire, ses exercices, les chefs d'emploi, et la nouvelle adresse du directeur passé de l'Élysée aux Tuileries — nous cherchions la nôtre d'affiche, l'affiche qui devait annoncer à Paris la publication d'En 18.., et apprendre à la France et au monde les noms de deux hommes de lettres de plus : Edmond et Jules de Goncourt.  L'affiche manquait aux murs. Et la raison en était celle-ci : Gerdès, qui se trouvait à la fois — rapprochement singulier — l'imprimeur de la Revue des Deux Mondes et d'En 18.., Gerdès, hanté par l'idée qu'on pouvait interpréter un chapitre politique du livre comme une allusion à l'événement du jour, tout plein, au fond, de méfiance pour ce titre bizarre, incompréhensible, cabalistique, et qui lui semblait cacher un rappel dissimulé du 18 Brumaire, Gerdès, qui manquait d'héroïsme, avait, de son propre mouvement, jeté le paquet d'affiches au feu. »

C’est l’un de ces rares moments où l’histoire et l’histoire littéraire coïncident exactement. A vrai dire un contre-exemple, la preuve de ce que la littérature est politiquement myope. On en a un autre cas aussi saisissant : vingt ans plus tôt, les Poésies de Théophile Gautier, 1ère plaquette d’un versificateur de 19 ans, sont apparues dans une vitrine du passage des Panoramas le 28 juillet 1830, au beau milieu des Trois Glorieuses.
C’est le paradoxe de ce 19ème siècle dont les artistes se sont voulus si résolument modernes, absolument de leur temps, véritablement contemporains.
A côté de ces gaffeurs qui publient à contretemps, le contemporain absolu, c’est Baudelaire. Lui, pendant la révolution de 1848, est sur une barricade, rue de Buci, et rédige au café de la Rotonde, au coin des rues de l’Ecole-de-Médecine et Hautefeuille, en compagnie de Champfleury et Courbet un journal qui s’appelle le Salut public ; lui meurt [à la maison de santé du Dr Duval, 1 rue du Dôme, 16e] en prononçant le nom de Manet et en écoutant du Wagner. Au moment de vérité de la mort, ce qui l’accompagne c’est l’art à la fois contemporain et d’avant garde, puisque c’est celui de Manet, de dix ans son cadet, exclu par les autorités académique, cette même année 1867, de l’Exposition universelle ; et celui de Wagner, de dix ans son aîné, dont le Tannhäuser a été copieusement sifflé à l’Opéra [encore rue Le Peletier] de Paris.

A propos de Baudelaire, 5 ans après la mort du poète, Edmond de Goncourt est chez le peintre Fantin-Latour [8, rue des Beaux-Arts, rdc] :

Lundi 18 mars 1872. « De là, je suis entraîné chez Fantin. Il y a, dans le fond de l'atelier, une immense toile représentant une apothéose réaliste de Baudelaire, de Champfleury, et il y a sur un chevalet une immense toile représentant une apothéose des Parnassiens, apothéose où se trouve au milieu un grand vide, parce que, nous dit le peintre, tel et tel n'ont pas voulu être représentés à côté de confrères, qu'ils traitent de m…, de voleurs.
Au fond une peinture qui a de remarquables qualités, mais manquant un peu de consistance, une peinture comme légèrement voilée par les fumées, qui hantent la tête au rayonnement roux de l'artiste. »

« l’apothéose réaliste », c’est celle-ci :

Hommage à Delacroix, 1864, Fantin-Latour
De g. à d., debout autour d’un portrait de Delacroix : Louis Cordier, Alphonse Legros, Whistler, Edouard Manet, Félix Bracquemond, Albert de Balleroy ; assis : Louis Edmond Duranty, Fantin-Latour, Jules Husson dit Champfleury, Charles Baudelaire.

Il y a sur cette toile des noms pour nous aussi célèbres que Whistler et Manet, qui pour Edmond sont quantité négligeable, tandis qu’il cite Champfleury, qui pour nous est tombé dans l’oubli.
Goncourt parle « d’apothéose réaliste » quand le tableau s’appelle Hommage à Delacroix, le seul peintre moderne que Baudelaire ait placé parmi les Phares de l’humanité, avec ce vers « Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges... » Delacroix qui a pu écrire : « Ce qu’il y a de plus réel pour moi ce sont les illusions que je crée avec ma peinture ». Vous parlez d’un réalisme !

Le duo Baudelaire – Champfleury était déjà réuni sur ce tableau de Courbet :

l'Atelier du peintre (censément celui de la rue Hautefeuille), 1854, Courbet
Y sont assis, côté droit, l’un derrière l’autre, comme en chemin de fer, Courbet et son profil assyrien, Champfleury, le théoricien, et Baudelaire, repris d’un tableau de sept ans antérieur, L’homme à la pipe. Et tant d’autres, qu’il décrit dans une lettre à Champfleury :

« Le tableau est divisé en deux parties. Je suis au milieu peignant. A droite sont les actionnaires, c'est-à-dire les amis, les travailleurs, les amateurs du monde de l’art. A gauche, l’autre monde de la vie triviale, le peuple, la misère, la pauvreté, la richesse, les exploités, les exploiteurs, les gens qui vivent de la mort. Je vais vous énumérer les personnages en commençant par l’extrême gauche.
Au fond de la toile se trouve un juif que j’ai vu en Angleterre, traversant l’activité fébrile des rues de Londres en portant religieusement une cassette sur son bras droit et la couvrant de la main gauche. Il semblait dire, c’est moi qui tient le bon bout. Il avait une figure d’ivoire, une longue barbe, un turban puis une longue robe noire, qui traînait à terre. Derrière lui est un curé d’une figure triomphante avec une trogne rouge. Devant eux est un pauvre petit vieux tout grelin, un ancien républicain de 93 (ce ministre de l’intérieur, par exemple, qui avait fait partie de l’Assemblée quand on a condamné à mort Louis XVI, celui qui suivait encore l’an passé les cours de la Sorbonne), homme de quatre-vingt-dix ans, une besace à la main, vêtu de vieille toile blanche rapiécée, chapeau brancard, il regarde à ses pieds des défroques romantiques (il fait pitié au juif).
Ensuite un chasseur, un faucheur, un hercule, une queue-rouge, un marchand d’habits galons, une femme d’ouvrier, un ouvrier, un croque-mort, une tête de mort dans un journal, une Irlandaise allaitant un enfant, un mannequin. L’irlandaise est encore un produit anglais. J’ai rencontré cette femme dans une rue de Londres, elle avait pour tout vêtement un chapeau en paille noire, un voile vert troué, un châle noir effrangé sous lequel elle portait un enfant nu sous son bras. Le marchand d’habits préside à tout cela, il déploie ses oripeaux à tout ce monde qui prête la plus grande attention, chacun à sa manière. Derrière lui une guitare et un chapeau à plumes au premier plan.
Seconde partie. Puis viens la toile sur mon chevalet, et moi peignant avec le côté assyrien de ma tête. Derrière ma chaise est un modèle de femme nue. Elle est appuyée sur le dossier de ma chaise, me regardant peindre un instant ; ses habits sont à terre en avant du tableau. Puis un chat blanc près de ma chaise. A la suite de cette femme vient Promayet, avec son violon sous le bras, comme il est sur le portrait qu’il m’envoie. Par derrière lui est Bruyas, Cuenot, Buchon, Proudhon (je voudrais bien avoir aussi ce philosophe Proudhon qui est de notre manière de voir, s’il voulait poser j’en serais content ; si vous le voyez, demandez-lui si je peux compter sur lui). Puis vient votre [celui de Champfleury] tour en avant du tableau. Vous êtes assis sur un tabouret, les jambes croisées et un chapeau sur vos genoux. A côté de vous, plus au premier plan encore, est une femme du monde avec son mari, habillée en grand luxe. Puis à l’extrémité à droite assis sur une table d’une jambe seulement est Baudelaire qui lit dans un grand livre. A côté de lui est une négresse qui se regarde dans une glace avec beaucoup de coquetterie. Au fond du tableau, on aperçoit dans l’embrasure d’une fenêtre deux amoureux qui disent des mots d’amour, l’un est assis sur un hamac. Au-dessus de la fenêtre de grandes draperies de serge verte. Il y a encore contre le mur quelques plâtres, un rayon sur lequel il y a une fillette, une lampe, des pots ; puis des toiles retournées, puis un paravent, puis plus rien qu’un grand mur nu. »

Au-dessus de Champfleury, donc, Proudhon, le philosophe, auteur de Du principe de l’art et de sa destination sociale, Proudhon, qui condamne les auteurs romantiques auxquels il reproche de peindre leurs impressions personnelles et non pas celles de la collectivité, mais fait l’éloge de Courbet qui s’est intéressé à ses contemporains et a créé une peinture socialiste avec des toiles comme Les Casseurs de pierre.

C’est tout le problème des écoles, et des groupes d’amis. Ni Proudhon, ni Baudelaire n’ont posé pour Courbet malgré les efforts de Champfleury qui devait les réunir ; de même qu’Edmond Maître n’avait pu réunir Hugo, Gautier, Banville, Leconte de l’Isle qui devaient l’être pour l’Anniversaire, le 50e de la naissance de Baudelaire, qui est le tableau qu’Edmond de Goncourt a vu « sur un chevalet » chez Fantin-Latour.

C’est la différence entre la réunion forcée dans une allégorie et la pose pour une photographie :

Le surréalisme en 1930, Man Ray
Devant l’atelier de Tzara, 15, av. Junot, Man Ray prend le groupe surréaliste dont lui-même, une main sur l’épaule de Dali, (on sent qu’il vient de se replacer après avoir lancé le retardateur), Arp, Eluard, Tanguy, Max Ernst, Breton et Crevel.

Reprenons le Journal des Goncourt : « Lundi 18 mars. (…) De là, je suis entraîné chez Fantin. Il y a, dans le fond de l'atelier, une immense toile représentant une apothéose réaliste de Baudelaire, de Champfleury, et il y a sur un chevalet une immense toile représentant une apothéose des Parnassiens, apothéose où se trouve au milieu un grand vide, parce que, nous dit le peintre, tel et tel n'ont pas voulu être représentés à côté de confrères, qu'ils traitent de m…, de voleurs. »

Ca, c’est dans l’édition parue du vivant d’Edmond. Dans l’édition intégrale, on trouvait : « Je suis entré chez Fantin, le distributeur de gloire aux génies de brasserie. Il y a sur le chevalet une immense toile représentant une apothéose parnassienne de Verlaine, de d’Hervilly, etc., apothéose où il se trouve un grand vide, parce que, nous dit-il naïvement, tel ou tel n’ont pas voulu être représenté, à côté de confrères qu’ils traitent de maquereaux, de voleurs. »


Un coin de table, 1872, Fantin-Latour
Attablés, de g. à d. : Verlaine, Rimbaud, , Léon Valade, Ernest d'Hervilly, Camille Pelletan et le pot de fleurs remplaçant Albert Mérat ; debout : Elzéar Bonnier, Émile Blémont, Jean Aicard.

Ce qui reste du projet d’Anniversaire, c’est le livre que tient d’Hervilly, qui devait être un livre de Baudelaire. En 1891, Edmond fait le choix de ce qu’il publiera de son journal dans le 5e tome, et substitue « une apothéose des Parnassiens » à « une apothéose parnassienne de Verlaine, de d’Hervilly, etc. » C’est l’année où paraissent les Poésies de Rimbaud (les Illuminations sont parues entre temps, en 1886), et l’année de la mort du « voyant ». Rimbaud est pourtant dans le « etc. », il n’existe pas pour l’aîné des Goncourt.
Verlaine en tous cas a posé en chair et en os au 8, rue des Beaux-Arts ; ça a été le prétexte de ses absences quotidiennes du domicile conjugales et le moyen de retrouver clandestinement Rimbaud.

Ces deux tableaux, « l’apothéose réaliste de Baudelaire », et « l’apothéose parnassienne » où Baudelaire n’est plus qu’un souvenir sur une couverture palimpseste, célèbrent au moins leurs contemporains, sont des instantanés de générations, auxquels Fantin-Latour ajoutera, en 1885, celui-ci :

Autour du piano, 1885, Fantin-Latour
De g. à d. : Adolphe Julien, Arthur Boisseau, Emmanuel Chabrier au clavier, Camillle Benoit qui lui tourne les pages, Edmond Maître, Antoine Lascoux, Vincent d’Indy, Amédée Pigeon, tous wagnériens. Chabrier, chef des chœurs aux Concerts Lamoureux [alors au Théâtre du Château-d’eau, 50 rue de Malte], créés pour faire connaître la musique de Wagner, Vincent d’Indy, qui sera le fondateur [en l’église Saint-Gervais] d’une Schola Cantorum, qui aura pour élèves Honegger, Auric, Milhaud.

C’est le moment où toute une génération est devenue wagnérienne et se promène à Paris avec à la boutonnière le cygne blanc de Lohengrin, quand Baudelaire et Gautier étaient presque les seuls, en tous cas les premiers à l’être 25 ans plus tôt.
Le long 19e siècle, celui qui va jusqu’à la guerre de 1914, qui est le premier à s’éprouver contemporain, ponctue son avancée de « photos de classe ». On a eu ainsi, pour en rester au domaine de la musique, 40 ans avant « l’apothéose wagnérienne » ci-dessus, celle des romantiques, dans un regroupement tout d’imagination :

Franz liszt au piano, 1840, Joseph Danhauser
De g. à d. : Dumas, Berlioz ou Hugo, George Sand, Paganini, Rossini, Franz Liszt, Marie d’Agoult en groupie (buste de Beethoven par Anton Dietrich ; portrait de Byron au mur)

On aura bientôt celle du groupe des 6 :

Le groupe des Six, (nom donné par le critique Henri Collet dans Comœdia), 1922, Jacques-Emile Blanche
De g. à d. : Germaine Tailleferre, Darius Milhaud, Arthur Honegger, Jean Wiener qui remplace Louis Durey (celui-ci a quitté le groupe l’année précédente), la pianiste Marcelle Meyer, Francis Poulenc, Georges Auric et Jean Cocteau.
Il y a, chez ces musiciens, un goût prononcé pour la réalité moderne : la locomotive Pacific 231 pour Honegger, en 1923, le Train bleu que cette loco tire jusqu’à la Côte d’Azur pour Milhaud, en 1924 ; sans compter le cinéma : Auric, compositeur de tous les films de Cocteau, de Moulin Rouge (Huston) aussi bien que de la Grande vadrouille ; Honegger du Napoléon d’Abel Gance et de quantité d’autres pellicules ; Milhaud de l’Espoir de Malraux ; Wiener des Bas-Fonds de Renoir ou du Mouchette de Bresson.
Louis Durey sera l’un des fondateurs, en 1849, de l’Association française des musiciens progressistes et mettra en musique Mallarmé, Apollinaire comme Hô Chi Minh et Mao Zé Dong.

L’anti-modèle, c’est l’hémicycle de l’école des Beaux-Arts, de Paul Delaroche, terminé en 1841, et dont on ne voit ci-dessous que 8 des 74 figures de l’Antiquité ou de la Renaissance :

« Un goût décidé pour la réalité moderne », c’était ce que Baudelaire trouvait chez Manet.
"Celui-là serait le peintre, le vrai peintre, qui saurait nous faire voir et comprendre combien nous sommes grands dans nos cravates et nos bottes vernies." in Réflexions sur quelques-uns de mes  contemporains.

Le goût pour la réalité moderne, en peinture, c’est par exemple le fait divers : le Radeau de la Méduse, de Géricault, 1819 ; les Massacres de Scio, de Delacroix, en 1819 ; c’est l’arrachement du corps féminin à sa transfiguration mythologique : la Renommée distribuant des couronnes à l’hémicycle des Beaux-Arts passe très bien, en revanche le Déjeuner sur l’herbe, de Manet, c’est à dire une femme nue « contemporaine » puisqu’elle est au milieu d’hommes habillés de vêtements contemporains, ou l’Olympia du même, c’est à dire une courtisane là où l’on attendait la mère d’Alexandre, voilà qui fait scandale.
Cette fascination pour la réalité va jusqu’au moulage : prétendu : la Femme piquée par un serpent, de Clésinger, ou réel : ceux de Marix (la modèle de la Renommée) par Geoffroy de Chaume.

On ne laissera pas Marix, sans dire qu’elle était l’égérie de Boissard de Boisdenier, le fondateur du club des Haschischins, à l’hôtel de Pimodan (Lauzun ; 17 quai d’Anjou), où viendra, en 1846, un Dr Moreau, médecin aliéniste de Bicêtre, pour y étudier la production de rêves sans sommeil. Soixante-dix ans plus tard, Breton, qui voulait bien considérer d’ailleurs que le surréalisme était la queue du romantisme, donnera aux rêves la place que l’on sait.

L’antithèse de l’hémicycle, c’est celui-ci : toute la société du temps est là :

la Musique aux Tuileries, 1862, Manet
A gauche, au premier plan, Edouard Manet et Albert de Balleroy, debout, Zacharie Astruc, assis, Mme Loubens, une amie de la famille Manet, et l’épouse du commandant Lejosne, en voilette. Derrière Mme Loubens, Baudelaire, de profil, converse avec Théophile Gautier et le baron Taylor. A l’arrière-plan, Aurélien Scholl, Legros, Fantin-Latour, Duranty. Debout à droite, incliné, Eugène Manet ; Offenbach avec son lorgnon à cordon ; l’homme qui salue serait le peintre Charles Monginot. De dos, en haut de forme gris, dépassant tous les autres, Marc Trapadoux, surnommé « le géant vert » à cause d’un pardessus de cette couleur qu’il affectionnait, manteau qui était son bureau, plein de livres et de papiers.

L’école de Manet, Fantin-Latour, bien sûr, l’avait croquée comme les autres :

Un atelier aux Batignolles, 1870, Fantin-Latour
Manet fait le portrait de Zacharie Astruc, devant, de g. à d.: Otto Schölderer, Pierre-Auguste Renoir, Emile Zola, Edmond Maître, Frédéric Bazille, Claude Monet.

Fantin, Edmond l’a qualifié, on l’a vu, de « distributeur de gloire aux génies de brasserie » ; il visait ainsi d’évidence et le café Guerbois [alors 9 Grande-Rue des Batignolles, auj. av. de Clichy] et le groupe de Manet.
On aura remarqué sur la toile la présence de Zola qui, écrivain au milieu des peintres, remplace dans ce rôle le Baudelaire de l’hommage à Delacroix, 8 ans plus tôt. Du goût pour la réalité moderne, du réalisme, donc, à la théorie du reflet, dans son sens presque « réaliste socialiste », il n’y a qu’un pas quand Zola écrit en 1879 : « Aujourd’hui, notre République paraît fondée, et dès lors elle va avoir son expression littéraire. Il doit y avoir accord entre le mouvement social, qui est la cause, et l’expression littéraire, qui est l’effet. Cette expression, selon moi, sera forcément le naturalisme. »

Mais déjà Hugo, en 1830, dans la préface de l’édition d’Hernani qui suivit les premières représentations, écrivait : « Le romantisme n’est, à tout prendre, que le libéralisme en littérature. »

Si l’action d’Hernani se passe au 16e siècle, et que seuls le vocabulaire et la versification en sont modernes, la « théorie du reflet », au théâtre, a un moment saisissant qui est la première de la Vie de Bohême, aux Variétés [7, bd Montmartre]. Le feuilleton a été écrit au jour le jour, et ses héros, ses protagonistes, sont à la fois représentés sur la scène et en chair et en os dans la salle : la scène est véritablement le miroir du parterre où toute la génération parisienne des 25 ans est là.

Le roman, c’est un miroir qu’on promène au long des chemins disait Stendhal, et l’on a eu ainsi, comme en peinture, la littérature de fait divers : le Rouge et le Noir, en 1830 ; Madame Bovary, tirée d’un « incident de la vie bourgeoise », où encore la Sœur Philomène, des Goncourt, tirée d’une anecdote que leur a racontée Bouilhet, et qui a fait entrer, en 1861, l’hôpital dans la littérature.

Mais les choses ne sont jamais simples : au moment où Madame Bovary est jugée pour son réalisme, les Goncourt entendent Gautier et Flaubert s’écharper à propos d’assonances et leur sembler ainsi des « grammairiens du bas-empire ».
La réalité est évidemment multiple, tout dépend de ce que l’on en retient : la musique des mots n’est pas moins réelle que la couleur des choses – et l’on dira d’ailleurs des Goncourt qu’ils ont une conception picturale de la littérature – et la couleur des choses n’est jamais que leur surface.

A la fin du siècle, le symbolisme abandonne le miroir et l’envie de refléter les choses pour celle de les évoquer. Edmond se plaint : il a certes voulu dématérialiser le naturalisme, mais lui a tout de même inventé des personnes vivantes.

En peinture, voilà symbolistes et nabis :

Hommage à Cézanne, 1900, Maurice Denis
Chez Ambroise Vollard, 6 rue Laffitte, autour d’un tableau de Cézanne, se tiennent, de g. à d. :Odilon Redon, Vuillard, le critique d’art Alfred Mellerio, Vollard et Maurice Denis, Seruzier, Ranson, Roussel, Bonnard, Marthe Denis, épouse et muse de l’auteur.

Et c’est ce tableau que l’on retrouvera dans la maison de Gide, que l’on voit ici au milieu des symbolistes littéraires.

La lecture, 1903, Théo Van Rysselberghe
A Saint-Cloud, chez Emile Verhaeren, ce dernier fait la lecture à Felix Le Dantec, Francis Vielé-Griffin, Henri-Edmond Cross, André Gide, à droite, moustache, la tempe contre l’index, Maurice Maeterlinck, les bras croisés sur le dossier du fauteuil de Gide, Félix Feneon, accoudé à la cheminée, Henri Ghéon mais l’on cite aussi Stuart Merrill.

Apollinaire est le dernier d’une longue lignée à pousser le cri de guerre de la modernité, à repousser l’antiquité :
« A la fin tu es las de ce monde ancien
Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine
Ici même les automobiles ont l’air d’être anciennes
Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut
Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux... »


Apollinaire et ses amis, 1909, Marie Laurencin
Au Bateau-Lavoir, lors d'un banquet en l'honneur du Douanier Rousseau, Apollinaire est au milieu de Picasso, Gertrude Stein, Fernande Olivier, des poètes  Marguerite Gillot et Maurice Cremnitz, et Marie Laurencin, à droite, en cygne mauve.

La réalité, le cubisme la met au sens propre dans ses tableaux, avec ces morceaux de journal collés sur la toile, en même temps qu’il en donne tous les plans, qui se recomposent en volume en avant du tableau. D’un autre côté, il réduit le monde à ce qui peut tenir sur la table d’un café : le verre, la carafe, la pipe et le cendrier...


Le banquet Braque, 1917, Marie Vassilieff
Modigliani, devant la porte, vient d’arriver à l’improviste à la « cantine » du 21, av du Maine. Matisse présente la dinde au couteau sacrificiel de Marie Vassilieff, puis viennent Blaise Cendrars avec casque mais sans  bras droit, Picasso, Marcelle, la femme de Braque, couronnée de lauriers comme lui, Walther Halvorsen, Léger en casquette, Max Jacob, Béatrice Hastings, Alfredo Pina, son amant, qui tient un revolver, Braque, le héros du jour, cherchant les bouteilles à tâtons, Gris, et un inconnu.

La territorialisation fait partie de ce goût de la réalité. D’où tu parles ? demanderont des années plus proches de la nôtre. Blaise Cendrars avait écrit dans Panama : « Remy de Gourmont habite au 71 de la rue des Saint-Pères ». La ligne de métro Nord-Sud donne son nom à la revue de Pierre Reverdy le 15 mars 1917, c’est celle qui assure le passage de Montmartre à Montparnasse et du cubisme à l’école de Paris :


Hommage aux amis de Montparnasse, 1960 mais sujet 1920, Marevna Vorobieff
De g. à d. : Diego Rivera, Marevna et leur fille Marika, Ehrenbourg, Soutine, Modigliani, sa femme Jeanne Hébuterne, Max Jacob, Kisling, Zborowski.

Bien sûr, on peut penser que par-delà les querelles esthétiques, théoriques, il y a aussi – peut-être surtout – l’affirmation d’une génération face à ses aînés : « un lot d’adolescents qui se serrent en troupeau de lutteurs » comme l’écrivait Vallès dans son Tableau de Paris. Quand Sartre, au Flore, et devant Simone de Beauvoir, cela va sans dire, qui nous le rapporte, demande à Queneau ce qui lui reste du surréalisme, il répond : « L’impression d’avoir eu une jeunesse. » L’école, fût-elle artistique, est par nature le lieu de la jeunesse.


Le groupe existentialiste devant St-Germain-des-Prés, 1944, Georges Patrix (Emile Binet)
Aux côtés de Paul Boubal, patron du Flore, Boris Vian dont la trompette dépasse, et Jacques Prévert devant le clocher, Raymond Duncan en toge, Jean Genet (calotte de bagnard), Juliette Gréco et Sartre en pastiche de Marie Laurencin et Apollinaire sur la toile du douanier Rousseau.

La jeunesse, Queneau savait que ça ne dure pas, et il écrivait alors pour que Juliette Gréco le chante : « Si tu t’imagines fillette, fillette Kça va kça va kça, Kça va kça va kça, va durer toujours, va durer toujours... ».
Et comme on a commencé avec les Goncourt, on finira avec leur Académie, telle qu’elle se présentait en 1956, ce qui est le plus tardif des portraits de groupe s’il n’est pas sûr que ce soit celui d’une avant-garde. 
 Bernard Buffet, Portrait des académiciens Goncourt, 1956.